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« Le cœur du pays » : pourquoi la perte d’Istanbul est plus qu’une question politique pour Erdoğan

Remporter la capitale économique de la Turquie donnerait au CHP le contrôle d’un budget de 7,5 milliards de dollars, ainsi que des contrats et appels d’offre accordés aux sociétés privilégiées jusqu’à présent par l’AKP
Une affiche électorale géante du président turc Recep Tayyip Erdoğan proclame « Istanbul est une histoire d’amour pour nous » (AFP)
Par Ragip Soylu à ANKARA, Turquie

Le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie, continue de contester son apparente défaite lors de l’élection à la mairie d’Istanbul le mois dernier, même après le rejet par le Conseil électoral supérieur (YSK) de sa demande d’un recomptage complet dans la plupart des circonscriptions de la ville.

Le président turc Recep Tayyip Erdoğan a affirmé que le « crime organisé » au niveau des urnes avait influencé le résultat et suggéré la tenue de nouvelles élections. Son parti a indiqué mardi qu’il pourrait encore contester le résultat de l’élection.

Si elle est confirmée, la victoire d’Ekrem İmamoğlu, candidat du Parti républicain du peuple (CHP), contre Binali Yıldırım, ancien Premier ministre et allié proche du président, marquerait un revers important pour Erdoğan dans la plus grande ville de Turquie, où il a lancé sa propre carrière politique en tant que maire entre 1994 et 1998 et qui est restée sous le contrôle de l’AKP depuis.

Toutefois, au-delà de son importance symbolique en tant que capitale économique et culturelle de la Turquie, la municipalité métropolitaine d’Istanbul (IBB) est également un champ de bataille entre le parti au pouvoir et l’opposition en raison de ses vastes ressources budgétaires et de ses possibilités d’emploi.

Un budget équivalent au ministère de la Défense

Selon les statistiques officielles, le budget consolidé de 2018 pour Istanbul, incluant ses subordonnées, s’élevait à environ 42,6 milliards de livres turques (7,5 milliards de dollars).

Ce chiffre équivaut quasiment au budget d’environ 8 milliards de dollars du ministère turc de la Défense et est supérieur à celui d’autres ministères, notamment le ministère de la Justice, le ministère de la Santé et le ministère des Affaires étrangères.

« Si nous perdons Istanbul, nous perdons la Turquie »

– Recep Tayyip Erdoğan

Le maire actuel d’Istanbul, Mevlüt Uysal, a indiqué en juin dernier que la municipalité et ses subordonnées fournissaient un emploi à plus de 80 000 personnes.

« Si nous perdons Istanbul, nous perdons la Turquie », a pour sa part déclaré Erdoğan.

En tant que maire, ce dernier a acquis une renommée nationale et internationale grâce à plusieurs réalisations appréciées des habitants, notamment une meilleure collecte des déchets et une meilleure qualité de l’air et de l’eau. 

Selon des analystes, Istanbul a été une aubaine pour les cadres au pouvoir de l’AKP et pour les hommes d’affaires sympathisants au cours des quinze dernières années, alors que des appels d’offres et des contrats étaient accordés à des entreprises de construction alliées.

« La municipalité d’Istanbul est un cadre économique qui produit puis alloue d’importantes ressources en capital. Certaines de ses filiales figurent parmi les 500 plus grandes entreprises du pays. Pour l’AKP, perdre Istanbul signifie perdre le cœur du pays », explique Bahadir Özgür, un chroniqueur économique du groupe de presse indépendant Gazete Duvar.  

Affiches d’Erdoğan et Yıldırım sur le pont de Galata (AFP)
Affiches d’Erdoğan et Yıldırım sur le pont de Galata (AFP)

Un rapport interne diffusé par la municipalité d’Istanbul indique que jusqu’en 2018, l’AKP a également accordé environ 150 millions de dollars à des fondations proches du gouvernement.

« Erdoğan a utilisé certaines de ces fondations pour toucher les jeunes électeurs, car des sondages montrent qu’il a perdu leur soutien. Il s’est plaint aussi de ne pas avoir une influence culturelle dans le pays. La perte de la capitale du monde culturel turc ajoutera à ses inquiétudes », déclare à Middle East Eye Nesrin Nas, économiste et ancienne députée.

Yalçın Karatepe, professeur à l’Université d’Ankara, a déclaré aux médias turcs plus tôt ce mois-ci que le pouvoir des autorités municipales de délivrer des permis de zonage et de construire, ainsi que leur contrôle sur l’attribution et l’évaluation des terres, signifiaient en réalité qu’ils supervisaient des projets de développement économique valant des milliards de livres pour les entreprises impliquées.

« Les sociétés qui obtiennent des contrats municipaux commencent, après un certain temps, à apporter un soutien financier au parti politique affilié », a-t-il ajouté.

« Canard boiteux »

Si Ekrem İmamoğlu est confirmé comme prochain maire de la ville plus tard ce mois-ci, un nouveau test l’attend déjà.

L’AKP détient la majorité à l’assemblée provinciale qui a le dernier mot sur les questions budgétaires municipales. Erdoğan lui-même, plus tôt ce mois-ci, a été enregistré en train de qualifier İmamoğlu de « canard boiteux ».

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Dans un communiqué de presse distinct vendredi dernier, Erdoğan a déclaré que la majorité de l’AKP au sein de l’assemblée pourrait agir comme un contrepoids nécessaire face au maire.

« Si le maire n’a pas le soutien de la majorité à l’assemblée, il ne peut pas gérer les commissions comme il le souhaite et ne peut pas adopter le budget », a-t-il rappelé.

Ersin Kalaycıoğlu, professeur à l’Université Sabanci, à Istanbul, a déclaré qu’il était encore possible de gouverner avec succès des grandes villes telles qu’Istanbul et Ankara sans le soutien financier du gouvernement central si le modèle financier approprié et une discipline budgétaire rigoureuse étaient appliqués.

Certaines informations dans les médias turcs ont laissé entendre que le gouvernement était en train de rédiger une nouvelle loi autorisant le président, et non le maire, à décider des grands contrats municipaux.

« Nous savons que la plupart des projets de grande envergure tels que le nouvel aéroport d’Istanbul, le troisième pont d’Istanbul et d’autres ont été entrepris par des entreprises alliées au gouvernement telles que Kalyon, Kolin et Limak », souligne pour sa part l’économiste Nesrin Nas.

La base de données 2018 de la Banque mondiale intitulée « Participation privée dans les infrastructures » classait cinq de ces sociétés parmi les dix premières à avoir obtenu des contrats publics, aux côtés de sociétés américaines et brésiliennes.

Pour le moment, Recep Tayyip Erdoğan semble néanmoins sur le point de perdre l’un des atouts sur lesquels reposent ses 25 années de carrière politique.

« C’était très important pour lui. Maintenant, c’est fini », commente Nesrin Nas.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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