France : « immigration et terrorisme », un amalgame au service de la machine électorale
Après l’attentat qui a coûté la vie à une fonctionnaire de police du commissariat de Rambouillet, près de Paris, le 23 avril, l’extrême droite et une partie de la droite françaises ont reproché au gouvernement de continuer à nier l’existence d’un lien entre immigration et « terrorisme ».
En guise d’argument, les accusateurs ont mis en avant le profil du meurtrier, un homme d’origine tunisienne, Jamel Gorchane, 36 ans, chauffeur-livreur, arrivé en France en 2009 et détenteur d’une carte de séjour depuis décembre 2020.
Marine Le Pen, présidente du Rassemblement national (RN), a déploré, quelques heures après l’attentat, la présence en France d’un homme « qui est resté clandestin durant dix ans » et « qui a été régularisé ».
« Si ce clandestin tunisien avait été expulsé du territoire national, si nos lois avaient été appliquées, cette fonctionnaire de police, mère de deux enfants, aurait eu une vie aujourd’hui. Voilà la triste réalité », a renchéri Jordan Bardella, chef de file du RN en Île-de-France.
La présidente de la région francilienne et cadre du parti Les Républicains, Valérie Pécresse, a également plaidé pour le renvoi sans délai des sans-papiers, sur la base d’un délit « de présence illégale sur le territoire ».
« L’Europe et la France doivent reprendre le contrôle de leurs frontières par la maîtrise des flux migratoires et l’accélération des expulsions des clandestins », a-t-elle préconisé. « Pour lutter contre le terrorisme de manière efficace, il faut cesser de nier le lien entre terrorisme et immigration récente », a-t-elle ajouté.
Les quatre cinquièmes des assaillants, des ressortissants français
Mais ce lien existe-t-il vraiment ? Pour le vérifier, de nombreux médias français ont lancé des opérations de fact checking, avec une liste plus ou moins exhaustive des attentats commis en France cette dernière décennie.
En 2020, le pays a enregistré six attaques à caractère islamiste, dont quatre réalisées par des ressortissants étrangers. La plus retentissante a été la décapitation en octobre de la même année de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, par un jeune refugié tchéchène.
Depuis, le gouvernement s’est embourbé dans une rhétorique alambiquée sur le rapport entre immigration et augmentation des attaques en France.
À la suite de l’attentat de Rambouillet, le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, a dénoncé chez certains politiques de droite un discours de haine « qui consiste à dire qu’immigrés égale terrorisme » et « qui vise à dresser les gens les uns contre les autres ».
Chiffres à l’appui, Laurent Nuñez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, a fait savoir de son côté que les quatre cinquièmes des auteurs d’attentats sur le territoire national depuis 2015 étaient des ressortissants français. « Entre 2014 et 2020, sur les 184 individus impliqués dans 101 projets aboutis, échoués ou déjoués, 40 étaient de nationalité étrangère, soit une proportion de 22 % », a-t-il révélé dans un entretien sur France Inter.
« Ces gens-là seraient allés de toute façon vers le terrorisme islamique. Il y a 30 ou 40 ans, ils auraient trouvé d’autres causes et seraient allés vers d’autres organisations, comme les Brigades rouges, Action directe, la Bande à Baader… »
- Catherine Withol De Wenden, chercheuse au CNRS
Ce qui ne convainc pas forcément le ministre de l’Économie Bruno Le Maire (droite). « Les attentats perpétrés sur le sol français depuis plusieurs mois l’ont été par des personnes immigrées », a-t-il indiqué, plaidant comme Valérie Pécresse pour « la nécessité absolue de mieux contrôler nos frontières ».
Le ministre de l’Intérieur est également de cet avis. Depuis le meurtre de Samuel Paty, Gérald Darmanin s’est donné comme objectif de renvoyer dans leurs pays tous les étrangers radicalisés ou soupçonnés de radicalisation.
Début mai, il a annoncé le retrait du statut de réfugié aux étrangers qui « ont commis des actes répréhensibles liés à la radicalisation ou à l’ordre public ».
Est-ce la solution ? Catherine Withol De Wenden, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste des questions de migrations, estime que le ministre de l’Intérieur se trompe de cible.
« Parmi les terroristes qui ont commis des attentats en France, la plupart sont Français de nationalité. Ils représentent des générations d’individus issus de l’immigration musulmane. Il y a aussi des convertis, comme c’est le cas pour l’attentat qui avait ciblé en 2016 l’église de Saint-Étienne-du- Rouvray », explique-t-elle à Middle East Eye.
Pour esquisser le profil des assaillants, la chercheuse emprunte à Olivier Roy, politologue et enseignant à l’Institut universitaire européen de Florence, la définition suivante : « Nous ne sommes pas face à une radicalisation de l’islam mais face à une islamisation de la radicalité ».
« Ces gens-là seraient allés de toute façon et pour beaucoup de raisons – sociales, psychologiques… – vers le terrorisme islamique. Il y a 30 ou 40 ans, ils auraient trouvé d’autres causes et seraient allés vers d’autres organisations, comme les Brigades rouges, Action directe, la Bande à Baader… Au XIXe siècle, les anarchistes étaient extrêmement violents. Aujourd’hui, l’islamisme comporte une offre de radicalité extrême à des personnes très fragilisées et discriminées », poursuit-elle.
« Se réapproprier la rhétorique de l’extrême droite »
À ses yeux, le lien établi par les politiques entre le terrorisme et l’immigration est non seulement faux mais surjoué à dessein.
« Il y a une volonté d’exploiter des thèmes de l’immigration à des fins électoralistes. Comme l’extrême droite est fortement positionnée pour les prochaines élections régionales, certains vont essayer d’aller à la pêche aux électeurs opposés à la présence en France de populations issues de l’immigration », souligne la politologue.
Vincent Geisser, enseignant à l’Institut des études politiques à Grenoble, la rejoint. « La tendance des partis n’est pas d’établir des contrefaits mais de se réapproprier totalement ou partiellement la rhétorique de l’extrême droite », explique-t-il à MEE.
Dans une étude intitulée « Immigration et terrorisme : ‘’Corrélation magique’’ et instrumentalisation politique », parue en 2020, le sociologue pointe surtout l’ambivalence de la position du gouvernement.
Lors d’une visite à Perthus, près de la frontière espagnole, le 5 novembre 2020, soit quelques jours après l’attentat de la basilique Notre-Dame de Nice, dans le sud de la France, Emmanuel Macron a résumé cette contradiction dans une seule déclaration.
« Il est faux de dire que le problème du terrorisme est réductible au problème de l’immigration. Mais nous serions inefficaces à dire qu’il n’y a pas une part du terrorisme qui peut être lié à une forme d’immigration », a tenté d’expliquer le président en demandant une réforme des lois d’entrée dans l’espace Schengen pour faire face au risque d’attentats.
« C’est un imaginaire qui a traversé des siècles de l’histoire de France. L’État de Vichy, par exemple, accusait la résistance française d’être entre les mains d’étrangers »
- Vincent Geisser, IEP Grenoble
Bien longtemps avant lui, d’autres responsables politiques en France ont agité le spectre du péril étranger.
« C’est un imaginaire qui a traversé des siècles de l’histoire de France. L’État de Vichy, par exemple, accusait la résistance française d’être entre les mains d’étrangers », souligne Vincent Geisser.
Il précise par ailleurs que l’instrumentalisation du lien entre terrorisme et immigration a été réactualisée avec la montée en puissance de l’extrême droite au début des années 1990 et la multiplication des attentats depuis l’affaire Mohamed Merah en 2012, une série d’attentats à Toulouse et Montauban qui avait coûté la vie à trois militaires et quatre civils.
« C’est aussi quelque chose de très présent dans le discours à l’échelle européenne, en Hongrie, en Pologne et en Autriche. En Allemagne, l’opposition de l’extrême droite exploite aussi à des fins populistes l’association immigration et terrorisme », ajoute le politologue.
Pourtant, dans les faits, le lien n’a jamais été vérifié. Au contraire.
Une étude de l’université de Warwick (Royaume-Uni) en 2016 soutient que « l’immigration en général ne contribue pas à la montée du terrorisme, même si les terroristes peuvent infiltrer les flux migratoires ».
L’enquête s’est basée sur les données de la Banque mondiale et de la Global Terrorism Database de l’université de Maryland (États-Unis) pour infirmer le lien de cause à effet.
En France, l’Institut français des études internationales (IFRI) a mené une autre étude en 2018 analysant le profil de 137 personnes condamnées pour des affaires de violence à caractère islamiste entre 2004 et 2017. Il en ressort que 91,5 % sont des Français.
« Le terrorisme qui touche la France est essentiellement national », résume l’enquête. « Les personnes condamnées sont en grande majorité nées en France et ont grandi dans ce pays. »
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