Rassemblement national : le « coup de tonnerre » permanent
C’était il y a tout juste vingt ans. Lionel Jospin, Premier ministre à la tête d’un gouvernement de « gauche plurielle », échouait à hisser son camp au second tour de l’élection présidentielle, devancé à la surprise générale par Jean-Marie Le Pen. Au soir du 21 avril 2002, le candidat défait qualifiait cette percée historique de l’extrême droite de « coup de tonnerre ». La formule condensait l’état de stupéfaction qui venait de gagner le pays. Elle fera date.
Banalisation
Deux décennies plus tard, la présence d’un membre de la dynastie Le Pen au second tour de la présidentielle est devenue banale, presque attendue. La population française semble s’y être résolue et le temps des manifestations géantes de l’entre-deux-tours en 2002 est bel et bien révolu. La stupéfaction a cédé la place à une forme de résignation. Le « coup de tonnerre » est entré dans les mœurs politiques du pays.
Les questions qui auparavant faisaient scandale font maintenant débat
Depuis vingt ans, les idées d’extrême droite se sont en effet installées dans le débat public. Il est désormais presque d’usage de parler de « crise migratoire », de « préférence nationale », voire de « grand remplacement ». Les questions qui auparavant faisaient scandale font maintenant débat. Êtes-vous favorable au port du foulard dans l’espace public ? Pensez-vous qu’il y a trop d’immigrés dans le pays ? Faut-il appliquer la préférence nationale ?
Le Front national (FN)/Rassemblement national (RN), qui n’a pourtant jamais gouverné, a vu ses mesures phares adoptées par les différentes majorités. Le pays s’est médiatiquement et politiquement enfoncé dans la réaction, tandis que le racisme est devenu un puissant levier gouvernemental et électoral. Mais à glisser toujours plus vers l’extrême droite, les gouvernements successifs ont fini par la banaliser, jusqu’à en faire aujourd’hui l’arbitre du jeu politique.
Abstention massive
Les formations qui composent la coalition de gauche (NUPES) ayant affiché leur volonté de former des groupes parlementaires distincts, le RN s’affirme avec 90 députés comme le principal groupe d’opposition dans l’Hémicycle. Mais qu’il s’agisse d’analyser la percée spectaculaire du RN (qui fait dix fois mieux que son score de 2017), l’essoufflement de la majorité présidentielle ou les bons résultats de la NUPES, rien de sérieux ne peut être dit sur ce scrutin si l’on n’évoque pas l’abstention massive qui a marqué ces législatives.
Dès le premier tour, le taux de participation a connu une chute brutale par rapport à celui déjà historiquement bas de la présidentielle. Plus de la majorité des inscrits (auxquels il faudrait ajouter les non-inscrits) n’ont pas participé au scrutin au premier tour. Dans certaines circonscriptions (comme à Marseille ou en Seine-Saint-Denis), le taux d’abstention a pu dépasser les 70 %. Ces chiffres sont restés sensiblement les mêmes au second tour.
Difficile dans ces conditions de tirer des conclusions sur le désaveu subi par Macron, le regain de la gauche ou la vigueur de l’extrême droite. En prenant en compte l’abstention ainsi que les votes blancs et nuls, la majorité présidentielle obtient une majorité relative avec à peine 16,49 % des suffrages valablement exprimés. Suivent la NUPES avec 13,94 % et le RN avec 7,39 %. La représentation nationale n’a jamais aussi mal porté son nom. Parler de « majorité » face à de tels chiffres tient de la fiction agissante.
Un score en trompe-l’œil
Que ce soit en nombre de voix (un peu plus de 3 millions) ou en pourcentage des inscrits (7,39 %), les scores obtenus par le RN demeurent faibles. Présentée comme inédite, la percée de l’extrême droite dont il est question depuis le second tour n’est pourtant pas une anomalie. Ce qui l’était jusque-là, c’était le nombre anormalement bas de députés FN/RN, nombre dû en grande partie au mode de scrutin majoritaire uninominal à deux tours des législatives.
Le RN a pu cette fois bénéficier de circonstances favorables : l’abstention massive, la formation d’une coalition de gauche, l’érosion de la dynamique présidentielle et le refus des candidats de la majorité défaits au premier tour d’appeler à voter pour la NUPES lors des duels qui l’opposaient au RN. Celui-ci a réussi à casser le plafond de verre institutionnel qui l’empêchait d’avoir une représentation à la hauteur de ses scores élevés aux présidentielles.
Mais les idées frontistes avaient depuis longtemps pénétré l’Hémicycle, les programmes des formations politiques ou les lignes éditoriales des grands médias. Au crédit du RN, il ne faut pas seulement mettre son score présent, mais aussi Gérald Darmanin, Gérard Collomb, les obsessions identitaires des chaînes d’information en continu, ou encore un Olivier Faure, premier secrétaire du Parti socialiste, élu député en 2022 sous la bannière de la NUPES, validant sur une radio du service public la thèse du racisme anti-Blancs et affirmant l’existence dans certains quartiers d’une « colonisation à l’envers ».
Cynisme politique
Les effets de dramatisation autour de la menace que représente un RN aux portes du pouvoir manquent ainsi l’essentiel. L’influence de cette formation politique dépasse de loin le simple cadre électoral. Le parti fondé en 1972 par Jean-Marie Le Pen démontre qu’il est possible d’exercer sur la durée une influence significative sur le débat public et la politique conduite sans être au gouvernement ni avoir de groupe parlementaire à l’Assemblée.
L’influence de cette formation politique dépasse de loin le simple cadre électoral
Le FN/RN a toujours fait office d’épouvantail pratique dont se sont allègrement servis les différents partis de gouvernement pour asseoir leurs positions et affaiblir leurs adversaires. En favorisant la médiatisation de Jean-Marie Le Pen et en injectant une dose de proportionnelle lors des législatives de 1986 (qui a permis au FN d’avoir 35 députés), François Mitterrand a instrumentalisé le FN tout au long des années 1980 pour contrer l’opposition de droite.
Au motif qu’il ne faut pas laisser au RN le monopole de certaines questions, des formations politiques se sont mises à braconner sur les terres de l’extrême droite pour lui siphonner ses voix. Rarement les paniques morales autour de l’immigration, de l’« islamogauchisme » ou de la « pensée woke » n’ont été autant agitées qu’au cours du premier quinquennat Macron. Sans surprise, aucun de ces thèmes ne porte sur les grandes orientations économiques.
Reconfiguration néolibérale du débat
Dans le sillage des luttes anticoloniales et anti-impérialistes, des mouvements contestataires des années 1960 qui ont vu l’émergence en Europe et aux États-Unis de problématiques nouvelles et la participation de groupes minoritaires jusque-là exclus du champ politique, des intellectuels conservateurs se sont mis à théoriser une « crise de gouvernabilité », présentée comme porteuse d’une menace existentielle pour la survie même du modèle capitaliste.
Ayant en horreur l’intensité de la vie démocratique – présentée comme une pathologie de l’État moderne –, ces intellectuels ont élaboré différentes stratégies et techniques pour sauvegarder les rapports de production capitalistes et restaurer l’autorité de l’État, selon eux menacés. Un contre-mouvement réussi qui a connu différentes traductions institutionnelles, politiques, sociales et économiques, dont nous sommes à maints égards les contemporains.
Si le néolibéralisme frappe dès l’origine par ses agencements improbables et ses aspects contradictoires, l’étude que lui consacre Grégoire Chamayou permet d’en dégager des invariants : l’interdit fondamental de toucher à l’ordre des inégalités sociales et la répudiation de toute politique de redistribution. L’État néolibéral doit gagner en intensité ce qu’il perd en surface d’intervention, d’où sa dimension autoritaire (qui excède la sphère du pouvoir d’État).
La volonté d’incarner cet État fort se fait notamment par la défense de « valeurs », qui permet d’éluder la question des grandes orientations économiques. C’est dans ce cadre que s’est opéré le déplacement de la conflictualité sociale vers un terrain où la question raciale est centrale, mettant ainsi au centre du jeu politique une extrême droite totalement acquise aux crédos néolibéraux. Un jeu de dupes, en somme, dont le propre est d’être reconduit en permanence.
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