L’État policier, angle mort de la démocratie tunisienne
La trace laissée par le coup de chaussure est encore visible sur le portail. Juste derrière se trouvait, quatre jours auparavant, un adolescent de 15 ans terrorisé.
« Il a enfoncé la porte et il a pris mon enfant », souffle une petite dame à la voix presque inaudible. Cette mère est encore traumatisée.
Ce « il », c’est le policier qui a arrêté son fils. L’interpellation a eu lieu devant chez elle, au Kram-Ouest (banlieue nord de Tunis). L’agent avait le visage dissimulé par une cagoule.
La maman décrit une scène d’enlèvement particulièrement violente : « Le policier l’a attrapé par les cheveux… Mon fils avait les cheveux longs jusqu’aux épaules. D’ailleurs, ils les lui ont coupés aujourd’hui. »
Au moment où elle témoigne, le 19 janvier 2021, l’adolescent est toujours en détention, il vient d’être transféré dans un centre pour mineurs. Sa mère tend un téléphone portable sur lequel s’affiche une photo de ce lycéen à l’allure frêle, le visage encadré par une chevelure noir de jais, légèrement ondulée.
Des mauvais traitements, assure-t-elle, son fils en a vécu d’autres. « Il n’a pas bu pendant trois jours, jusqu’à son arrivée au tribunal. Il n’a aucun moyen de communiquer avec sa famille, en dehors des quelques visites autorisées », précise-t-elle à Middle East Eye.
« Quand il sortira, je l’emmènerai chez un psychologue. Vous n’avez pas idée de l’état dans lequel je l’ai trouvé hier. Il ne va pas bien. Il rit et il pleure en même temps… »
Son fils est accusé d’avoir participé à des affrontements avec la police et d’actes de vandalisme. Au Kram-Ouest, le week-end des 16 et 17 janvier 2021 a été particulièrement agité. Des manifestants, souvent très jeunes, ont jeté des pierres sur les forces de l’ordre, dressé des barrages dans les rues, pour dénoncer la misère qui ronge leur quartier.
Des scènes similaires ont été observées ailleurs dans le pays, où la situation sociale est explosive. Les indicateurs économiques n’étaient déjà pas très reluisants avant la crise sanitaire, le COVID-19 a fait exploser le taux de chômage, qui a bondi à 40,8 % chez les jeunes au premier trimestre 2021.
Entre le 14 et le 20 janvier, des manifestations nocturnes ont eu lieu dans la périphérie de plusieurs villes tunisiennes.
Des arrestations de masse documentées
La police a durement réprimé le mouvement, interpellant un peu moins de 1 000 personnes d’après les sources officielles, 2 000 selon les chiffres de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH). Des arrestations de masse que les organisations de défense des libertés fondamentales ont documentées, répertoriées, levant le voile sur les irrégularités de cette réponse sécuritaire.
La LTDH et Avocats sans frontières (ASF) ont travaillé sur un échantillon différent de dossiers, mais s’accordent sur la proportion de mineurs, qui forment un tiers des interpellés.
Cette machine à broyer les individus ne peut fonctionner sans l’appui du système judiciaire : « Un État policier a aussi à sa disposition la justice », lâche dans un sourire ironique Oumayma Mehdi, coordinatrice du projet « sécurité et droits humains » chez ASF.
Ainsi, selon les défenseurs des droits, tous les maillons de la chaîne pénale ont été mis à contribution pour la répression : impunité pour les policiers qui ont agi en dehors de tout cadre légal, placement systématique en détention par le procureur, procès expéditifs, recours à des charges d’ordre général, priorité donnée aux aveux, des peines prononcées parfois très lourdes.
Une enquête publiée en mars sur le site du média tunisien d’investigation Inkyfada montre qu’une infime minorité des personnes arrêtées ont finalement été jugées. La plupart de ceux qui ont été poursuivis ont par ailleurs obtenu leur acquittement ou ont écopé d’une simple amende.
« Les autorités ont pratiqué une politique d’arrestation et d’intimidation sans forcément avoir de chefs d’accusations suffisants pour condamner les protestataires par la suite », en déduit Inkyfada en se basant sur des chiffres officiels.
Selon les témoignages, ces interpellations présentent une constante dans l’arbitraire : violences, mauvais traitements, torture, violation du droit à un avocat. Certains adolescents ont été enfermés dans un centre de détention de Tunis, Bouchoucha, normalement réservé aux adultes.
Cette réponse répressive à un mouvement de contestation n’est pas une nouveauté en Tunisie.
En 2018, lorsque des manifestations nocturnes avaient éclaté, déjà, au mois de janvier, des centaines de personnes avaient été arrêtées. Plus de 800 selon le bilan fourni par le porte-parole du ministère de l’Intérieur à l’époque.
Dans une tentative de contenir la colère, la même méthode, à une échelle bien plus large, a été mise en œuvre par les autorités en 2021. « Pour faire du chiffre et parce que l’on craint que ça se propage. Le but était de vider les rues, d’arrêter toute personne qui potentiellement pouvait rejoindre les manifestations », analyse Oumayma Mehdi.
« Les autorités ont pratiqué une politique d’arrestation et d’intimidation sans forcément avoir de chefs d’accusations suffisants pour condamner les protestataires par la suite »
- Inkyfada
Le ministère de l’Intérieur n’a jamais répondu à ces mises en cause, mais des témoignages accréditent la thèse d’une action préventive de la police, qui s’est rapidement déployée dans tous les quartiers tenus pour de traditionnels foyers d’agitation sociale.
Aussi, des zones de Tunis, où il n’y a pourtant pas eu de manifestations, ont été le théâtre d’opérations de grande ampleur.
« La police a envoyé des patrouilles dans des quartiers marginalisés qui n’avaient pas connu d’émeutes pour récupérer le premier passant croisé », assure Oumayma Mehdi.
À Bab Souika, des habitants ont fait état d’une activité inhabituelle de la police au mois de janvier, au moment du soulèvement. Des mandats d’arrêt ont alors été lancés contre des dizaines de jeunes hommes de ce faubourg nord de la médina de Tunis.
« Aala baadhou »
Au mois de février, Hamid*, poissonnier de 24 ans, affirme à MEE qu’une soixantaine de personnes sont recherchées dans son quartier. Il en fait partie. Cela fait un mois qu’il ne dort plus chez sa mère, après avoir échappé de peu à une arrestation.
« Les policiers sont venus le soir, ils sont entrés, ils ont fouillé la maison, sans mandat, ils n’ont pas laissé de convocation. » Hamid est accusé d’« émeutes » et de « troubles à l’ordre public ».
Il appartient à un groupe d’ultras de l’Espérance sportive de Tunis (EST), une organisation de supporteurs de l’une des plus grandes équipes de football de la capitale.
Malik*, son frère, la quarantaine, est poursuivi pour les mêmes faits. Après cette violation du domicile familial, il souhaitait obtenir des explications, il a fini par aller au commissariat. Il a été arrêté, les policiers lui ont demandé de signer un procès-verbal où il est écrit qu’il a été interpellé chez sa mère, la veille, à 23 h, après une tentative de fuite.
« Ils voulaient montrer qu’ils avaient fait du bon boulot. En fait, les PV sont déjà prêts, ils mettent la même chose pour tout le monde, il ne reste qu’à renseigner le nom et la date. » Ce jour-là, « il y avait plein de jeunes arrêtés comme moi. Je suis parti trois jours à Bouchoucha. »
Malik est persuadé que les policiers venaient, au départ, chercher son frère mais qu’ils ont fini par l’arrêter parce qu’il a « déjà eu des petits soucis avec eux ». « Pour eux, j’ai la tête dure. »
Amani Bedhefi, coordinatrice de projet à la LTDH, confirme : « Il y a eu des PV pré-rédigés à travers tout le pays. Ça s’est passé au niveau national. Des personnes ont été arrêtées la journée, mais les PV n’ont été remplis que le soir, après le couvre-feu, comme si les policiers venaient de les interpeller pendant les manifestations nocturnes. »
En dialecte tunisien, une expression résume à elle seule cette vague d’arrestations sans précédent qu’a connu le pays : « Aala baadhou » (pêle-mêle), deux mots lancés par un haut gradé de la police le 9 janvier, alors qu’il ordonnait à ses agents d’embarquer une foule de supporteurs de foot en train de manifester contre la direction de leur équipe.
Cinq jours à peine avant le déclenchement des rassemblements nocturnes, 300 fans du Club africain étaient interpellés. Sans distinction. Leur tort : s’être trouvés au mauvais endroit au mauvais moment.
Parmi eux, de nombreux mineurs. Emmenés dans un poste de police et interrogés pendant plusieurs heures, certains ne sont relâchés qu’au beau milieu de la nuit, un couvre-feu sanitaire étant pourtant en vigueur à Tunis.
« Un adolescent, c’est une façon de préparer la suite, de l’effrayer avec la garde-à-vue, la prison, alors qu’il est encore petit. Plus jamais il ne va manifester. Et enfin, tu peux lui faire avouer ce que tu veux, le faire témoigner contre d’autres personnes »
- Hamid, un Tunisien interpellé par la police
Pour Alaa Talbi, directeur exécutif du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), la répression « a commencé à ce moment-là ». « Avec ces supporteurs qui ont été tabassés, torturés, avec l’arrestation de 179 mineurs, avec le non-respect des procédures légales. Il faut normalement appeler le délégué à l’enfance, mettre au courant les familles, il ne faut pas mélanger les mineurs aux autres détenus. »
L’événement a indigné une partie de l’opinion publique et a pu alimenter aussi la colère sociale qui s’est exprimée les jours suivants.
À partir du 14 janvier, la même méthode est utilisée par la police dans les quartiers populaires de plusieurs villes. De nombreux mineurs sont interpellés et cela représente un sérieux avantage, explique Hamid. « C’est une manière de décrédibiliser le mouvement de protestation », dit-il à MEE.
« En plus de ça, réprimer un adolescent, c’est une façon de préparer la suite, de l’effrayer avec la garde-à-vue, la prison, alors qu’il est encore petit. Plus jamais il ne va manifester. Et enfin, tu peux lui faire avouer ce que tu veux, le faire témoigner contre d’autres personnes. »
L’impact psychologique est immense. Au Kram-Ouest, le 17 janvier, un jeune homme brave le couvre-feu de 20 h pour discuter avec ses amis : « Les policiers ont voulu nous faire peur. Ils ont arrêté 64 personnes dans le quartier. » Ce soir-là, il n’y a pas de manifestation et les habitants préfèrent éviter les patrouilles qui quadrillent le secteur.
Un nuage de lacrymo
C’est aussi la crainte de subir des violences qui a décidé les protestataires à lever le pied. Au Kram-Ouest, les coups de matraque et les grenades lacrymogènes tirées à hauteur de visage ont laissé des hématomes sur les corps. La réponse sécuritaire a été particulièrement brutale.
Autre banlieue, mais mêmes histoires. À Ettadhamen, à l’ouest de Tunis, la garde nationale a mobilisé deux véhicules blindés de transport de troupes et un canon à eau, lors du deuxième soir de manifestation.
Rencontré dans la nuit du 17 au 18 janvier, lors des affrontements avec les forces de l’ordre, Nabil*, jeune habitant de cette cité populaire, raconte avoir participé à plusieurs épisodes de contestation.
À Ettadhamen, il y en a eu beaucoup depuis la révolution (2010-2011, 2014, 2016, 2018). Les moyens déployés cette fois n’étaient pas plus importants que les fois précédentes, note-t-il, tout en observant une augmentation du niveau de violence, avec notamment une utilisation plus massive des grenades lacrymogènes.
« [Les policiers] gazaient les rues, mais aussi les maisons, ils ne reculaient devant rien. Les gens n’arrivaient même plus à rester chez eux tellement il y avait de gaz. Les policiers tiraient n’importe comment. Au lieu de viser vers le ciel [de tirer en cloche], ils braquaient leurs armes en direction des manifestants. Beaucoup ont été blessés », raconte Nabil à MEE.
Dans son livre Maintien de l’ordre, le journaliste indépendant David Dufresne reconstitue la réponse sécuritaire lors du soulèvement des banlieues de 2005 en France. Le premier soir, 300 grenades lacrymogènes ont été tirées en quelques heures sur les 900 qui seront utilisées au total par tous les services de police confondus, sur tout le territoire, durant les trois semaines qu’ont duré les événements.
David Dufresne rapporte le témoignage éclairant d’un policier présent ce soir-là à Clichy-sous-Bois : « Le maintien de l’ordre, c’est quoi ? C’est tenir à distance une foule, quitte à la grenader de temps en temps. Or, 300 grenades, cela veut dire qu’on disperse littéralement la foule. On ne la contient plus, on la fait fuir. Et on ne peut plus interpeller quiconque. En fait, on crée un désordre encore plus grand. »
Un passage que complètent les écrits du sociologue Gérard Mauger, cités par David Dufresne : « Emballée par sa propre logique jusqu’à nier l’évidence de sa responsabilité, la violence de l’émeute apparaît comme une réponse au désordre de la police. »
« [Les policiers] gazaient les rues, mais aussi les maisons, ils ne reculaient devant rien. Les gens n’arrivaient même plus à rester chez eux tellement il y avait de gaz. Les policiers tiraient n’importe comment »
- Nabil*, un manifestant
Dans ces conditions, le recours excessif à la force provoque l’effet inverse de ce qui est recherché par les autorités et alimente la contestation.
À Ettadhamen, en janvier, des centaines de grenades lacrymogènes ont été tirées en trois jours. Et quand le mouvement a fini par montrer ses premiers signes d’essoufflement, les policiers ont continué d’intervenir avec la même intensité : « Le dernier jour [de manifestation], ils remontaient l’avenue Ibn Khaldoun, gazaient à droite et à gauche, même s’il n’y avait personne sur le trottoir… »
Le même procédé a pu être observé quelques mois plus tôt, en juin 2020, dans le sud de la Tunisie.
Un précédent, Tataouine
Dans la région de Tataouine, un mouvement local réclame davantage de retombées économiques et sociales de l’exploitation du pétrole.
La réponse du gouvernement a été « très brutale », juge Oumayma Mehdi.
Durant trois jours, la ville était « comme recouverte de brouillard », les grenades lacrymogènes tombaient sans arrêt, des habitants étouffaient chez eux, raconte Awatef Degnish, membre d’Amnesty International Tunisie, citée par Inkyfada.
Un journaliste tunisien, sur place au plus fort des affrontements, décrit des scènes d’une telle violence qu’il a peine à croire qu’elles ont bien lieu dans son pays : « C’était comme en Afghanistan… »
Cinq mois après Tataouine et quelques semaines avant le soulèvement de janvier, le chef du gouvernement apparaît en total décalage avec la réalité du terrain.
Lors d’un discours prononcé au parlement, Hichem Mechichi déclare : « Il n’est pas question que ce gouvernement gère les mouvements protestataires pacifiques en prônant une intervention sécuritaire oppressive et musclée car ceci n’est pas digne d’un État démocrate, civique et tolérant. »
Dans les faits, l’appareil sécuritaire tunisien n’a pourtant cessé de se renforcer au fil des années, toujours mieux préparé à une confrontation avec la population tunisienne.
Casques tout juste sortis de leur emballage, tenues anti-émeute flambant neuves, camions blindés à peine livrés sur lesquels des numéros sont encore inscrits à la craie blanche : en janvier 2021, le ministère de l’Intérieur, dont le chef de gouvernement assure l’intérim, fait étalage de ses dernières livraisons de matériel, à l’occasion de plusieurs rassemblements au cours desquels, dans le centre-ville de Tunis, l’avenue Habib Bourguiba est militarisée, la circulation des voitures et piétons bloquée, les personnes fouillées.
L’artère devient une place forte défendue par la police. Prennent part à ces manifestations des militants de gauche, des activistes et de simples citoyens engagés.
Leur mouvement est antigouvernemental et dénonce les violences policières. Les protestataires les plus aguerris notent l’importance du dispositif sécuritaire déployé et l’impressionnant arsenal dont dispose le ministère de l’Intérieur.
Au cœur de Tunis, face aux caméras de télévision, il n’entre pas en action. Les policiers font preuve d’une retenue inédite. Le 26 janvier, devant le parlement, une militante féministe de 30 ans témoigne à MEE : « J’étais présente à toutes les manif’, même au temps de Ben Ali, on n’a pas vu ça. Franchement. Ça, c’est tout neuf. »
Elle avoue être sortie dans la rue à cause des photos publiées sur les réseaux sociaux des « véhicules » mobilisés lors des manifestations précédentes. Cette démonstration de force a piqué sa « curiosité ».
Le ministère de l’Intérieur a pu profiter de dons dans le cadre de la coopération sécuritaire avec ses partenaires internationaux, les États-Unis, la France, la Turquie comptant parmi les principaux fournisseurs de matériel à la Tunisie.
Pour faciliter les achats, les pays proposent des lignes de crédit, explique Akram Kharief, journaliste indépendant qui anime le site menadefense.net. Le secteur peut compter sur des financements importants.
« L’Intérieur représente le deuxième poste de dépenses après l’éducation [10,85 % du budget de l’État]. Il n’a cessé de progresser entre 2014 et 2016, lorsqu’on a déclaré la guerre au terrorisme », rappelle Selim Kharrat, l’ancien président de l’ONG Al Bawsala, qui promeut la démocratie et les droits humains, et assure le suivi de l’activité parlementaire.
Avec la défense, le secteur de la sécurité pèse pour plus de 20 % dans le budget tunisien de 2020. Ce n’est pas beaucoup moins que le Maroc. Selon Akram Kharief, le royaume consacre 25 % de ses ressources à l’Intérieur et la Défense. Rabat qui dispose pourtant de la 5e armée du continent…
« Il y a eu des ordres »
Comment en est-on arrivé là, dix ans après le déclenchement de la révolution ?
Pour Alaa Talbi, « la version officielle tend à présenter les exactions [des policiers] comme des comportements individuels, alors qu’elles font partie d’une politique. »
Selon lui, les violences sont institutionnelles et dessinent une stratégie voulue, décidée en haut lieu. Alaa Talbi en est persuadé : « Il y a eu des ordres. »
Impossible d’interroger sur ce thème des cadres du ministère de l’Intérieur. La loi de l’omerta y règne, empêchant de connaître précisément le scénario qui s’est noué dans ses coulisses en janvier 2021.
Redouane* est policier et a grandi dans une zone défavorisée de la médina de Tunis. Pendant les manifestations, il a été envoyé ailleurs dans la capitale. Il avoue « comprendre les protestataires ».
« Je n’aime pas faire ça, mais je dois le faire. C’est avec les habitants des quartiers populaires qu’on a fait la révolution, pas avec les hauts cadres qui donnent les ordres… »
En 2011, il a jeté des pierres sur la police, mais a fini par intégrer ses rangs quelques années plus tard. Il refuse de dire quelles furent les directives données par ses chefs lors des interventions auxquelles il a participé contre la vague de contestation sociale du mois de janvier.
« [Le policier] doit exécuter et cela veut dire utiliser la force contre une population dont il fait partie, ce n’est pas ce qu’il a choisi mais il ne peut pas désobéir »
- Redouane*, policier
Pour lui, le policier est face à un dilemme : « Il doit exécuter et cela veut dire utiliser la force contre une population dont il fait partie, ce n’est pas ce qu’il a choisi mais il ne peut pas désobéir. »
Il n’en dira pas plus. Grâce à la loi du silence, les secrets du ministère sont bien gardés. « C’est une boîte fermée dont on ne peut obtenir aucune information », dénonce Oumayma Mehdi. « On ne sait pas combien il y a d’agents des forces de l’ordre, ni combien de directeurs, on n’a pas accès à l’organigramme. »
Le ministère de l’Intérieur ne donne jamais suite aux demandes d’accès à l’information. Cette opacité témoigne, en elle-même, des limites des réformes entreprises depuis la révolution.
Placé sous une chape de plomb à l’époque de Ben Ali, le ministère de l’Intérieur reste un angle mort de la démocratie tunisienne.
Redouane, le policier, résume : « Les visages [des responsables] changent mais le système est presque resté le même. »
Ironie du sort, le mutisme du ministère empêche aujourd’hui de se rendre compte des évolutions qui auraient pu l’affecter depuis 2011.
La chercheuse Ouiem Chettaoui a travaillé sur les politiques publiques et la sécurité. Elle souligne à MEE : « Difficile de savoir quels sont les intérêts, les stratégies du ministère de l’Intérieur, qui ne communique pas beaucoup. On ne peut pas savoir s’il y a une vraie intention de changement depuis 2011. »
Des programmes ont bien vu le jour, depuis la révolution, notamment sous l’impulsion de la communauté internationale et sous la forme de ce que l’on appelle la « réforme du secteur de la sécurité », communément désignée par le sigle « RSS ».
Le concept « promeut un lien intrinsèque entre politiques de développement et sécurité », écrit dans un article Audrey Pluta, doctorante à l’IEP d’Aix-en-Provence, dont la thèse porte sur l’évolution des politiques de sécurité en Tunisie.
Démocratie, transparence, droits humains font partie du vocabulaire de la RSS. Le ministère de l’Intérieur a su se l’approprier après 2011, tandis qu’il était sous le feu des critiques et désireux de redorer son blason.
Les bailleurs internationaux s’en sont aussi saisi pour justifier leur soutien technique et matériel aux forces de sécurité tunisiennes, alors que la menace islamiste armée affolait la rive nord de la Méditerranée.
À partir de 2015, l’Union européenne a conclu une convention de financement avec le ministère de l’Intérieur, « d’appui à la réforme et à la modernisation du secteur de la sécurité », pour 23 millions d’euros.
Comme le prône la RSS, le programme contient des exigences en termes d’État de droit. « Ici, en l’occurrence, la mise en place d’un code de déontologie de la police. De manière peu surprenante, cet aspect du projet rencontre davantage de difficultés, suscitant des réticences tant chez les syndicats qu’auprès des cadres ministériels », analyse Audrey Pluta dans un autre article. Ce code n’a jamais vu le jour.
Une classe politique paralysée
Oumayma Mehdi se montre très critique vis-à-vis de ces programmes, qu’elle accuse de contribuer à « l’oppression » plutôt qu’à l’émergence de pratiques plus vertueuses : « La RSS renforce [l’appareil sécuritaire], ça renforce sa crédibilité, sa légitimité. »
Un lobbying très puissant est à l’œuvre pour propager l’idée d’une « police républicaine », au service du peuple. Expression utilisée par exemple par les syndicats policiers, récents mais très puissants.
Ce pôle anti-réformiste par excellence a adopté le discours de la RSS et s’oppose à toutes poursuites judiciaires contre les forces de l’ordre, favorisant ainsi l’impunité et le statu quo. Un statu quo encouragé par l’instabilité politique
Selon Ouiem Chettaoui, « il y a eu beaucoup d’interruptions, la succession de beaucoup de ministres et aucun d’entre eux n’a voulu exprimer clairement la volonté de l’État ».
Alors que le pays traverse actuellement une crise de gouvernance profonde, avec un président de la République, un premier ministre et un président du Parlement en concurrence pour le leadership institutionnel, l’appareil sécuritaire a le champ libre.
Il apparaît comme le dernier rempart d’un État démuni. Pour Alaa Talbi, cette répression est un aveu de faiblesse. « Cela revient à dire ‘’on n’a pas d’autre solution à proposer’’. »
La classe politique est restée comme paralysée, se contentant d’afficher son soutien aux forces de l’ordre. Tandis que le mouvement de protestation rejetait toute logique partisane, que s’exprimaient en son sein des idées antiparlementaires, « même les partis d’opposition n’ont pas réussi à se positionner », constate Oumayma Mehdi.
Ces derniers ont d’ailleurs largement contribué au maintien de l’État policier, dans le but de défendre leurs intérêts : « Tous les partis confondus ont voulu se rapprocher du ministère de l’Intérieur. »
Pas seulement Ennahdha, le parti islamo-conservateur, mais « les partis de gauche » aussi, estime-t-elle.
« On a une quasi-absence de réforme de deux secteurs qui ont fait la longévité de Ben Ali, l’Intérieur et la Justice », explique Selim Kharrat. « Rien n’a été fait sur deux chantiers prioritaires, ce qu’on vit aujourd’hui est la conséquence de l’absence de réforme. »
Il y voit l’une des plus graves menaces qui pèsent aujourd’hui sur la transition démocratique.
Jusqu’à la publication de cet article, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite à nos demandes d’interview.
* Les prénoms ont été changés pour préserver la sécurité des personnes interrogées.
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