Égypte : Sissi a gâché l’occasion de se réconcilier avec les Frères musulmans
Lundi 14 juin, la plus haute juridiction d’appel d’Égypte a confirmé les condamnations à mort de douze membres des Frères musulmans, dont deux hauts dirigeants.
Les Frères musulmans ont été chassés de la vie politique et publique à la suite d’un coup d’État militaire en 2013, peu de temps après leur victoire lors des élections libres et équitables qui ont suivi le soulèvement démocratique survenu en 2011 en Égypte.
Le parti politique des Frères musulmans a ensuite été interdit, le groupe a été désigné en tant qu’organisation terroriste et plusieurs milliers de ses membres et sympathisants ont été, soit tués dans des massacres, soit arrêtés pour avoir protesté contre le coup d’État.
La décision prise lundi dernier par le tribunal a été largement condamnée par les groupes de défense des droits de l’homme, qui ont souligné l’absurdité du procès collectif de 2018 qui a donné lieu aux condamnations à mort initiales.
Les hommes ont été reconnus coupables d’actes de violence sur les places Rabia et al-Nahda, principaux sites des protestations contre le coup d’État.
L’absurdité du procès de 2018 n’a pas échappé aux groupes de défense des droits de l’homme et aux analystes politiques, qui ont souligné que les principaux instigateurs et auteurs des violences d’août 2013 étaient les forces de sécurité égyptiennes – et non les manifestants égyptiens.
En une seule journée, le 14 août 2013, un millier de manifestants égyptiens protestant contre le coup d’État ont été tués par les forces de sécurité sur les places Rabia et al-Nahda.
Selon les conclusions d’une enquête menée pendant un an par Human Rights Watch, les protestations contre le coup d’État dirigées par les Frères musulmans étaient « en grande majorité pacifiques » et les forces de sécurité pourraient avoir employé la stratégie du « tirer pour tuer » contre des manifestants non armés lors d’un massacre ordonné par les « plus hautes sphères » du gouvernement égyptien.
Un « outil de répression »
Le verdict qui confirme les condamnations à mort prononcées à l’encontre de victimes manifestes de violences, met en évidence plusieurs choses.
Premièrement, il démontre une fois de plus l’emprise du plus haut dirigeant du pays, le président Abdel Fattah al-Sissi, sur le système judiciaire égyptien.
La Commission internationale de juristes a qualifié le système judiciaire égyptien d’« outil de répression » et ce dernier a également fait l’objet de condamnations à grande échelle de la part , entre autres, des Nations unies, de Human Rights Watch et d’Amnesty International.
Deuxièmement, le récent verdict ferme la porte, du moins pour le moment, à toute possibilité de réconciliation nationale en Égypte. Au contraire, il laisse entendre que le régime est prêt à camper sur ses positions sur le long terme.
Le régime de Sissi, toujours confronté aux contrecoups d’un mouvement de protestation antigouvernemental de petite ampleur mais efficace mené par l’homme d’affaires en exil Mohamed Ali, ainsi que des efforts désastreux déployés pour contenir la crise du barrage du Nil et combattre la pandémie de COVID-19, continue de ressentir une pression politique et au moins un certain niveau de menace politique.
Sissi a manifestement déterminé que les Frères musulmans représentaient une trop grande menace pour qu’il leur accorde une ouverture aussi minime qu’une libération de prisonniers à petite échelle.
Troisièmement, le jugement met en lumière des différences essentielles entre les calculs de Sissi en matière de politique intérieure et de politique étrangère. Depuis le début de l’année, le régime égyptien s’est engagé dans des initiatives de diplomatie régionale jusqu’alors inconcevables avec trois entités qu’il a toujours accusées de faire partie d’un réseau terroriste régional déterminé à détruire l’Égypte : le Qatar, la Turquie et le Hamas.
En janvier, l’Égypte ainsi que l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn ont accepté de mettre fin au blocus imposé pendant quatre ans au Qatar.
Sissi et l’émir du Qatar devraient se rendre mutuellement visite au cours de l’été. Alors que le Qatar jouera un rôle clé dans les négociations menées au nom de l’Égypte dans la crise du barrage du Nil, le ministre égyptien des Affaires étrangères est récemment apparu sur Al Jazeera, la chaîne établie au Qatar que son ministère avait précédemment coupée et accusée d’être alliée aux terroristes.
En mai, l’Égypte a fait progresser un rapprochement avec la Turquie, une nation qu’elle accusait depuis longtemps de parrainer le terrorisme et d’être un refuge pour les Frères musulmans, que l’Égypte considère comme une organisation terroriste depuis 2013.
En juin, le gouvernement égyptien a organisé une rencontre cordiale avec des dirigeants du Hamas, désigné en tant qu’organisation terroriste par un tribunal égyptien en 2015 et accusé de mener des attaques meurtrières sur le territoire égyptien.
À première vue, ce changement soudain de politique semble choquant. En réalité, ce n’était qu’une question de temps avant que des revirements de ce type ne soient devenus nécessaires.
Trouver un terrain d’entente
L’Égypte reçoit ses directives en matière de politique étrangère auprès de ses chefs et financeurs du Golfe, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
L’axe saoudien n’a pas été en mesure de tirer parti de la présidence de Trump aux États-Unis comme il s’y attendait, tandis que les batailles contre le Qatar, la Turquie et le Hamas ont été coûteuses et ne se sont pas déroulées comme prévu.
Lorsqu’ils ont compris que la présidence de Trump arrivait à son terme, cet axe et l’Égypte en particulier ont dû se rendre à l’évidence : entretenir des relations avec le Qatar, la Turquie et le Hamas serait moins coûteux que de les combattre.
Chaque pays de l’axe peut désormais recalibrer sa politique étrangère en fonction de sa propre dynamique interne.
Dans le cas de l’Égypte, elle peut désormais cesser de prétendre que la Turquie, le Qatar et le Hamas sont des entités terroristes ou font partie d’un réseau mondial organisé des Frères musulmans.
Lorsqu’ils ont compris que la présidence de Trump arrivait à son terme, cet axe et l’Égypte en particulier ont dû se rendre à l’évidence : entretenir des relations avec le Qatar, la Turquie et le Hamas serait moins coûteux que de les combattre
Les conséquences futures de ces changements diplomatiques pour la politique étrangère de l’Égypte sont significatives, directes et assez simples à comprendre. Les implications pour la politique intérieure de l’Égypte le sont peut-être moins.
Les percées diplomatiques mentionnées plus haut ainsi que l’accent mis par le gouvernement américain sur les droits de l’homme dans la région arabe ont amené de nombreux observateurs – y compris moi – à penser que le moment était venu de procéder au moins à une réconciliation à petite échelle entre le régime égyptien et les Frères musulmans.
En réalité, l’évolution de l’environnement politique a donné l’impression que ce n’était peut-être qu’une question de temps avant que le régime de Sissi n’accède aux revendications des groupes de défense des droits de l’homme en libérant certains membres clés et âgés des Frères musulmans.
Si l’Égypte est prête à faire la paix avec les alliés des Frères musulmans dans la région, y compris ceux qu’elle considère officiellement comme des terroristes, n’est-il pas plus logique que le régime de Sissi trouve un terrain d’entente avec les Frères musulmans d’Égypte ?
Après tout, une réconciliation avec les Frères musulmans ne coûterait pas grand-chose au régime – tout ce que l’on pouvait attendre était la libération de prisonniers pour la plupart âgés et politiquement impuissants.
Compte tenu du cadre juridique que le régime a créé depuis le coup d’État, Sissi semble avoir peu de raisons de s’inquiéter, en particulier si les prisonniers libérés acceptent de rester en dehors de la vie publique, comme d’autres avant eux.
De plus, il n’y aurait probablement eu aucune réaction de la part de la population ou des médias égyptiens.
Le régime égyptien contrôle dans les faits le discours public, comme en témoigne sa récente orchestration d’un climat plus ou moins festif dans le contexte de la relance des liens diplomatiques avec la Turquie, le Qatar et le Hamas, des entités auparavant condamnées par les médias égyptiens comme étant des ennemis mortels.
En revanche, les avantages pour le régime auraient pu s’avérer significatifs. Au minimum, l’Égypte aurait marqué des points auprès de l’administration Biden et des groupes de défense des droits de l’homme. Plus concrètement, Sissi aurait pu se présenter comme un personnage bienveillant, prêt à pardonner même aux rivaux politiques qu’il hait le plus.
Un tel événement n’aurait pas été le signe d’un virage démocratique opéré par l’Égypte, le pays étant trop embourbé dans l’autoritarisme pour alimenter de telles illusions. Mais la libération de prisonniers aurait au moins soulagé les prisonniers politiques, leurs familles et les défenseurs des droits de l’homme.
Cela aurait également pu ouvrir la voie au retour au pays de certaines figures médiatiques, universitaires, juridiques et politiques égyptiennes actuellement en exil en Turquie et au Qatar. Il semblerait néanmoins qu’une telle démarche ne soit plus imaginable, ni même possible, du moins à court terme.
- Mohamad Elmasry est professeur d’études culturelles et des médias à l’Institut d’études supérieures de Doha.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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