Au Liban, les pénuries et le rationnement font partie du quotidien
Sami Rizk n’est pas homme à s’inquiéter facilement. Or le directeur du Lebanese American University Medical Center – Rizk Hospital (LAUMC-RH) paraît craindre le pire : dans quelques semaines, son établissement de 250 lits, l’un des plus importants de la capitale libanaise, pourrait fermer. Raison invoquée : les pénuries de plus en plus fréquentes auxquelles il fait face.
« Nous n’avons plus de kits de réactifs de laboratoire pour réaliser des analyses. Ce qui nous a contraints à ne plus accepter les malades externes depuis début juin. On manque aussi de produits de contraste pour l’imagerie médicale ainsi que d’anesthésiants, sans lesquels aucune intervention chirurgicale ne peut être planifiée », témoigne-t-il à MEE.
« Notre stock actuel nous permet de survivre quelques semaines tout au plus. Quant aux filtres de dialyse, leur nombre est au plus bas. Or, sans dialyses hebdomadaires, les 4 000 patients qui vivent au Liban avec une insuffisance rénale chronique mourront à coup sûr », ajoute-t-il, avant d’appeler la communauté internationale à réagir.
La crise économique s’aggrave au Liban. Depuis 2019, le PIB s’est contracté de 40 % ; la valeur de la livre libanaise a été divisée par neuf par rapport au dollar. Quant à l’inflation, elle a atteint 157 % sur un an et culmine à 400 % pour les seuls produits alimentaires. Sans surprise, le taux de pauvreté a explosé, passant en l’espace de dix-huit mois de 25 % à plus de 50 % selon la Banque mondiale.
Une situation catastrophique qui a poussé l’institution à classer la crise libanaise parmi les trois plus graves que l’humanité ait connues depuis le XIXe siècle.
Fin des subventions
« C’est une crise humanitaire », martèle Maya Ibrahimchah, fondatrice de l’ONG Beit El Baraka à MEE. Son association vient désormais en aide à quelque 226 000 personnes. « On ne trouve plus de lait infantile par exemple. À défaut, des mères donnent l’eau de cuisson du riz. Mais cela met en danger le développement futur des nourrissons. Qui aurait pu imaginer cela il y a un an seulement au Liban ? », s’interroge-t-elle.
« Notre stock actuel nous permet de survivre quelques semaines tout au plus. […] Or, sans dialyses hebdomadaires, les 4 000 patients qui vivent au Liban avec une insuffisance rénale chronique mourront à coup sûr »
- Sami Rizk, directeur d’un centre hospitalier
Les pénuries croissantes sont le signe de la fin progressive du mécanisme de subventions que la Banque du Liban (BDL) avait mis en place sur un ensemble de biens de consommation à la demande du gouvernement. L’essence, la farine ou les médicaments étaient ainsi en partie financés par l’institution afin d’atténuer les effets les plus délétères de la crise.
« Aucun parti politique ne veut porter la responsabilité de mesures impopulaires à prendre. Dès lors, le ‘’sale boulot’’ est principalement laissé à l’appréciation de la banque centrale, qui a choisi de faire payer à l’ensemble de la population le gros de l’ajustement », fait valoir un analyste, chroniqueur d’un quotidien libanais, qui préfère rester anonyme.
« Le système de subventions est la réponse sociale que la BDL a trouvée afin d’éviter une explosion sociale généralisée en l’absence de décision des pouvoirs publiques. Le mécanisme a toutefois été mal préparé et, surtout, s’est révélé relativement inefficace », relève-t-il.
Selon cet expert, les catégories les plus pauvres de la population libanaise ne recevraient en valeur qu’un tiers environ des subventions, le reste irait aux franges les plus aisées ou alimenterait la contrebande à destination des pays limitrophes, particulièrement la Syrie et l’Irak.
Stocks vides
Mais les caisses de la banque centrale, à qui ces subventions coûtent environ 7 milliards de dollars par an, sont quasiment vides.
« Depuis le début de l’année, les autorisations de transferts de devises que la BDL accorde en ce qui concerne les produits subventionnés se sont considérablement ralenties », indique à MEE Pierre Farah, patron d’Intermedic, un distributeur de produits médicaux.
« Aucun parti politique ne veut porter la responsabilité de mesures impopulaires à prendre. Dès lors, le ‘’sale boulot’’ est principalement laissé à l’appréciation de la banque centrale, qui a choisi de faire payer à l’ensemble de la population le gros de l’ajustement »
- Un analyste et chroniqueur d’un quotidien libanais
Ce qu’il peine à reconnaître cependant, c’est que des distributeurs ont aussi cessé d’alimenter le marché alors qu’ils avaient des stocks disponibles, ne sachant pas quel en serait le coût de remplacement.
« Nous ne pouvons pas, en effet, distribuer les marchandises en stock si nous ne savons pas à quel prix les vendre, le tarif dépendant du maintien – ou non – des subventions », explique-t-il.
« La liste des produits que la BDL continue de financer a été réduite de 50 % environ. Mais on ignore quel produit est concerné. Nos demandes de subventions passent donc désormais par le ministère de la Santé, qui décide. S’il s’agit effectivement de produits de première nécessité, la banque centrale débloque les fonds », précise le directeur d’Intermedic, qui assure avoir aujourd’hui un à deux mois de matériel médical disponible tout au plus.
Les difficultés des hôpitaux ne sont qu’un exemple parmi tant d’autres. De plus en plus, les Libanais apprennent à vivre au rythme des rationnements. Les médicaments se font aussi extrêmement rares – des pharmacies ont même fermé – et les « appels à l’aide » pour rapporter de l’étranger des traitements désormais introuvables au Liban se multiplient sur les réseaux sociaux.
« J’ai pleuré d’humiliation »
Mais ce qui fait gronder la colère des Libanais, c’est le rationnement du carburant. Chaque, jour des embouteillages monstres se forment autour des stations-services.
« La dernière fois, j’ai patienté deux heures aux pompes. Quand mon tour est arrivé, le garagiste m’a dit : ‘’désolé, on n’a plus d’essence ; on ferme.’’ J’ai pleuré d’humiliation », raconte la jeune stagiaire d’un cabinet d’avocats installé à Beyrouth.
D’autres en viennent aux mains, voire sortent les armes. À Bebnine, dans la banlieue misérable de Tripoli, la grande ville du nord, un jeune employé a ainsi été tué parce qu’il refusait de faire le plein à un automobiliste. Selon le président du syndicat des propriétaires de stations-services, 140 d’entre eux refusent désormais d’être réapprovisionnés, préférant fermer plutôt que de faire face aux réactions de leur clients, chaque jour un peu plus violentes.
Traduction : « #Liban Une fusillade éclate dans une station-service Total à Beyrouth en raison d’une pénurie de carburant, alors que le pays est à court de carburant. »
« C’est comme en Syrie », déplore Samir, professeur d’une école publique, alors qu’il rentre chez lui dans le Akkar, la région à majorité sunnite frontalière de la Syrie. Lui a encore les moyens de recourir aux vendeurs à la sauvette, installés tous les 200 mètres sur cette portion de route. Il lui faut payer tout de même le double du prix imposé par l’État. « Quelle autre solution ai-je ? », s’énerve-t-il.
Pour ce représentant de la petite classe moyenne, dont le salaire équivaut à moins de 200 à 250 dollars par mois maintenant, l’humiliation est d’autant plus violente qu’il voit depuis sa maison, située dans le village de Kobeiyat, les camions chargés d’essence ou de mazout subventionné, destiné normalement aux Libanais, prendre la route en direction du Hermel et des montagnes qui bordent la frontière libano-syrienne.
« Pour nous, cela ne fait pas de doute : ces camions, qui appartiennent souvent à des Libanais, passent en Syrie avec la complicité des forces sur le terrain [en premier lieu les tribus chiites du Hermel bénéficiant de la protection du Hezbollah et d’Amal] », ajoute-t-il.
« L’essence ou le mazout sont revendus en Syrie », affirme-t-il. « On avait mis des blocs de béton pour les empêcher de traverser. Mais l’armée est venue nous voir et nous a demandé de les enlever. ‘’Vous ne voulez pas avoir de problèmes avec les partis impliqués’’, nous ont dit les militaires… On a donc enlevé les plots », dit-il, très amer.
Pour les militaires libanais, garantir la paix entre régions et confessions s’avère en effet une mission presque plus importante que la sécurité des frontières en cette période de grave crise économique.
L’armée, qui mène malgré tout des opérations coup-de-poing contre les contrebandiers, n’arrive pas à endiguer la noria ininterrompue des camions, la frontière entre les deux pays étant très difficile à garder.
Le fait que la population soit confrontée à des pénuries de plus en plus importantes ne change rien à l’inaction de la classe politique : depuis la démission du Premier ministre, Hassan Diab, au lendemain de l’explosion au port de Beyrouth en août 2020, les différents partis libanais ne se sont toujours pas entendus sur la formation d’un gouvernement.
Pour remplacer le système des subventions en fin de parcours, le Parlement planche malgré tout sur une allocation mensuelle qui serait calculée en fonction du nombre de personnes dans chaque foyer. En théorie, elle devrait cibler 75 % des familles libanaises.
Cependant, faute de financement et de bases de données fiables, l’initiative semble mort-née. Et ce d’autant qu’elle laisse de côté de nombreux acteurs, comme les entreprises privées ou des institutions publiques (écoles, hôpitaux, etc.) dont les besoins en carburant pour alimenter les générateurs sont exponentiels vu l’augmentation des coupures de courant.
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