Liban : le gouvernement Mikati face à des défis « herculéens »
Le nouveau gouvernement libanais, formé après treize mois de vide, a tenu lundi sa première réunion pour se pencher sur les tâches colossales qui l’attendent dans un pays en plein effondrement économique depuis deux ans.
La séance a débuté à 11 h au palais présidentiel, en présence du président Michel Aoun et du Premier ministre Najib Mikati.
La nouvelle équipe, composée de 24 ministres et dont la formation était une condition pour toute aide internationale, a vu le jour à l’issue d’interminables tractations politiques entre les partis au pouvoir, largement discrédités auprès de la population.
« Le gouvernement de la confiance [quasi] impossible », a ainsi titré le quotidien arabophone Al-Akhbar, proche du parti chiite Hezbollah.
Les craintes unanimes exprimées dans les médias, sur les réseaux sociaux et par certains experts portent notamment sur la capacité du nouveau gouvernement à redresser une économie plus que jamais aux abois et sur sa marge de manœuvre en matière de réformes.
Rien de nouveau ?
Et de se demander quels changements pourrait réellement apporter cette équipe, choisie par les « barons » issus des différentes communautés qui gèrent le pays depuis des décennies et dont les politiques clientélistes et les soupçons de corruption sont considérées comme à l’origine de l’effondrement économique du pays.
« Gouvernement […] du nitrate, de la stérilité politique et de la corruption consensuelle », déplore une internaute sur Facebook, en allusion à l’explosion gigantesque en août 2020 au port de Beyrouth, due au stockage sans mesure de précaution d’énormes quantités de nitrate d’amonium.
« Ce sont les cuisiniers eux-mêmes qui ont formé le gouvernement. Sont-ils donc capables de fournir un nouveau repas ? »
- Samir Nader, chercheur
L’explosion qui a fait plus de 200 morts, des milliers de blessés et ravagé des quartiers entiers de la capitale avait été largement imputée à l’incurie de la classe dirigeante.
C’est d’ailleurs quelques jours plus tard que le gouvernement dirigé par Hassan Diab avait démissionné, devant le tollé général.
« Ce sont les cuisiniers eux-mêmes qui ont formé le gouvernement. Sont-ils donc capables de fournir un nouveau repas ? La vraie crainte est que le modus operandi ne puisse rien produire de nouveau », renchérit de son côté à l’AFP le chercheur Sami Nader.
D’autant plus que, comme le souligne en une le quotidien francophone L’Orient-Le Jour, la tâche du gouvernement s’avère « herculéenne ».
« La première priorité du gouvernement sera d’endiguer l’effondrement [économique] », souligne Maha Yahya, directrice du centre Carnegie au Moyen-Orient.
À cette fin, une reprise des négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) pour obtenir une aide financière paraît incontournable, estiment les analystes.
Entamées en mai 2020, ces pourparlers ont fini par dérailler deux mois plus tard sur fond de divisions, côté libanais, à propos des pertes à assumer par l’État, en défaut de paiement, et ses principaux créanciers – Banque centrale et banques commerciales notamment.
Autres défis de taille pour le gouvernement : la stabilisation de la monnaie nationale, la lutte contre l’hyperinflation et les nombreuses pénuries.
La monnaie locale a perdu plus de 90 % de sa valeur face au billet vert depuis le début de la crise à l’automne 2019, provoquant une inflation à trois chiffres ayant plongé une grande partie de la population dans la pauvreté.
78 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté
Selon l’Observatoire des crises à l’université américaine de Beyrouth, le coût des aliments a bondi de 700 % au cours des deux dernières années.
Aujourd’hui 78 % des Libanais vivent sous le seuil de pauvreté, contre moins de 30 % avant la crise, selon l’ONU.
Le gouvernement va devoir aussi s’attaquer aux graves pénuries de médicaments, de carburant et de courant qui mettent en péril la santé publique et paralysent notamment l’activité des hôpitaux, commerces et industries.
Les analystes mettent toutefois en doute la capacité du cabinet à relever tous ces défis.
Étroitement lié au processus de négociations avec le FMI et à l’harmonisation des chiffres sur les pertes réclamée par cette institution, l’audit de la Banque centrale est au point mort.
En septembre 2020, le pays avait annoncé le lancement de cet audit juricomptable, avant que le cabinet international Alvarez & Marsal ne jette l’éponge deux mois plus tard, la Banque centrale n’ayant fourni qu’une partie des informations et documents requis par le cabinet.
Pour l’économiste Mike Azar, un accord final avec le FMI impliquerait « deux réformes majeures : la restructuration du secteur bancaire et de la Banque centrale, et celle du secteur public, notamment de sa dette ».
Or « la restructuration du secteur public a un impact sur les partis politiques, c’est la principale source de financement de leur système clientéliste. Comment vont-ils accepter cela ? », demande-t-il.
Quant à la stabilisation de la monnaie et des prix, « il n’y a rien à faire en dehors de ces deux restructurations », estime l’économiste, pour qui la baisse de l’inflation et du taux de change en dépendent largement.
Des mesures orphelines « ne feront que déplacer l’impact et le coût ailleurs » au sein de l’économie, explique-t-il.
Garantir la tenue des législatives
Pour Maha Yehya, l’un des principaux obstacles aux réformes réside dans la « mentalité » de partage des quote-parts entre les partis au pouvoir, qui ont encore une fois dominé la formation du gouvernement et retardé son accouchement.
« Ils peuvent utiliser les ministres au sein du gouvernement pour bloquer toute réforme qu’ils considèrent comme sapant leurs intérêts », dit-elle.
« Ils peuvent utiliser les ministres au sein du gouvernement pour bloquer toute réforme qu’ils considèrent comme sapant leurs intérêts »
- Maha Yahya, directrice du centre Carnegie au Moyen-Orient
Au niveau politique, le gouvernement actuel devra rétablir une confiance totalement perdue dans l’État et préparer le terrain aux prochaines législatives, estiment les spécialistes.
Vendredi, le Premier ministre Najib Mikati a assuré que les législatives, prévues en mai 2022, se tiendraient dans les délais impartis.
Ces élections sont considérées comme cruciales en vue d’un début de renouvellement de l’élite politique, quasiment inchangée depuis la guerre civile (1975-1990).
Pour le politologue Michel Doueihy, ces promesses sont toutefois de la poudre aux yeux.
« La caste au pouvoir tente à travers ce gouvernement de reprendre son souffle » et de redorer son blason en vue des législatives.
Selon lui, les partis actuels sont prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, y compris le report de cette échéance électorale clé.
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