Tunisie : Ennahdha confronté à une fronde interne
Depuis que le président tunisien Kais Saied a suspendu le 25 juillet les activités du Parlement et s’est arrogé le pouvoir judiciaire en activant l’article 80 de la Constitution, les dissensions au sein du parti islamo-conservateur Ennahdha – majoritaire au Parlement et donc directement visé par le coup de force – n’ont fait que s’accentuer.
Alors que le leader du mouvement Rached Ghannouchi a très vite condamné un « coup d’État », d’autres membres du parti ont approuvé la décision prise par Kais Saied.
« Le président a agi dans le cadre de la Constitution dans l’espoir de créer une onde de choc et de faire sortir le pays de la crise qu’il traverse depuis un an », a ainsi déclaré l’ex-ministre Imed Hammami, qui a par ailleurs qualifié les décisions du président de « courageuses ». Début septembre, un mois après ces propos, son adhésion au parti a été gelée.
Le député Samir Dilou, qui a commenté cette sanction en disant qu’elle visait « à faire taire toutes les voix qui s’opposent à Ghannouchi », avait invité Ennahdha à connaître « son véritable poids » après l’annonce du 25 juillet.
« On doit se demander pourquoi autant de gens sont sortis fêter la chute d’un système dont la façade est Ennahdha », avait-il insisté quelques jours après le discours de Kais Saied.
Des scènes de liesse dans plusieurs villes du pays avaient suivi l’annonce du chef de l’État dans la soirée du 25 juillet, et le lendemain dans la matinée, des protestations avaient conduit à des affrontements avec la police et au saccage de bureaux d’Ennahdha dans différentes régions.
« On devrait se demander pourquoi seuls les sièges du parti ont été attaqués », avait d’ailleurs commenté Samir Dilou.
Un cadre du parti, Mohamed Ben Salem, s’est même montré très virulent à l’égard de Rached Ghannouchi en déclarant : « Le leader d’Ennahdha n’a apporté aucune valeur ajoutée ni à Ennahdha ni à la Tunisie. »
Motion de censure et pétition
Avant le gel du Parlement, une nouvelle motion de censure devait être présentée contre Rached Ghannouchi. Une motion de retrait de confiance, en juillet 2020, causée par les positionnements diplomatiques du leader d’Ennahdha et des reproches sur sa gestion du Parlement, n’avait pas abouti : 96 députés avaient voté en faveur de la motion sur 217, alors qu’une majorité absolue de 109 voix était nécessaire pour sa destitution.
Même au sein d’Ennahdha, l’homme ne fait plus l’unanimité. Il y a un an, un groupe de 100 membres du mouvement l’avait appelé à ne pas se présenter à un troisième mandat à la tête du parti et à accélérer la tenue du congrès permettant entre autres de renouveler la direction.
Fin juillet, une pétition demandant la dissolution du bureau exécutif et appelant ses dirigeants à assumer la responsabilité de leurs choix ayant conduit à la crise économique, sociale et politique avait récolté 133 signatures de membres se définissant comme « une nouvelle mouvance à contre-courant des anciens ».
« Ennahdha a réussi au niveau politique en préservant certains acquis tels que le multipartisme, les élections, la démocratie et les libertés individuelles, mais a échoué à résoudre la crise sociale et économique et à lutter contre la corruption, deux menaces pour les acquis politiques et le processus démocratique », explique à Middle East Eye Khalil Baroumi, jeune dirigeant d’Ennahdha qui a été le premier à démissionner de l’ancien bureau exécutif du parti.
Très discret sur « les affaires internes » du parti, il estime toutefois que « certaines personnes au sein d’Ennahdha qui ont échoué doivent se retirer pour que le mouvement regagne de nouveau la confiance des gens et l’opinion publique ».
Sur les ondes de Mosaïque FM, il estime que les dirigeants qui agissent « selon des idéologies et non des priorités économiques et sociales » doivent être remplacés.
Il se dit par ailleurs « déçu » par la déclaration d’Abdelkarim Harouni, président du conseil consultatif du mouvement, qui avait donné au gouvernement un ultimatum pour verser des indemnités aux victimes de la tyrannie sous l’ancien régime, au moment où le pays traverse une crise économique et sanitaire sans précédent.
Ces indemnités, chiffrées à plus de 900 millions d’euros, avaient provoqué la colère de la rue, conduisant le 25 juillet au saccage de plusieurs bureaux d’Ennahdha.
Un conseil consultatif controversé
« Le groupe en colère demande un changement à la tête du mouvement [comprendre : Rached Ghannouchi] et le remplacement de certaines personnalités, dont le président du bloc parlementaire [Imed Khemiri], les membres du bureau exécutif et le président du conseil consultatif [Abdelkarim Harouni] », décrypte pour MEE Abid Khelifi, analyste politique et expert des mouvements islamistes.
À l’issue d’une session exceptionnelle, le conseil consultatif a appelé, jeudi 5 août, à un retour rapide à « la situation constitutionnelle », au lancement d’un dialogue national et à des réformes.
L’organe le plus important du parti, qui ne s’est pas réuni depuis janvier, a aussi tenu toute la classe politique pour responsable de la crise socio-économique et politique en Tunisie, exigeant qu’elle présente des excuses pour les erreurs commises.
« Ces décisions ne peuvent pas absorber la colère de la rue ni la crise », regrette Khalil Baroumi, qui fait cavalier seul et assure à MEE n’avoir signé aucune pétition et n’appartenir à aucun clan.
« Ennahdha doit faire des révisions plus profondes. Un changement de plusieurs dirigeants et de plusieurs points du programme sont nécessaires »
- Khalil Baroumi, jeune dirigeant d’Ennahdha
« En tout cas, elles ne sont pas suffisantes. Ennahdha doit faire des révisions plus profondes. Un changement de plusieurs dirigeants et de plusieurs points du programme sont nécessaires. »
« Le communiqué du conseil consultatif veut faire plaisir à toutes les parties pour maintenir la paix au sein du mouvement et la présidence de Ghannouchi. Mais concrètement, par ce communiqué, Ennahdha n’a pas marqué son positionnement », poursuit Abid Khelifi.
Au cours de cette réunion extraordinaire, certains membres ont affiché leur mécontentement.
« Situation de déni », a écrit Samir Dilou sur sa page Facebook. « Déception », commentait la députée Ennhadha Yamina Zoghlami qui s’était retirée avant la fin, rejointe par la députée Ennahdha Jamila Ksiksi.
Toutes les deux se sont désolidarisées des décisions qui émanent de cette réunion.
« Le conflit au sein du conseil consultatif émane d’un désaccord avec une partie d’Ennahdha qui estime que les décisions prises par Kais Saied sont les résultats des politiques et visions de Ghannouchi », précise à MEE le chercheur universitaire spécialisé dans les mouvements islamistes.
« Il faut dire que le bureau exécutif, dont la moitié des membres sont nommés par Ghannouchi [l’autre moitié est soumise à des votes], définit toutes les décisions du parti. »
Et d’ajouter : « Dans les mouvements islamistes, celui qui détient le financement détient le parti. Voilà pourquoi Ghannouchi, qui est le vrai trésorier du parti, reste l’homme fort du mouvement. »
Pour Khalil Baroumi, les différends au sein du parti sont surtout relatifs à « la manière de gérer cette étape et cette crise ».
Face à ce vent de fronde, le parti s’est déclaré « prêt à une auto-évaluation sérieuse et objective ainsi qu’à des révisions profondes lors de son prochain congrès afin de parvenir à un renouvellement de la vision et des programmes, et d’ouvrir des horizons aux jeunes pour développer le mouvement ».
Une cellule de crise a été mise en place à la demande des 130 signataires de la pétition « pour mener les négociations et élaborer une feuille de route pour une sortie de crise ». D’abord présidée par Rached Ghannouchi, elle est aujourd’hui menée par Mohamed Goumani, un proche du leader d’Ennahdha.
Trois scénarios
« Cela peut peut-être réussir à court terme pour faire face à la tempête, mais cela dépendra des évolutions les prochains jours, surtout en l’absence d’une feuille de route du président [Kais Saied] », estime Abid Khelifi.
Ennahdha a annoncé jeudi 9 septembre la formation d’un nouveau bureau exécutif.
« Rached Ghannouchi poursuit sa politique de fuite en avant. En congédiant le bureau politique, il veut former un nouvel avenir pour le parti en calmant les voix en colère, pour qu’elles n’appellent plus à sa démission. Mais le gel des adhésions [comme celle d’Imed Hammami] est un moyen d’exclure ceux qui enfreignent les directives du président. Ces méthodes montrent que Ghannouchi refuse de reconnaître qu’il est responsable de la crise au sein du parti », constate-t-il.
L’expert prévoit trois scénarios quant à l’avenir de ce « clan en colère ».
« Soit il va s’agrandir au sein du mouvement et imposer le retrait de près de quinze dirigeants avant le prochain congrès, soit il va échouer et se constituera en un nouveau parti qui recrutera dans la base d’Ennahdha. »
Ben Salem a d’ailleurs déjà menacé : si les dirigeants actuels ne laissent pas la place aux jeunes du mouvement, un autre parti sera créé.
Un troisième scénario est toutefois possible si des poursuites judiciaires sont lancées contre le parti.
La justice tunisienne a ouvert une enquête sur les financements étrangers présumés de sa campagne électorale, interdits par la loi tunisienne. Sont aussi concernés : l’association Aich Tounsi et Qalb Tounes.
Le parti pourrait aussi être impliqué dans une affaire liée au juge Bechir Akremi, un magistrat proche d’Ennahdha accusé d’avoir dissimulé des dossiers liés à l’assassinat de Chokri Belaid et Mohamed Brahmi (dirigeants de la gauche panarabe tués respectivement le 6 février et le 25 juillet 2013). Akremi a été placé en résidence surveillée, une mesure prise quelques jours après le coup de force de Kais Saied.
« Cette affaire va définir son avenir ou l’accabler si l’implication de quelques personnalités est avérée », résume Abed Khelifi.
Un récent sondage sur les intentions de vote pour les prochaines législatives place Ennahdha, actuellement première force du Parlement gelé, en troisième position derrière le Parti destourien libre d’Abir Moussi et « le parti de Kais Saied », un groupe de partisans du chef de l’État non formellement constitué.
« On voit que les pays qui soutenaient jusque-là les Frères musulmans ne sont plus en faveur de l’islam politique », relève Abed Khelifi. « Même les États-Unis, en soutenant [Biden a déclaré que les États-Unis étaient attachés à leur amitié stratégique avec la Tunisie et attendaient les prochaines étapes entreprises par le chef de l’État] le processus de dissolution du Parlement, commencent à considérer que la légitimité de cette assemblée est vraiment remise en cause. »
MEE a contacté plusieurs membres du bureau exécutif qui n’ont pas souhaité s’exprimer.
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