Au Liban, les désertions se multiplient dans une armée en déroute
« Je me suis engagé pour servir. Pour moi, c’est un devoir sacré. » Le sous-officier qui s’exprime, originaire du nord du Liban, s’était engagé dans l’idée que l’armée, c’est la nation, et la nation, c’est l’armée. Aujourd’hui pourtant, il envisage de déserter. « C’est simple : je n’arrive plus à faire vivre ma famille », confie-t-il à Middle East Eye.
Père d’un jeune enfant, il a d’abord trouvé un second emploi non déclaré, qu’il vient de perdre. Il entrevoit désormais un départ définitif pour l’Europe.
Au Liban, le sujet des désertions au sein des institutions sécuritaires est sensible. Le commandement général a longtemps tu la question. Toutefois, le phénomène des désertions est tel que l’ancien ministre de l’Intérieur, Mohammed Fahmi, a fini dans les colonnes du journal Al-Jamhouriya par admettre leur existence au sein des Forces de sécurité intérieures, la police libanaise. « Les désertions augmentent depuis quelques mois », a-t-il reconnu.
« Je n’arrive plus à faire vivre ma famille »
Impossible d’avoir un chiffre officiel, mais le député indépendant Jamil Sayyed, général à la retraite et ancien chef de la Sûreté générale (renseignements intérieurs), les estime à 2 500 depuis 2019, « dont une dizaine de gradés », précise-t-il lors d’un entretien avec MEE.
Selon ses évaluations, cela représente 3 % de l’effectif total d’une armée qui compte environ 81 000 membres (100 000 si on y ajoute les Forces de sécurité intérieures).
« Ces désertions ne reflètent en aucun cas un mouvement de masse, encore moins une action politique concertée », relativise Fadi Assaf, co-fondateur du think tank Middle East Strategic Perspectives (MESP).
« Ils n’ont même plus les moyens de payer leurs transports. Aujourd’hui, on travaille avec moins d’hommes pour couvrir davantage de missions »
- Un lieutenant
Alors que le dollar tourne autour de 15 0000 livres libanaises, la solde des soldats ne vaut plus grand-chose : environ 65 à 75 dollars mensuels pour un soldat (contre 800 dollars par le passé) ; entre 100 à 300 dollars pour un officier (contre 1 200 à 3 000 dollars auparavant).
« Ils n’ont même plus les moyens de payer leurs transports », s’indigne un lieutenant en poste aux frontières nord-est du pays. « Aujourd’hui, on travaille avec moins d’hommes pour couvrir davantage de missions. »
L’institution a connu des crises similaires durant la guerre civile (1975-90). Écartelée entre des pouvoirs miliciens antagonistes, sans argent, elle avait alors fermé les yeux sur des absences « injustifiées » ou sur la disparition momentanée de soldats du tableau des effectifs, tant que les opérations qui leur étaient confiées n’étaient pas mises en danger.
Elle avait aussi trouvé des subventions extérieures, auprès de « pays amis » telle l’Arabie saoudite, qui envoyaient des « valises de dollars en liquide pour la soutenir », par l’entremise de Rafiq Hariri, se souvient sous couvert d’anonymat un ancien général proche du leader sunnite assassiné.
Mais la liste des pays amis s’est considérablement réduite. Surtout, l’aide internationale se concentre désormais sur des donations en nature, comme des rations alimentaires, des médicaments ou du carburant pour les véhicules. Début septembre, les États-Unis ont ainsi débloqué 50 millions de dollars d’aides variées d’urgence, augmentant de 12 % leur enveloppe annuelle globale (120 millions de dollars).
Traduction : « Au cours des derniers jours, l’armée libanaise a reçu de la nourriture/des biens et une aide médicale de : Qatar (70 tonnes - 1er septembre) ; Espagne (202 tonnes - 2 septembre) ; Jordanie (5,5 tonnes - 5 septembre) ; Jordanie (10 tonnes - 7 septembre). »
Système D
L’armée libanaise n’est pas non plus restée apathique : elle a vendu des équipements aux enchères et a réquisitionné une partie du mazout confisqué dans le cadre de sa lutte contre le stockage illégal de carburant, alors que le pays connaît une grave pénurie.
Elle propose même des survols en hélicoptère aux touristes pour 150 dollars.
« Cela bouche les trous, mais ça ne peut pas remplacer la mise en place d’un vrai budget à long terme », avertit Jamil Sayyed.
Or, la communauté internationale subordonne tout soutien budgétaire à long terme à l’adoption de réformes par le nouveau gouvernement de Najib Mikati. En attendant que celui-ci se mette effectivement au travail, le président de la République Michel Aoun a décidé d’augmenter les salaires et les primes de transport des fonctionnaires au risque d’un nouveau dérapage inflationniste, qui pourrait annuler l’effet de rattrapage salarial escompté.
« Mais cela offrira au moins temporairement un complément à leur solde aux militaires et membres des forces armées et de sécurité », estime Fadi Assaf. Fragilisée, l’armée se trouve « en tension », aux dires du général Sayyed, alors que ses missions se multiplient : distribution d’aide, lutte contre les incendies, mobilisation contre les trafics illégaux, surveillance des stations-service dans un contexte où l’essence et le mazout manquent, etc.
« Le peuple libanais s’attendait à ce que l’armée vienne à sa rescousse. Les appels à son intervention se sont multipliés. Mais elle en est incapable, coincée elle aussi par le jeu politique local »
- Un expert
Un mode de fonctionnement qui touche d’ores et déjà ses limites : « À Tripoli, l’armée fait acte de présence pour éviter des heurts sanglants, mais elle n’intervient pas quand des jeunes bloquent les rues ou entrent en masse dans les quartiers pour terroriser les résidents », dénonce Sarah al-Sharif, responsable de l’association d’entraide Ruwwad à Bab al-Tabbaneh, un quartier marginalisé de la grande ville du nord du pays.
« L’armée ne veut pas prendre le risque que des soldats soient tués alors qu’elle n’est pas en mesure de les payer dignement », ajoute-t-elle.
Les gradés tentent d’éviter une démoralisation généralisée qui pourrait aboutir à la désintégration de la cohésion des troupes.
« On serait alors dans un scénario de débandade "à l’irakienne", avec une armée qui partirait en courant quand l’ennemi se présente », explique un expert qui préfère garder l’anonymat en référence à l’effondrement de l’armée irakienne en 2014 devant le groupe État islamique.
L’Afghanistan vient tout juste de connaître pareil scénario.
Mais pour les citoyens libanais, qui n’en peuvent plus du statu quo politique, la retenue de l’état-major ne se comprend pas.
« Le peuple libanais s’attendait à ce que l’armée vienne à sa rescousse. Les appels à son intervention se sont multipliés. Mais elle en est incapable, coincée elle aussi par le jeu politique local », explique ce même expert, en référence à un possible putsch militaire que certains appellent de leurs vœux face à l’affaiblissement du pouvoir.
« Du coup, son image en pâtit. Elle n’est pas ce "dernier rempart face au désastre" qu’on espérait qu’elle soit. Dans ce cas, à quoi sert-elle ? », s’interroge-t-il.
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