« Nous vaincrons » : l’histoire rebelle de Jénine racontée par ses aînés
Bien avant que six prisonniers palestiniens ne se fraient un chemin hors d’une prison de haute sécurité israélienneavec des cuillères début septembre, leur ville natale de Jénine était à l’avant-garde de la résistance palestinienne.
De l’invasion de l’armée de Napoléon Bonaparte aux récentes fusillades entre des jeunes armés et les forces de sécurité israéliennes, les habitants de cette ville du nord de la Cisjordanie occupée évoquent avec fierté leur illustre résistance.
« J’ai grandi en écoutant l’histoire héroïque de mon grand-oncle Farhan al-Saadi et [Izz al-Din] al-Qassam, qui ont planté les graines de la résistance et inspiré la génération suivante de Jénine, y compris moi-même », confie Bassam al-Saadi (61 ans).
Comme les souvenirs de Saadi, les récits et histoires de famille que partagent les aînés de la ville retracent une longue histoire de lutte contre l’oppression et l’occupation qui continue aujourd’hui.
Jénine se situe au pied des collines de Naplouse – Jabal an-Nar ou « la montagne de feu », qualificatif donné après que les résidents eurent incendié les oliveraies et forêts pour stopper la progression des soldats français en 1799.
Lorsque les Français remportèrent finalement la bataille, Napoléon ordonna à ses soldats d’incendier et de piller Jénine en représailles de l’aide apportée par ses habitants aux Ottomans.
L’oncle révolutionnaire
Plus d’un siècle plus tard, les Britanniques s’emparèrent de Jénine en septembre 1918 lors de la Première Guerre mondiale et la ville fut placée sous le mandat britannique, comme le reste de la Palestine.
C’est pendant cette période qu’Izz al-Din al-Qassam, prêcheur musulman et réformateur social, organisa en 1935 la première résistance armée palestinienne contre les Britanniques dans la région.
En 1936, Jénine était un centre de la rébellion contre les autorités britanniques, menée par un ami de Qassam – et grand-oncle de Bassam al-Saadi –, Farhan al-Saadi.
Farhan al-Saadi, originaire d’un village près de Jénine, participa aux manifestations contre les Britanniques et au soulèvement d’al-Buraq en 1929, confrontation entre musulmans et juifs concernant l’accès à un lieu saint de Jérusalem qui s’étendit à travers le pays.
Les deux hommes s’étaient rencontrés des années plus tôt, avant que les autorités britanniques n’emprisonnent son grand-oncle entre 1929 et 1932, raconte simplement Saadi.
« J’ai grandi en écoutant l’histoire héroïque de mon grand-oncle Farhan al-Saadi et d’Izz al-Din al-Qassam »
- Bassam al-Saadi
« Ma mère m’a rapporté avoir vu al-Qassam rendre visite à mon grand-oncle dans sa maison du village d’al-Mazar », indique-t-il à Middle East Eye.
« Mais lorsqu’il a été libéré de prison, il a rejoint al-Qassam, qui avait trouvé en Jénine un incubateur populaire pour sa révolution, parmi les paysans qui soutenaient la révolution. »
Plusieurs mois avant le début de la révolte arabe contre le mandat britannique, laquelle réclamait l’indépendance palestinienne et la fin de l’immigration juive incontrôlée, Izz al-Din al-Qassam fut tué dans une fusillade avec la police coloniale britannique.
Mais Farhan al-Saadi poursuivit le combat. Le 15 avril 1936, son groupe tendit une embuscade à un bus sur la route entre Naplouse et Tulkarem, près de Jénine.
Deux passagers juifs furent tués pour venger le meurtre de Palestiniens par des organisations juives, un incident considéré comme le point de départ de la révolte.
Bassam al-Saadi précise que sa mère était adolescente lorsque son grand-oncle a été arrêté dans leur maison de famille en 1937. Il a été exécuté en novembre 1937, à l’âge de 75 ans, mais la rébellion à Jénine s’est poursuivie.
En 1938, au lendemain de l’assassinat d’un haut commandant britannique dans son bureau de Jénine, une importante force britannique équipée d’explosifs et de dynamite pénétra à Jénine et rasa environ un quart de la ville.
La révolte prit fin en 1939 lorsque les responsables du mandat britannique publièrent un livre blanc promettant de réduire l’immigration juive en Palestine – et après l’assassinat ou l’arrestation de la majorité des leaders de la révolution palestinienne.
La « grande bataille »
En 1948, après qu’Israël eut déclaré son indépendance et que des milliers de Palestiniens furent tués ou chassés de chez eux par des groupes paramilitaires juifs (la Nakba), l’armée israélienne occupa brièvement Jénine.
La ville aurait pu connaître le même sort que la ville voisine de Haïfa, occupée par Israël et dont les habitants arabes furent déplacés. La plupart des habitants de Jénine furent contraints de fuir en raison des lourds bombardements de leur ville.
Mais plutôt que d’être occupée, Jénine fut défendue par l’armée irakienne et des volontaires palestiniens, notamment Mohammad Qasrawi, du village de Burquin, près de Jénine.
Aujourd’hui âgé de 96 ans, Qasrawi raconte à MEE la « grande bataille » entre l’armée irakienne et les milices juives.
« De nombreuses personnes ont été tuées, dont trois de mes amis, et nous les avons enterrées avec les martyrs irakiens dans le cimetière al-Shuhada, mais nous avons gagné la bataille et défait ces gangs », explique-t-il.
En 1949, Jénine passa sous contrôle jordanien et, au début des années 1950, le camp de Jénine fut créé pour accueillir les Palestiniens expulsés lors de la guerre de 1948 entre Israël et les pays arabes.
Le camp, situé en périphérie ouest de Jénine, deviendra plus tard un bastion de la résistance à l’occupation israélienne.
Khadra Abu Sariyyi (84 ans) se rappelle du jour où les milices sionistes détruisirent son village natal de Zare’en et déplacèrent sa famille, qui fut contrainte de vivre en tant que réfugiée dans le camp de Jénine.
« Nous avons construit une maison de pierre et de terre dans le camp » raconte-t-elle à MEE, dans le camp de Jénine où elle vit toujours et où la maison de sa famille a été démolie à deux reprises.
« Mon frère Hassan, qui fut l’un des rebelles contre les Britanniques et s’était impliqué dans la révolution, a été abattu en 1969 par l’armée israélienne, qui a ensuite dérobé son corps. »
Celui-ci n’a jamais été restitué et, à ce jour, la famille ne sait toujours pas avec certitude où il est enterré.
Bassam al-Saadi se rappelle lui aussi son enfance dans le camp de Jénine, où ses parents s’étaient réfugiés après la destruction de leur village, al-Mazar, par les milices juives. Les histoires de son grand-oncle et d’Izz al-Din al-Qassam étaient alors racontées aux nouvelles générations.
« Ils espéraient rentrer »
Jénine passa sous occupation israélienne après la guerre des Six Jours en 1967, incitant de nombreux jeunes du coin comme Jamal Zobaidi à rejoindre la résistance contre l’occupation.
Âgé aujourd’hui de 65 ans, ce dernier explique que lui et sa famille, comme de nombreux autres résidents de la ville, fuirent le camp de Jénine pour les montagnes lors de la guerre afin d’échapper au bombardement continu des Israéliens.
« Ils espéraient retourner dans leur village, mais à la place, ils sont revenus dans le camp », regrette Zobaidi, qui a lutté pacifiquement contre l’occupation israélienne dans les années 1970 jusque dans les années 1980. Il a été emprisonné pendant six mois sans inculpation ni procès en 1987. Sa maison, dit-il, a été rasée avec d’autres par l’armée israélienne dans le cadre d’une sanction collective.
En décembre 1987, lorsque des manifestations contre l’occupation israélienne ont débuté à travers la Cisjordanie et Gaza, les habitants de Jénine ont résisté.
« Pendant 60 jours, les véhicules blindés de l’armée israélienne n’ont pas réussi à pénétrer dans le camp en raison de la résistance farouche »
- Joma'a Abu Jabal
Joma’a Abou Jamal (54 ans), né dans le camp de Jénine après que sa famille eut été chassée de Lid al-Awadeen, le village près de Haïfa où il vivait en 1948, se le rappelle bien.
« Pendant 60 jours, les véhicules blindés de l’armée israélienne n’ont pas réussi à pénétrer dans le camp en raison de la résistance farouche », raconte-t-il à MEE.
Son frère, Isam, a été abattu par un sniper israélien lorsque l’armée a fait irruption dans le camp en février 1988.
Joma’a, lui, a été arrêté plus d’une dizaine de fois par l’armée israélienne entre 1987 et 2020 et accusé d’être affilié au Hamas. Il a passé au total plus de cinq ans en prison et travaille ces jours-ci dans le secteur du bâtiment.
Invasion de Jénine
Lors de la seconde Intifada, l’armée israélienne a attaqué le camp de Jénine dans le cadre de l’opération Rempart.
En avril 2002, l’armée israélienne a assiégé le camp, coupé l’accès à l’eau, la nourriture, l’électricité, et empêché le personnel médical d’y entrer avant de le bombarder avec des F-16 et des obus d’artillerie.
Cette opération a conduit à la mort de dizaines de Palestiniens, la destruction de dizaines de maisons, et le déplacement de milliers d’habitants – elle est devenue un symbole important de l’oppression israélienne et de la résistance palestinienne.
Lors de l’invasion, Joma’a Abu Jabal stockait et distribuait de la nourriture pour les habitants du camp lorsqu’un soldat israélien lui a tiré dans la jambe avec une balle explosive qui a brisé sa rotule.
Pendant quatre jours, il s’est caché dans une maison abandonnée pour éviter d’être arrêté, ses blessures ne cessant de saigner. Mais lorsque l’armée a envahi le camp, il a été arrêté et emprisonné pendant six mois.
« Ils m’ont emmené en prison, et laissé saigner jusqu’à ce que ma jambe s’infecte. Ils m’ont interrogé et torturé, frappant ma jambe blessée », déclare-t-il. « J’ai été admis à l’hôpital, où ma jambe a été amputée sans mon consentement. »
Lors de cette même invasion, Jamal Zobaidi s’est retrouvé piégé sous les décombres de sa maison avec quatorze membres de sa famille. Leur maison avait déjà été démolie lors de la première Intifada.
« Les avions israéliens ont jeté trois missiles sur notre maison, la réduisant en ruines pour la seconde fois, mais nous avons, par miracle, survécu. »
Si la famille Zobaidi a survécu au bombardement, l’opération a été dévastatrice de bien d’autres façons. Sa mère Sameera a été abattue par l’armée israélienne peu avant l’invasion au mois de mars. Et l’armée, poursuit-il, a assassiné son frère, Taha, le mois suivant.
« Lors de l’invasion, les corps des martyrs jonchaient les rues, alors nous avons commencé à récupérer les restes et les cadavres pour les enterrer dans des tombes temporaires jusqu’à la fin de la bataille, où ils ont été inhumés en masse. »
Leur maison a été partiellement démolie une troisième fois en 2004, lorsque l’armée israélienne recherchait activement son frère, Zakariyya.
Personnalité bien connue de la résistance et ancien commandant de la Brigade des martyrs d’al-Aqsa, Zakariyya était l’un des six prisonniers à s’échapper de la prison de Gilboa en septembre, avant d’être capturé et renvoyé en prison.
Il est incarcéré depuis 2019, accusé d’avoir participé à des activités armées contre Israël, des années après avoir accepté de rendre les armes en 2007.
Trois des autres frères de Zobaidi sont également en prison pour leur participation aux activités de la résistance, principalement dans des groupes liés au Fatah : Yahya depuis dix-sept ans, Jibreel depuis treize ans et Dawood depuis vingt ans.
Aujourd’hui, le camp de Jénine est toujours l’un des bastions de la résistance contre l’occupation israélienne – et un des rares endroits où toutes les factions palestiniennes sont unies, y compris le Fatah et le Hamas.
« Nous sommes unis dans la lutte, les divisions ne se situent pas entre les factions de la résistance mais entre la résistance et les ennemis de la résistance », assure Joma’a Abu-Jabal. « Mais nous vaincrons. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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