Liban : il est encore possible d’éviter la guerre civile
Micho* sort soigneusement des armes bien huilées, enveloppées dans un tissu et rangées dans un vieux coffre en bois. Un fusil d’assaut américain M16, un FAL (Fusil automatique léger) de fabrication belge avec lunette de précision, un G3 à crosse pliable sorti des usines du shah d’Iran avant la révolution islamique, deux AK-47 russes – la fameuse Kalachnikov – avec des chargeurs de trente balles et un pistolet Glock autrichien.
Les munitions pour cet attirail et quelques grenades défensives dépourvues de détonateur sont stockées séparément dans une autre chambre.
Cet arsenal coûte aujourd’hui une petite fortune au Liban, en proie à l’une des pires crises économiques au monde depuis 1850, selon la Banque mondiale.
Pourtant, le jeune homme d’une trentaine d’années arrive à peine à joindre les deux bouts. Il est livreur de produits alimentaires et son salaire, avec les commissions qu’il perçoit sur le volume des ventes, valent l’équivalent de 90 dollars.
« Avec ça, je vais pas bien loin, je ne peux m’acheter que sept bidons [de 20 litres chacun] d’essence par mois », dit-il en esquissant un geste de résignation mêlé à de l’impuissance.
Micho est membre du parti chrétien des Forces libanaises (FL), impliqué dans la fusillade du 14 octobre, qui a fait sept morts et une trentaine de blessés parmi les participants à une manifestation organisée par le Hezbollah et le mouvement chiite Amal.
La marche visait à dénoncer le juge chargé de l’enquête sur la double explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, Tarek Bitar, accusé d’être « politisé » et « sélectif ».
Le jeune homme n’était pas sur les lieux de la fusillade, près du palais de justice de Beyrouth ce jour-là, mais si son parti le lui avait ordonné, il s’y serait rendu sans la moindre hésitation. « Avec ses armes, ses bataillons et son arrogance, le Hezbollah est une menace pour le Liban et pour les chrétiens en particulier. Il faut lui faire face », lance-t-il avec détermination.
Armement et entraînement
Depuis plus d’un an, les FL, le parti des Phalanges libanaises (Kataëb), le patriarche maronite et un certain nombre de personnalités chrétiennes ont développé un discours résolument hostile au Hezbollah, allié du Courant patriotique libre (CPL, fondé par le président Michel Aoun), qui dispose du plus important bloc parlementaire chrétien.
Si le chef spirituel de la communauté concentre son discours sur la nécessité pour le Liban d’adopter la « neutralité », ce qui priverait de facto le Hezbollah de son rôle régional, qui va de la Syrie au Yémen en passant par l’Irak et la Palestine, les responsables des FL et des Kataëb ont développé au sein de leur base un discours bien plus belliqueux.
Faisant le tour des villages et des quartiers, ils ont encouragé leurs partisans à s’armer et à se tenir prêt à une « confrontation inévitable » avec le parti chiite.
Faisant le tour des villages et des quartiers, les responsables des Forces libanaises et des Kataëb ont encouragé leurs partisans à s’armer et à se tenir prêt à une « confrontation inévitable » avec le parti chiite
Ils reprochent au Hezbollah de posséder une milice armée, de défendre un agenda iranien et de vouloir imposer de force sa volonté sur la vie politique libanaise. D’être, en quelque sorte, « un État dans l’État ».
Ce discours martelé depuis un an du sommet à la base a fini par convaincre une partie des chrétiens que le Hezbollah constitue réellement un danger pour la communauté.
« Ce ne sont que des prétextes fallacieux, le but de ces partis [FL, Kataëb] est de jouer sur la fibre confessionnelle pour embarrasser le CPL au sein de la communauté chrétienne et tenter de l’affaiblir », affirme à Middle East Eye le journaliste Ghassan Saoud. « Que les pays qui sont gênés par les armes du Hezbollah viennent eux-mêmes les chercher, les chrétiens ne font pas les sales besognes des autres ».
Micho assure avoir constitué par ses propres moyens son arsenal sur le marché noir. Des notes des services de sécurité font état, cependant, de distribution d’armes et d’entraînement au tir dans les montagnes du Mont-Liban. Le militant des FL reconnaît avoir participé à l’une de ces sessions.
La tentation de la militarisation chez les Forces libanaises n’est plus un secret depuis longtemps. Le chef de l’ancienne milice, Samir Geagea, aurait dit au leader druze Walid Joumblatt, en octobre 2020, que le moment était venu d’affronter le Hezbollah qui est « plus faible que ne l’était l’OLP [Organisation de libération de la Palestine] alors que les FL sont plus fortes qu’à l’époque de Bachir » Gemayel, leur fondateur.
Selon certaines informations, Samir Geagea aurait confié à M. Joumblatt qu’il pouvait mobiliser 15 000 combattants. Le leader druze avait confirmé « des divergences » avec le chef des FL sur l’approche de la crise libanaise tout en niant avoir évoqué avec lui la question des armes.
Une embuscade contre des manifestants
L’exacerbation des tensions politiques et confessionnelles et la course à l’armement ont produit un cocktail explosif qui s’est traduit par la fusillade du 14 octobre.
Cet événement est d’autant plus grave qu’il s’est produit à quelques dizaines de mètres de l’endroit où un bus transportant des Palestiniens était tombé, le 13 avril 1975, dans une embuscade, tendue par des membres du parti Kataëb, acte déclencheur de la guerre civile qui allait durer quinze années.
« Ce qui s’est produit le 14 octobre est une embuscade contre des personnes qui exprimaient une opinion politique, ce n’était pas un affrontement armé entre deux factions », soutient Ghassan Saoud.
« C’était de la légitime défense contre des provocateurs qui ont tenté d’envahir nos quartiers en cassant tout sur leur passage », rétorque B, Kareh, habitant d’une rue près de l’ancienne ligne de démarcation qui coupait Beyrouth en deux secteurs, musulman et chrétien pendant la guerre civile.
Les acteurs sont prêts pour la guerre civile. La ressemblance entre le contexte actuel et celui qui prévalait à la veille la guerre de 1975 semble frappante. Pourtant, il existe des différences fondamentales
Tout en niant l’acte planifié et prémédité, Samir Geagea a assumé la responsabilité de ces événements. « Ce sont des habitants du quartier, dont des membres des FL, qui se sont opposés aux casseurs […] C’est un mini 7 mai chrétien », a-t-il dit le lendemain en allusion au coup de force du Hezbollah contre ses adversaires sunnites et druzes, le 7 mai 2008, qui lui avait permis de rééquilibrer en sa faveur les rapports de forces dans le pays.
Réagissant aux événements du 14 octobre, le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a lancé une charge d’une violence inédite contre les FL et Samir Geagea, dont il s’est abstenu de prononcer le nom une seule fois.
Rappelant que son parti avait défendu « les églises et les couvents contre les takfiristes en Syrie », le leader chiite a accusé les FL de vouloir entraîner le Liban dans « une guerre civile » et de constituer « la plus grave menace pour l'existence des chrétiens au Liban ».
À travers la guerre civile, Samir Geagea souhaite, selon Hassan Nasrallah, atteindre son objectif qui consiste à créer un « canton chrétien ».
Sur un ton menaçant, il a conseillé aux FL de ne pas faire de « mauvais calculs », révélant pour la première fois que le Hezbollah pouvait mobiliser « 100 000 combattants armés et entraînés capables démolir des montagnes ».
Le décor est posé, les acteurs sont prêts pour la guerre civile. La ressemblance entre le contexte actuel et celui qui prévalait à la veille la guerre de 1975 semble frappante. Pourtant, il existe des différences fondamentales.
Démographiques d’abord : entre 30 et 40 % des habitants du périmètre des événements du 14 octobre (Badaro, Furn el-Chebbak et Aïn el-Remmané) sont musulmans, chiites en majorité. « Si un conflit éclate, nous craignons un exode de la population chrétienne », s’inquiète une source ecclésiastique maronite interrogée par MEE.
Une autre différence est que le Hezbollah ne se laissera en aucun cas entraîner dans une guerre de « tranchées » avec des lignes de démarcation statiques. Un tel scénario provoquerait un enlisement des combats et un pourrissement de la situation.
Les lignes de démarcation ne font pas partie de la doctrine militaire du parti chiite, il n’en a jamais établi avec les Israéliens. En Syrie, il a eu de profondes divergences avec le commandement de l’armée syrienne à ce sujet.
Le Hezbollah a récupéré des rebelles la zone frontalière allant du Qalamoun (près du poste frontière de Masnaa) au Krack des Chevaliers (environ 100 kilomètres, sur une profondeur de 7 à 15 kilomètres du côté syrien), sans jamais installer une ligne de démarcation.
Si un conflit interne venait à éclater au Liban, il sera bref et violent. Mais il n’est pas inévitable. Avant d’en arriver là, il faudra épuiser tous les autres recours dont le spectre varie de la politique à la justice, en passant par les options sécuritaires et la redéfinition du rôle de l’armée.
* Le prénom a été modifié à la demande de l’interlocuteur
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