Le Golfe, toujours aussi prisé par la diplomatie française
De toutes les régions du monde arabe, le Golfe est assurément celle où la politique étrangère française se déploie le plus confortablement.
En Afrique du Nord, elle doit faire face à des crises récurrentes, qu’il s’agisse de la question mémorielle dans le cas algérien ou de l’immigration, sans parler du conflit armé en Libye.
Au Proche-Orient, elle est confrontée aux attentes inhérentes à la question palestinienne (naguère jugée prioritaire par la diplomatie française), à la guerre en Syrie (et, incidemment, à un pouvoir syrien honni) et à la crise libanaise, qui ne cesse de s’aggraver.
Certes, la montée en puissance des pétromonarchies du Golfe a bénéficié à l’islam politique et a encouragé une pratique austère de l’islam (deux phénomènes déplorés en France).
Certes, le marché de l’armement est au cœur des relations entre Paris et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG). Mais ces dernières se distinguent ironiquement par leur caractère relativement paisible. Et cette visite vient le rappeler.
De nouveaux contrats juteux
Pris dans leur ensemble, les pays concernés par le déplacement d’Emmanuel Macron – à savoir les Émirats, le Qatar et l’Arabie saoudite – sont d’abord une cible privilégiée de l’industrie militaire française.
Si la France s’est imposée comme le troisième exportateur mondial d’armements dans la période 2015-2019 (données SIPRI), c’est en grande partie grâce à ces pays ou à des pays soutenus par certains d’entre eux (à l’instar de l’Égypte de Sissi, soutenue par Riyad et Abou Dabi).
Durant cette période, les exportations françaises représentaient 7,9 % des exportations mondiales, avec l’Égypte et le Qatar comme principaux clients.
Toujours entre 2015 et 2019, la France était le troisième fournisseur de l’Arabie saoudite (derrière les États-Unis et le Royaume-Uni) et le deuxième fournisseur des Émirats (derrière les États-Unis).
Cette tendance semble se confirmer avec l’annonce, après plus d’une décennie de négociations, d’un contrat record avec les Émirats portant sur la vente de 80 Rafale du constructeur français Dassault Aviation.
Après la déconvenue du « contrat du siècle » sur les sous-marins finalement rompu par l’Australie, cette nouvelle arrive à point nommé pour l’industrie militaire française.
Par ailleurs, selon le rapport parlementaire annuel sur les exportations d’armement, pour la seule année 2020, marquée par la pandémie, l’Arabie saoudite a été le premier client de la France.
S’ils sont salués comme des victoires en matière de diplomatie économique, ces contrats suscitent des polémiques récurrentes.
Celles-ci s’expliquent notamment par la guerre au Yémen : Riyad poursuit son offensive contre les Houthis malgré l’absence de résultats en presque sept ans.
De leur côté, les Émirats ont officiellement retiré leurs troupes en 2019, mais continuent de parrainer deux acteurs du conflit – le clan de l’ancien président Ali Abdallah Saleh (tué en décembre 2017) et les séparatistes sudistes.
Un partenariat protéiforme
Il ne faudrait pas, pour autant, réduire les relations entre Paris et cette région du monde aux armes. Pour les pays du Golfe, en dépit de leurs différences, la France est à la fois une alternative à Washington (et cela rejoint le dossier des exportations d’armements) et la cible d’une politique de « puissance douce ».
L’Arabie saoudite, qui entend projeter l’image la plus rassurante qui soit, compte notamment sur la France pour mettre en valeur son patrimoine culturel
Son statut particulier de client et d’investisseur permet au Qatar d’échapper aux critiques subies par son allié turc sur le soutien apporté au réseau des Frères musulmans.
L’Arabie saoudite, qui entend projeter l’image la plus rassurante qui soit, compte notamment sur la France pour mettre en valeur son patrimoine culturel. Rappelons que l’aménagement du site touristique d’al-Ula, au cœur du patrimoine archéologique saoudien, est confié à une structure française.
En matière de partenariat protéiforme, les Émirats – qui entretiennent des relations particulièrement étroites à la fois avec Paris, Washington et Moscou – tiennent une place de choix.
En plus d’accueillir une importante base militaire française, un Louvre et une Sorbonne, Abou Dabi a décidé de mettre en avant des partis pris idéologiques (la lutte contre l’islam politique, la défense de régimes autoritaires censés garantir la stabilité et la promotion d’un islam « tolérant » et ouvert) qui ne laissent pas insensibles à Paris.
C’est peut-être la rencontre entre Emmanuel Macron et Mohammed ben Salmane (MBS) qui suscite le plus de réactions en ce moment. Après l’affaire Khashoggi, cette rencontre est perçue par beaucoup comme une « réhabilitation ».
Le président français affirme avoir évoqué « sans tabou » la question des droits de l’homme avec le prince héritier saoudien, mais la rencontre elle-même est de nature à blanchir, au moins sur le plan communicationnel, celui dont le nom demeure associé à l’assassinat et au dépeçage d’un journaliste.
Pour l’Arabie saoudite, la France est un partenaire de poids face à l’Iran, dans la mesure où la défaite de Donald Trump et la perspective d’un nouvel accord sur le nucléaire iranien ont été sources d’inquiétude à Riyad.
Encourager un retour de l’Arabie saoudite au Liban
En face, la France a des réflexes analogues à ceux de la Russie, qui considère que les pays du Golfe sont incontournables dans le cadre de la reconstruction de la Syrie. En l’occurrence, Paris semble encourager un retour de l’Arabie saoudite au Liban, qui pâtit d’une crise financière inédite.
Récemment, le courroux des Saoudiens s’est fixé sur le ministre de l’Information libanais Georges Cordahi, qui avait tenu des propos hostiles à l’intervention saoudienne au Yémen avant sa nomination, mais c’est évidemment le rôle prépondérant du Hezbollah qui agace au plus au haut point Riyad. Cordahi a fini par démissionner vendredi.
Cette volonté de pousser MBS à jouer un rôle plus important au Liban [...] revient à faire fi du rôle joué par l’Arabie saoudite et ses alliés libanais (le clan Hariri, notamment) dans l’actuelle crise financière
« Les Français voulaient que je démissionne avant la visite de M. Macron en Arabie, étant donné que cela peut aider à entamer le dialogue avec les responsables saoudiens », a déclaré le ministre en question.
Cette volonté de pousser MBS à jouer un rôle plus important au Liban – volonté que partage une partie de la classe politique libanaise, rappelons-le – a de quoi intriguer à bien des égards.
D’abord, elle revient à faire fi du rôle joué par l’Arabie saoudite et ses alliés libanais (le clan Hariri, notamment) dans l’actuelle crise financière. Ensuite, elle donne l’impression que les Saoudiens ont volontairement et unilatéralement décidé de dédaigner le Liban.
Or ce sont bien les Libanais eux-mêmes, y compris la population sunnite, qui ont manifesté – notamment dans les élections – leur rejet de l’influence saoudienne. Dans une ville comme Tripoli, l’influence turque semble sérieusement concurrencer celle de Riyad, par exemple.
Un autre pays du Golfe pourrait jouer un rôle important au Liban face à la crise financière et à l’appauvrissement de la population libanaise : le Qatar. Quelques jours avant la visite du président Macron, c’est là que s’est rendu le président libanais Michel Aoun.
En 2006, après la guerre israélo-libanaise, Doha avait joué un rôle prépondérant dans la reconstruction du pays.
Un contexte ambigu : entre convergence et singularisation
Cette visite du président français intervient dans un contexte particulier. Au-delà de la crise sanitaire et des incertitudes économiques qui l’accompagnent, sur le plan géopolitique, deux tendances se dessinent.
Presque un an après la fin de la crise du Golfe, entre le Qatar et ses voisins, la concurrence – parfois à la limite du conflit armé – entre l’axe contre-révolutionnaire mené par Riyad et Abou Dabi et l’axe islamo-réformateur mené par Doha et Ankara semble laisser place à une certaine accalmie.
De ce point de vue, l’évolution des relations entre Abou Dabi et Ankara est révélatrice. Après des années d’opposition, notamment en Libye, le prince héritier d’Abou Dabi Mohammed ben Zayed (MBZ) s’est rendu à Ankara le 24 novembre. D’importants investissements émiratis (on parle de dix milliards de dollars) sont escomptés en Turquie.
Dans la mesure où l’action émiratie en Libye s’est heurtée à une forte réaction turque, où l’idée d’un règlement politique du conflit s’est imposée, et dans la mesure où Ankara et Doha ne font plus du soutien aux Frères musulmans le centre de leur politique étrangère dans le monde arabe comme il y a dix ans, les facteurs d’un apaisement étaient réunis.
Cette convergence s’accompagne d’une divergence au sein de l’axe Riyad-Abou Dabi. Là où Riyad considère la lutte contre l’Iran (et incidemment le Hezbollah au Liban et les Houthis au Yémen) comme une priorité, Abou Dabi considère toujours la lutte contre l’islam politique comme prioritaire (au Yémen, les Émirats et leurs alliés se méfient davantage des Frères musulmans que des Houthis) et semble pour l’instant privilégier des relations cordiales avec Téhéran.
L’action de la diplomatie française s’inscrit dans ce contexte. Pour les tensions qui perdurent, comme on le voit au Liban, l’objectif affiché est d’éviter tout isolement de l’Arabie saoudite.
Comme au moment de la séquestration de Saad Hariri par les Saoud en novembre 2017, Paris entend peut-être servir de partenaire et de garde-fou au jeune prince héritier saoudien. Là où la politique du bâton prévaut ailleurs, c’est la carotte qui semble privilégiée par Paris quand il s’agit de l’Arabie saoudite.
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