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La « route américaine » : rocade pour les colons israéliens, cauchemar pour les Palestiniens

Le nouveau projet d’autoroute israélien va scinder les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est occupée et déplacer des centaines d’habitants
Nabil Bashir à l’entrée de sa maison, menacée de démolition pour faire place à la route américaine à Jérusalem-Est occupée (MEE/Aseel Jundi)
Nabil Bashir à l’entrée de sa maison, menacée de démolition pour faire place à la route américaine à Jérusalem-Est occupée (MEE/Aseel Jundi)
Par Aseel Jundi à JÉRUSALEM-EST OCCUPÉE

Khaled Bashir ne connaît que trop bien la douleur de voir sa maison rasée par les autorités israéliennes.

Il l’a ressentie deux fois avec sa famille, qui vit dans le quartier de Jabal al-Mukaber à Jérusalem-Est occupée. Aujourd’hui, une troisième démolition approche.

Pendant très longtemps, l’absence de permis de construire justifiait ces décisions. Mais le projet de nouvelle autoroute, qui vient d’être annoncé et scinderait le quartier pour desservir les colonies illégales, révèle une intention bien plus sinistre, estime Bashir. 

« Toutes les maisons d’ici sont vouées à la démolition afin de faire place à une route pour les colons qui serait construite sur les ruines de nos maisons »

- Khaled Bashir, habitant de Jérusalem 

« Pendant des années, j’ai essayé d’obtenir un permis [de construire], mais toutes nos demandes ont été rejetées », rapporte le quinquagénaire à Middle East Eye

« Nous avons plus tard découvert que c’était parce que toutes les maisons [d’ici] étaient vouées à la démolition afin de faire place à une route pour les colons qui serait construite sur les ruines de nos maisons. » 

La municipalité israélienne de Jérusalem, qui administre à la fois le côté occidental israélien de la ville et sa partie orientale palestinienne occupée, construit la « route américaine », une grande rocade qui va améliorer la liaison entre les colonies illégales au sud, à l’est et au nord de Jérusalem-Est. 

Cette ambitieuse rocade s’étendra sur 12 km depuis le check-point de Mazmoriya près de Sur Baher (au sud-est de Jérusalem) jusqu’au check-point militaire Zayyim (au nord). 

Dans le quartier de Jabal al-Mukaber, des dizaines de familles feront les frais de ce projet, qui va transformer des centaines d’habitants en sans-abri.  

Khaled Bashir a vu deux de ses maisons détruites par les autorités israéliennes au fil des ans (MEE/Aseel Jundi)
Khaled Bashir a vu deux de ses maisons détruites par les autorités israéliennes au fil des ans (MEE/Aseel Jundi)

Bashir a déjà vu deux de ses maisons démolies au fil des ans. La première construite sur le terrain de son père en 2000 et la seconde, bâtie pour son fils Muhammad, en 2014. 

« Ils veulent contraindre les habitants à se tourner vers des investisseurs locaux ou externes ou vers les banques pour emprunter, ce qui signifierait que les propriétaires n’en retireraient qu’un appartement résidentiel »

- Muhammad Bashir, architecte

À chaque fois, la municipalité a justifié la destruction des bâtiments par l’absence de permis de construire. Mais ces permis sont pratiquement impossibles à obtenir pour les Palestiniens.

Selon Peace Now, organe de surveillance des colonies, seuls 30 % des permis de construire accordés par la municipalité de Jérusalem à Jérusalem-Est entre 1991 et 2018 l’ont été dans les quartiers palestiniens – bien que les Palestiniens constituent plus de 60 % de la population de la ville. 

En zone C de Cisjordanie, près de 99 % des dossiers de construction déposés par des Palestiniens ont été rejetés entre 2016 et 2018.

Par contraste, entre 2012 et 2021, Israël a approuvé les projets de construction de 55 704 immeubles d’habitation dans les colonies israéliennes à travers la Cisjordanie, lesquelles sont illégales en vertu du droit international.

Les organisations de défense des droits de l’homme, tant palestiniennes qu’israéliennes, affirment depuis longtemps que les politiques israéliennes visent « délibérément » à faire avorter tout projet d’urbanisation des quartiers palestiniens.

L’expulsion ou l’endettement

Muhammad Bashir, architecte local, suit 62 affaires de familles qui ont reçu des ordres de démolition à Jabal al-Mukaber pour faire place à la construction de la route américaine, dont la première portion a été achevée récemment.

Trois kilomètres de route sont terminés, rapporte Bashir à MEE, avalant et fragmentant les terrains du quartier.

Les 62 bâtiments voués à la démolition abritent 750 personnes, dont 300 enfants environ, et tous peuvent devenir sans-abri à tout moment. 

La municipalité avait donné cinq ans aux habitants pour trouver des solutions afin de garder leur maison, dont certaines ont été construites avant l’occupation de la ville par Israël en 1967. Cette exemption a expiré récemment et les travaux de l’autoroute ont avancé.

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Lors de la première phase de construction, la route faisait 16 mètres de large. Le ministre des Transports veut toutefois l’élargir à 32 mètres, précise Muhammad Bashir. 

La seconde phase va comprendre le « déménagement » des personnes menacées d’expulsion par les ordres de démolition. La municipalité a déjà confisqué 382 dounams (38 hectares) de leurs terres, indique Bashir, tout en facilitant le passage des colons à travers les quartiers palestiniens.

La municipalité a certes suggéré des alternatives pour les habitants dont le logement est menacé de démolition, mais celles-ci ne sont ni réalistes ni justes, affirme l’architecte. 

Sa proposition consiste à ériger des bâtiments de chaque côté de la route. Dans chacun d’eux, quatre étages doivent être exclusivement alloués au stationnement, quatre autres à un usage commercial et seulement deux étages pour usage résidentiel, chacun divisé en quatre appartements.

Chacun de ces bâtiments coûterait entre 20 et 25 millions de shekels (6-7,7 millions de dollars), somme que beaucoup de Palestiniens dans le quartier ne peuvent débourser sans souscrire un prêt. 

Les seules options qui restent aux habitants sont l’expulsion ou l’endettement. Une stratégie adoptée par la municipalité consiste à vider le quartier de ses habitants et à les remplacer par des centres commerciaux, résume Muhammad Bashir. 

« Ils veulent contraindre les habitants à se tourner vers des investisseurs locaux ou externes ou vers les banques pour emprunter, ce qui signifierait que les propriétaires n’en retireraient qu’un appartement résidentiel tandis que les investisseurs ou les banques se tailleraient la part du lion », explique-t-il à MEE

« Les habitants de Jabal al-Mukaber refusent cela sans équivoque, jugeant les bâtiments en hauteur incompatibles avec le contexte rural auquel ils sont habitués. »

Une route pour colons

Le projet de la « route américaine », qui doit son nom à une petite route abandonnée construite en partie par des entreprises américaines au début des années 1960, va coûter jusqu’à 250 millions de dollars, selon Khalil Tafkaji, directeur de l’unité de cartographie du Centre d’études arabes de Jérusalem.

Ce projet est mené par Moriah Jerusalem Development Corporation, qui est liée à la municipalité, en partenariat avec le ministère israélien des Transports.

Tafkaji, qui est un expert de longue date de l’urbanisation des colonies, indique que le ministère des Transports a proposé ce projet en 1994, promouvant son importance sur le plan urbain, économique et de la sécurité.

En 1996, les plans du projet ont été dessinés et c’est alors qu’il est devenu clair que la municipalité prévoyait une grande autoroute.

Afin de mettre en œuvre ce projet, près de 1 070 dounams de terres ont été confisquées aux quartiers palestiniens de Sur Baher, al-Sawahra, Jabal al-Mukaber, Jabal al-Zaytoon, Antara et al-Issawiya.

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Une fois achevée, la route reliera les colonies à l’est de Jérusalem au centre-ville et à toutes les colonies à l’ouest de Jérusalem, facilitant le déplacement des colons de Maale Adumim, Kedar et Mitzpe Yeriho. 

La route américaine desservira également les colonies de Goush Etzion, Efrat et Jabal Abu Ghneim, améliorant la circulation au nord-est de Jérusalem afin de réduire les bouchons dans le centre-ville, indique Tafkaji à MEE

Cette route reliera les colonies situées dans les limites de la municipalité aux colonies qui sont en dehors, dans l’objectif de mettre en œuvre la vision israélienne d’un « Grand Jérusalem », ajoute-t-il. 

Tafkaji pense que l’objectif consiste à faire basculer l’équilibre démographique en faveur des Israéliens en annexant ces colonies pour qu’elles soient incluses dans les limites de la municipalité de Jérusalem.

Cela isolerait les villes et villages palestiniens voisins : ils se retrouveraient encerclés par des routes réservées aux colons tandis que le peu de terre qui leur reste serait confisqué afin de construire ces routes.

Lois « discriminatoires »

Au total, 132 bâtiments de Jabal al-Mukaber se préparent à la démolition. Si 62 d’entre eux sont rasés pour laisser la place à la nouvelle route, 70 autres vont être rasés en vertu d’une loi controversée, dite Kaminitz.

Si ces démolitions sont menées à terme, la population de Jabal al-Mukaber se réduirait du jour au lendemain de 38 000 habitants à 20 000, selon Muhammad Bashir.

La loi Kaminitz, adoptée par la Knesset israélienne en 2017, donne aux autorités des pouvoirs accrus pour sanctionner les constructions sans permis à Israël et à Jérusalem-Est occupée, qui a été unilatéralement annexée en 1980 en violation du droit international. 

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Si cette loi ne vise aucun groupe spécifique, elle est considérée « discriminatoire » envers les citoyens palestiniens, qui dans les faits sont affectés de manière disproportionnée par cette loi. 

Les Palestiniens la voient comme une façon d’empêcher toute construction, détruire des maisons et mettre fin à l’expansion urbaine de leur communauté.

Depuis que cette loi a été adoptée, les habitants rapportent une hausse exponentielle des infractions administratives, ce qui équivaut à des centaines de milliers de shekels, établies à leur encontre par les inspecteurs de la municipalité qui se sont vu accorder des pouvoirs quasi-inconditionnels pour ce faire.  

Les inspecteurs peuvent établir ces infractions sans avoir besoin d’obtenir la permission du tribunal, qui a également vu reculer son pouvoir de geler les démolitions. 

Cette loi a essentiellement sapé tout recours juridique possible pour contester ou sursoir à la démolition de toute maison construite après 2017.

Les habitants de Jabal al-Mukaber sont coincés entre le marteau et l’enclume après avoir épuisé tous les recours en appel et les contestations possibles. Et ils semblent en avoir assez.

Depuis janvier, ils organisent des rassemblements hebdomadaires devant la mairie pour réclamer la fin des démolitions.

Mais depuis le début des manifestations, la municipalité a répondu en multipliant les démolitions, indique Mohammad Bashir. Cette année, 8 bâtiments ont été détruits jusqu’à présent alors que 170 autres familles attendent dans la crainte de voir leur maison détruite. 

« Je suis coincé »

Malgré tous les obstacles érigés par les autorités israéliennes et les démolitions subies, Khaled Bashir n’a jamais baissé les bras.

En 2020, il a construit une nouvelle maison pour son fils Laith. Cette fois, il a été contraint de la démolir lui-même avant la fin de l’année pour éviter les amendes exorbitantes et les frais de la démolition par la municipalité s’il ne l’avait pas fait lui-même.

Il s’accroche désormais résolument à la maison qui lui reste, également sous le coup d’un ordre de démolition. L’idée de partir lui est “insupportable”, confie-t-il à MEE

La route menace plus de 200 personnes de la famille Bashir qui vivent sur leurs terres à Jabal al-Mukaber.

Vue aérienne d’un pont en construction dans le cadre de la route américaine dans le quartier de Sur Baher, le 10 mai 2020 (Reuters)
Vue aérienne d’un pont en construction dans le cadre de la route américaine dans le quartier de Sur Baher, le 10 mai 2020 (Reuters)

À quelques mètres seulement de la maison de Khaled se tient celle de Nabil Bashir, qui est également vouée à la démolition pour le même motif. Cette démolition déplacerait ses sept habitants. 

Nabil (51 ans) a construit sa maison en 1992 et a depuis payé plus de 100 000 shekels israéliens (30 867 dollars) d’amendes en raison de sa construction sans permis.

« Je ne peux pas fournir à mes fils un toit au-dessus de leur tête »

- Nabil Bashir, habitant de Jérusalem 

Il a dépensé 100 000 shekels de plus pour payer des architectes afin qu’ils établissent un plan conforme à la réglementation afin d’obtenir un permis de construire – en vain.

Avec ses frères, Nabil possède quatre dounams de terre que la municipalité prétend inconstructibles. Les frères possèdent cinq dounams de terre ailleurs. Là-bas, la municipalité affirme que seuls 100 mètres sont constructibles.

« Je suis coincé », déplore Nabil, dénonçant les options limitées face aux politiques d’Israël.

« Je ne peux pas fournir à mes fils un toit au-dessus de leur tête, et ils sont désormais menacés d’expulsion forcée à tout moment. Tout cela parce qu’ils veulent construire une autoroute pour les colons sur notre terrain. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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