Consultation nationale en Tunisie : entre déni et diabolisation de l’opposition
Comme tous les 20 mars, les Tunisiens célèbrent la fête de l’indépendance. Si en 2020 et 2021, la crise sanitaire a réduit les festivités officielles, le président de la République, Kais Saied, n’a pas jugé utile d’organiser un grand discours dans la salle des fêtes du palais de Carthage, à l’instar de ce que faisaient ses prédécesseurs.
Il a fallu attendre minuit pour que la télévision nationale annonce une allocution présidentielle imminente, qui aura finalement été prononcée dans les premières minutes du 21 mars.
Le principal intéressé a justifié ce retard par une importante activité. En effet, un conseil des ministres avait été réuni pour valider trois décrets présidentiels formant l’ossature de sa vision.
Le premier texte concerne la mise en place d’une amnistie générale permettant aux personnes reconnues coupables de corruption d’investir pendant dix ans dans des zones sinistrées. Le deuxième permet la création d’entreprises civiles possédées par des citoyens et abondées par un fonds dirigé par la présidence de la République. Le dernier permet de durcir drastiquement les peines encourues par les spéculateurs.
Dans son adresse à la nation, le président a commencé par revenir sur l’histoire de la lutte contre la colonisation française et les circonstances de la signature du protocole du 20 mars 1956, actant la fin du protectorat français. Mais le chef de l’exécutif a encore une fois estimé que l’indépendance totale n’avait toujours pas été atteinte puisque le peuple est selon lui empêché d’exercer sa pleine souveraineté ; une manière de justifier toutes les actions entreprises depuis son coup de force du 25 juillet 2021.
Mobiliser par tous les moyens
Selon le président, la consultation nationale fait partie des moyens mis à la disposition du peuple pour que celui-ci accède à la « vraie indépendance ». Annoncée par le discours du 13 décembre 2021 et lancée en janvier 2022, cette consultation en ligne s’est achevée le 20 mars en réunissant 534 915 votants.
Le questionnaire est composé de six volets : affaires politiques, qualité de vie, économie, développement durable, affaires sociales, éducation et culture. Mais c’est la politique qui intéresse le plus le locataire de Carthage, qui invite les citoyens à se prononcer sur le futur régime politique et sur son rapport à la justice.
La période suivant la révolution de 2011, qui a pourtant connu des phases très diverses, est résumée sous le vocable « décennie ». Un choix qui ne doit rien au hasard tant il a été souvent accolé au qualificatif « noir » par les proches du pouvoir, en allusion à la guerre civile algérienne.
Les types de régimes (présidentiel, parlementaire, mixte) et les modes de scrutin (majoritaire, proportionnel, autres), qui peuvent avoir plusieurs déclinaisons, sont réduits à leur plus simple expression.
Après une phase de rodage de quinze jours, durant laquelle la participation a été restreinte aux seules Maisons de jeunes, la consultation a été ouverte au grand public.
Si le président et le gouvernement n’ont cessé de dire que toute l’opération n’avait rien coûté au contribuable, d’autant qu’aucun budget propre ne lui avait été alloué, une forte implication des pouvoirs publics a été observée.
Ainsi, des SMS ont inondé les téléphones des Tunisiens, des campagnes ont été lancées dans les médias publics et tous les corps de l’État (gouverneurs, délégués, directeurs) ainsi que plusieurs entreprises publiques ont fortement incité les citoyens à participer.
Selon le Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), la télévision nationale s’est transformée en un outil au service de la présidence de la République.
Une émission religieuse est même allée chercher dans la jurisprudence islamique pour pousser les musulmans à prendre part au sondage présidentiel. En temps normal, un tel mélange entre politique et religion aurait fait bondir les partisans de la sécularisation de l’État, mais une part importante de ce spectre réduit la lutte pour la laïcité à la seule opposition à Ennahdha.
Sur les réseaux sociaux, des vidéos ont circulé montrant le recours à un enfant ou l’utilisation d’un foyer estudiantin pour promouvoir la consultation. Le chanteur Saber Rebaï, très connu dans le monde arabe, a incité ses compatriotes à donner leur avis.
Contrairement aux scrutins nationaux, les corps armés ont été autorisés à participer, de même que les mineurs de 16 à 18 ans, élargissant ainsi le corps électoral, estimé à 8 00 000 de Tunisiens.
Irrégularités et faible participation
Au début, une ligne téléphonique au nom du participant était exigée pour s’assurer de son identité. Mais très vite, cette condition a été levée. La simple fourniture d’un numéro de carte d’identité ou de passeport ainsi que la date de naissance permettaient d’obtenir un code et de participer.
Or, ces informations sont facilement accessibles en Tunisie, où une pratique illégale mais répandue consiste à demander le numéro de carte d’identité lors de la signature d’un chèque et où plusieurs établissements universitaires indiquent ce numéro quand ils affichent le résultat des examens.
Cette faible mobilisation relativise le fort soutien dont jouirait Kais Saied depuis le 25 juillet 2021
Par ailleurs, il est possible pour le détenteur d’un numéro de carte d’identité et d’une date de naissance de voter plusieurs fois, effaçant à chaque occurrence les anciennes participations. C’est en faisant constater cet élément par un huissier que la présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, a porté plainte contre plusieurs ministres et responsables pour fraude. La plainte concerne également le détournement d’argent public dans le cadre des moyens humains et financiers engagés dans la consultation.
Malgré tous ces efforts, la participation est restée limitée. Même si le nombre de votants a doublé durant les deux dernières semaines, il s’est établi autour de 6 % du corps électoral qui, comme indiqué plus haut, a été élargi.
D’après les statistiques fournies par les autorités, 2,3 % des moins de 20 ans ont répondu aux questions. Une proportion qui monte à 16,9 % pour les 20-29 ans. Des chiffres faibles pour une consultations destinée en priorité aux jeunes.
Théorie du complot
Pour expliquer ces faibles résultats, inférieurs à ceux obtenus par Kais Saied lors du premier tour de la présidentielle de 2019, le président a invoqué à plusieurs reprises un sabotage ourdi par des personnes dont l’identité n’a jamais été révélée.
Interrogé sur la nature de ces supposées opérations malveillantes, le porte-parole du gouvernement a déploré le dénigrement de l’opération par des partis politiques. Cette déclaration, qui ne répond pas à la question initiale, traduit la vision de la démocratie entretenue par les nouvelles autorités.
En effet, si la critique d’un projet politique est assimilée à du sabotage, cela revient à criminaliser l’opposition. Cette criminalisation revient souvent dans la bouche du président, qui accuse régulièrement ses opposants de traîtrise et d’intelligence avec l’étranger.
Kais Saied est d’ailleurs revenu dans son discours du 20 mars sur les raisons de cette faible mobilisation. Il a ainsi évoqué le changement de l’indicatif téléphonique international tunisien, passé du 216 au 212 (Maroc). Interrogé à ce sujet, le directeur général des technologies de la communication a précisé qu’il s’agissait d’une simple erreur de saisie dans la version française du site.
Le chef de l’État a également fait part d’agressions physiques à l’encontre de jeunes militants de la consultation nationale, dont certains ont selon lui failli être poignardés. Des éléments dont la presse ne s’était pas fait l’écho avant l’allocution présidentielle.
Le locataire de Carthage a tout de même estimé que la consultation, qui n’est que le premier élément d’un « dialogue avec les citoyens », a été une réussite. Pourtant, cette faible mobilisation relativise le fort soutien dont jouirait Kais Saied depuis le 25 juillet 2021.
En dépit des quelques manifestations partisanes, les scènes de liesse qui ont suivi l’annonce du gel du Parlement l’été dernier ne se sont pas reproduites. Il serait donc intéressant de réinterpréter le message des Tunisiens à l’époque pour y voir davantage un rejet de l’ancienne coalition au pouvoir qu’une réelle adhésion au projet présidentiel.
Le recours systématique – et jamais étayé par des faits ou des poursuites – à la théorie du complot pour expliquer chaque déconvenue et les virulentes attaques à l’encontre de toute voix dissidente font craindre la réaction du pouvoir si une future consultation n’allait pas dans son sens
Pour autant, l’absence d’une véritable alternative pourrait expliquer que les citoyens choisissent par défaut l’actuel président de la République lors d’un prochain scrutin ou d’un référendum.
En revanche, le recours systématique – et jamais étayé par des faits ou des poursuites – à la théorie du complot pour expliquer chaque déconvenue et les virulentes attaques à l’encontre de toute voix dissidente font craindre la réaction du pouvoir si une future consultation n’allait pas dans son sens.
Malgré les failles décrites en matière de sécurité dans le déroulé de la consultation, rien ne prouve qu’une fraude quelconque ait été entreprise par les autorités. Au contraire, la faible participation tend à accréditer l’idée que le gouvernement n’a pas manipulé les résultats.
Mais un désaveu de l’exécutif, qu’il s’agisse d’une faible participation ou d’un rejet d’une des propositions du chef de l’État, lors du référendum prévu en juillet sur des réformes constitutionnelles, lequel fait suite à la présente « consultation nationale populaire », pourrait entraîner une réaction violente.
Il convient de rappeler qu’alors que la participation à la consultation n’avait atteint que les 100 000 personnes et quelques, le président avait estimé que les Tunisiens avaient validé ses choix en matière de régime politique (présidentiel avec un Parlement élu à la proportionnelle et des députés qui peuvent être révoqués par les électeurs au cours de leur mandat, une disposition qui ne concerne pas le président). Une précipitation qui relativise l’importance donnée à la volonté populaire.
- Hatem Nafti est un essayiste franco-tunisien. Dans son dernier livre, De la révolution à la restauration, où va la Tunisie ? (Riveneuve 2019), il revient sur le bilan du seul pays du Printemps arabe à s’être durablement engagé en faveur de la démocratie. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @HatemNafti
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