Guerre en Ukraine : Moscou freiné dans sa quête de contrats d’armement au Moyen-Orient
L’invasion de l’Ukraine par la Russie met à mal près d’une décennie de progrès réalisés par le Kremlin pour s’étendre sur le marché lucratif de l’armement au Moyen-Orient.
Les acheteurs d’armement russe risquent d’être confrontés à des pénuries d’approvisionnement alors que les fabricants russes s’efforcent de répondre aux besoins de l’armée de leur propre pays, indiquent à Middle East Eye des sources au fait de la situation.
Selon une source haut placée de l’industrie américaine de la défense, s’adressant à MEE sous couvert d’anonymat, la capacité des clients russes à s’approvisionner en pièces et composants auprès de Moscou a été « considérablement restreinte » depuis l’invasion.
D’après R. Clarke Cooper, ancien secrétaire d’État adjoint aux affaires politico-militaires sous l’administration Trump, « [la Russie se trouve] désormais dans un théâtre d’opérations majeur et tous ceux qui sont des clients de l’industrie russe de la défense se retrouvent au bout de la queue ».
« Les États-Unis exercent une forte pression sur l’Égypte pour qu’elle cesse d’acquérir des armes de pointe russes »
– Pieter D. Wezeman, chercheur principal au SIPRI
Au-delà des perturbations logistiques, l’industrie russe de la défense a été frappée par des sanctions occidentales qui, selon les responsables américains, rendront pratiquement impossible la conduite des affaires.
En mars, un haut responsable américain a déclaré aux législateurs qu’« il ser[ait] très difficile pour quiconque d’acheter des systèmes d’armes majeurs à Moscou dans les mois et les années à venir, compte tenu des sanctions financières radicales que l’administration […] a imposées ».
« Si vous n’avez pas de système bancaire, il est très difficile pour les autres pays de verser des millions de dollars, de roubles, de yens ou d’euros pour payer ces systèmes de défense », a déclaré Donald Lu, secrétaire d’État adjoint aux affaires de l’Asie du Sud et de l’Asie centrale.
Outre les sanctions, l’Occident a mis en place des contrôles à l’exportation dévastateurs destinés à couper le flux de semi-conducteurs, de composants d’avions et d’autres technologies essentielles à l’industrie russe de la défense.
« L’industrie russe de l’armement est soudainement désengagée de l’ensemble du système mondial. C’est dire à quel point c’est radical », indique à MEE la source de l’industrie de la défense.
« Nous en sommes à un point où les pays doivent revoir leur relation à long terme avec l’industrie russe de l’armement en raison de l’exhaustivité des sanctions et des pénalités visant les exportations », ajoute-t-il.
L’augmentation des ventes d’armes au Moyen-Orient était une priorité stratégique pour le président Vladimir Poutine, qui cherchait à exploiter l’industrie russe de la défense pour stimuler les exportations de son pays et étendre l’influence de Moscou dans la région.
La Russie est le deuxième plus grand fournisseur d’armes au monde, derrière les États-Unis. Bien que la majorité de ses exportations soient destinées à l’Inde et à la Chine, le Moyen-Orient joue également un rôle important.
Deux États de la région, l’Égypte et l’Algérie, se sont classés parmi les quatre premiers acheteurs d’armement russe au niveau mondial ces dernières années, selon les données compilées par l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).
En 2015, Sergueï Tchemezov, proche allié de Poutine à la tête du conglomérat public de défense russe Rostec, a identifié le Moyen-Orient comme l’un des marchés à la croissance la plus rapide pour le pays.
« Quant à la situation en matière de conflits au Moyen-Orient, je ne cache rien et tout le monde le comprend : plus il y a de conflits, plus ils [les clients] nous achètent des armes », déclarait-il à l’époque.
Si les chiffres officiels en dollars sur les ventes d’armes russes aux États du Moyen-Orient sont obscurs, les données compilées par le SIPRI ont montré que la part d’armes russes exportées vers la région avait presque doublé, passant de 11 % dans la période 2013-2017 à 20 % sur 2017-2021.
L’influence géopolitique de la Russie au Moyen-Orient s’est accrue après son intervention en Syrie en 2015, couronnée de succès dans la mesure où elle a sauvé le gouvernement de Bachar al-Assad. Le Kremlin a fini par être perçu comme un partenaire fiable, prêt à déployer sa puissance militaire pour aider ses alliés et prompt à conclure des contrats avec les acheteurs à la recherche de nouvelles armes.
Lorsque Washington a hésité à fournir des armes au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi en raison de préoccupations liées à des violations des droits de l’homme dans le pays, la Russie est intervenue et a vendu au pays des hélicoptères d’attaque Ka-52 et des avions de chasse MiG-29.
Et alors même que les États-Unis engageaient des milliers de soldats pour aider le gouvernement irakien à reprendre le contrôle de son pays au groupe État islamique, la Russie vendait à Bagdad d’importants lots de chars de combat T-90 et de véhicules blindés.
Contrairement aux États-Unis, qui appliquent un long processus d’examen pour les ventes d’armes et imposent une surveillance de l’utilisation finale pour vérifier comment les gouvernements déploient les armes une fois qu’elles ont été achetées, les Russes imposent peu de conditions et vendent généralement moins cher.
« Je n’ai jamais entendu une seule fois un ministre de la Défense du Moyen-Orient dire qu’il adorait les équipements russes. Les États-Unis sont généralement le partenaire privilégié », indique R. Clarke Cooper à MEE.
« Mais parfois, les pays ont un calendrier différent pour conclure un contrat, des exigences différentes, et ils peuvent alors se tourner vers un pays comme la Russie. »
Compte tenu des retombées de la situation en Ukraine, la préoccupation immédiate de pays tels que l’Égypte et l’Algérie, qui ont effectué d’importants achats d’équipements de pointe auprès de la Russie, sera d’assurer la maintenance et de trouver des pièces de rechange, indiquent les experts en défense.
Le moteur d’un avion de chasse MiG peut nécessiter une révision tous les huit mois si l’appareil est utilisé activement et il n’est pas rare que les appareils soient démontés et ramenés en Russie.
« Je ne pense pas que cela soit possible aujourd’hui », souligne Charles Forrester, analyste principal pour Janes, une publication spécialisée dans l’industrie de la défense. « C’est un défi de taille. »
Le château de cartes russe
La capacité de la Russie à conquérir de nouveaux clients est également confrontée à de nouveaux défis. Les reportages en provenance d’Ukraine sont remplis d’images d’équipements russes détruits et l’armée du pays se tourne vers des barrages d’artillerie de l’ère soviétique. On parle peu d’un armement de pointe côté russe. « Ce n’est pas bon pour les affaires », indique Charles Forrester.
Depuis plusieurs années, la Russie tente d’entrer sur le marché le plus riche du Moyen-Orient, celui du Golfe. Elle a connu quelques succès initiaux : Moscou a vendu des lance-roquettes thermobariques à l’Arabie saoudite et des milliers de missiles antichars aux Émirats arabes unis.
Les contrats de plus grande envergure s’avèrent toutefois plus difficiles à obtenir. Un protocole d’accord de 3 milliards de dollars signé par la Russie avec l’Arabie saoudite en 2017 pour des achats d’armes est au point mort. Par ailleurs, en dépit de la présentation en grande pompe de l’avion de combat Su-75 « Checkmate » au salon aéronautique de Dubaï l’an dernier, la Russie n’est pas parvenue à lui trouver des acheteurs.
Malgré la réticence des pays du Golfe à condamner la Russie pour son invasion de l’Ukraine, les experts estiment qu’ils pourraient se montrer méfiants à l’idée de se heurter à des sanctions américaines pouvant résulter de la conclusion d’un contrat d’armement avec le Kremlin.
En 2020, les États-Unis ont sanctionné l’industrie turque de la défense en vertu du Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA). Cette mesure visait à punir le pays allié et membre de l’OTAN pour avoir fait l’acquisition du système de missiles russe S-400, mais elle a également servi d’avertissement aux autres pays de la région.
L’Égypte a commencé à faire traîner le processus d’achat d’avions de combat Su-35, tandis que les monarchies du Golfe ont discrètement enterré un grand nombre de leurs protocoles d’accord avec la Russie.
« Avec le CAATSA, nous avons fait de l’expansion de l’industrie russe de la défense dans la région un château de cartes », affirme à MEE Kirsten Fontenrose, ancienne directrice des affaires du Golfe au Conseil de sécurité nationale de l’administration Trump, aujourd’hui au think tank Atlantic Council.
Elle ajoute que compte tenu des tensions actuelles entre l’Occident et la Russie, tout nouvel achat d’armement russe par les États du Golfe susciterait presque certainement l’ire des législateurs.
« Le Congrès crierait sur tous les toits pour imposer des sanctions en vertu du CAATSA », affirme-t-elle.
« Se garder de récompenser les États-Unis »
Des signes précurseurs d’un fléchissement des contrats russes sont déjà apparus. Fin mars, le général Frank McKenzie, commandant du CENTCOM, a déclaré à la commission des forces armées du Sénat que les États-Unis prévoyaient d’approuver la vente d’avions F-15 de pointe à l’Égypte.
Ce contrat résultant d’un « travail long et pénible » selon les dires du général est considéré par certains comme une alternative au processus avorté d’achat par l’Égypte d’avions de combat Su-35 auprès de Moscou.
« Les États-Unis exercent une forte pression sur l’Égypte pour qu’elle cesse d’acquérir des armes de pointe russes, et je pense qu’elle en achètera beaucoup moins à l’avenir », indique à MEE Pieter D. Wezeman, chercheur au SIPRI.
R. Clarke Cooper, l’ancien haut responsable du département d’État de l’administration Trump, estime que l’invasion de l’Ukraine pourrait avoir apporté au gouvernement égyptien à court d’argent la couverture politique nécessaire pour sortir du contrat avec la Russie.
« Cela a peut-être contribué à clarifier les choses pour eux, et en fin de compte, l’Égypte n’avait vraiment pas les moyens de s’offrir les Su-35. »
Au-delà de la vente potentielle de F-15, les experts hésitent à prédire une vague de nouveaux contrats d’armement entre les États-Unis et les États du Moyen-Orient à la suite des turbulences que connaît l’industrie russe de la défense.
L’une des raisons est que les succès de Moscou dans la région étaient en réalité limités, restreints à quelques accords pour lesquels des commandes ont été remplies. En outre, les États-Unis sont déjà le principal fournisseur d’armes de pays tels que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. L’administration Biden pourrait également se montrer réticente à courir après de nouveaux contrats.
« Cette administration veut imposer davantage de restrictions aux transferts d’armes et les pays capables de financer de grosses acquisitions sont en colère contre nous [les États-Unis] », souligne Kirsten Fontenrose.
Cela ne signifie pas que d’autres exportateurs ne chercheront pas à récupérer la part de marché de la Russie. Selon Kirsten Fontenrose, les États du Golfe pourraient se tourner vers des pays de l’OTAN comme la France et le Royaume-Uni pour effectuer quelques acquisitions d’envergure et symboliques.
« Ils bénéficieraient toujours de l’interopérabilité avec les équipements américains et éviteraient les sanctions du CAATSA, tout en se gardant de récompenser les États-Unis en raison de ce qu’ils considèrent comme un mauvais traitement. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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