Algérie : les murs, esthétique de l’enfermement et métaphore de la répression
À Oran, ville mythique d’Algérie et récit d’un chef-d’œuvre, Camus avait imaginé une tragédie humaine. Ce fut La Peste. Merveilleuse métaphore du totalitarisme déguisé en rats porteurs d’un malheur bubonique, dévastant sournoisement le destin de la vie.
Près de 70 ans plus tard, un matin comme un autre en ce mois de mars, des habitants de plusieurs villages balnéaires de la ville d’Oran se sont réveillés et, ouvrant les fenêtres, se sont rendu compte que la mer avait disparu.
Elle n’était plus là, elle qui, pourtant, était là avant eux, avant la ville. Avant l’ancêtre. Avant les Hommes. Avant la colonisation. Avant la nation. Avant l’existence. Avant le récit.
À la place, il y avait un mur. Des murs, à perte de vue. Sur des kilomètres.
Ce pourrait être une fable, l’incipit d’un conte sans queue ni tête, entre surréalisme exacerbé et réalisme débordant, entre le monde mystérieux de Haruki Murakami et celui, chaotique, de Rachid El-Daïf ou de Régis Jauffret…
Mais nous ne sommes pas dans les songes d’un auteur, dans le délitement littéraire d’une œuvre, nous sommes dans l’administratif le plus crasse. Le plus abject. Nous sommes au cœur de la haine. La matrice de la laideur et du mépris de tout : de l’humain, du beau, du paysage, de l’écologie, de l’environnement, de l’histoire, de la mystique de la création et du bon sens où tout s’entremêle. Tout.
Une autorité a décidé de construire ces murs hideux. Quelle autorité ? Comment cette horreur a-t-elle été décidée ? Par quelle assemblée élue ? Nous ignorons tout de cette autorité, mais selon des chuchotements, on dit que l’ordre vient « d’en haut », comme toujours…
« D’en haut », ce haut, dont on ignore la hauteur exacte même si nous croyons la deviner ; ce haut imprécis et castrateur ; ce haut intimidant, omniscient, qui n’est pas de l’ordre du divin mais devant lequel nous sommes tenus de nous soumettre avec l’abnégation du divin, comme des croyants craintifs ; « ce haut » de l’arbitraire qui pense pour nous, qui décide de tout mais sans nous.
Pas en ignorant nos existences, mais bien pire, en les effaçant. En les raturant comme une erreur de frappe sur un manuscrit en correction, transformant nos existences comme autant d’invisibilités aphones.
« Ce haut, d’en haut » donc a décidé d’ériger des murs pour boucher l’accès à des plages publiques sur plusieurs kilomètres, allant de la commune de Ain El Turk jusqu’aux Andalouses, petit complexe coquet en face des îles Habibas, en passant par Bousfer, Trouville… et d’autres lieux de la villégiature et des souvenirs d’enfance.
Et ça risque d’avancer encore. Des murs en béton, l’horreur absolue, des panneaux de quatre mètres de haut, érigés vers Dieu pour lutter contre les Hommes. Contre les harragas. Ces brûleurs de frontières. Ces migrants clandestins. Ces « parias ». Des murs pour empêcher des départs et des rêves éveillés d’un ailleurs moins sordide.
La stratification des désastres
Dans ce désastre, il y a plusieurs autres désastres. Plusieurs aberrations, à tiroirs. Plusieurs interrogations dans le désordre et le chaos. Il y a tout de nos destins malmenés.
D’abord, le parallèle. Comment empêcher nos yeux fatigués par la hargne d’un monde cruel de ne pas faire la comparaison avec d’autres hargnes, d’autres parallaxes.
En regardant ces murs en béton armé à Oran, il est difficile de ne pas voir d’autres murs érigés ailleurs, par d’autres fous, d’autres esprits malades, avec le même mépris de l’autre. On y voit les mêmes panneaux, comme dans le sud de l’Amérique de Trump qui voulait empêcher « l’infrahumain » mexicain de traverser les frontières.
Comme ces murs israéliens qui empêchent les Palestiniens de vivre dans la dignité d’une terre qui est la leur. Ils sont identiques, ces murs. Ils ont la même couleur. Ils ont la même hargne.
Mais, j’avoue qu’il y a de l’innovation à Oran. Une importante innovation comme nous allons le constater.
L’Homme érige des murs depuis la nuit des temps. Ou des murailles. Ou des barbelés électrifiés. C’est selon. Mais c’est du même ordre. Il pense ainsi mieux se protéger, de l’autre.
Le syndrome de la citadelle qui craint les assauts de « l’ennemi » qu’on repousse de derrière les murs pour anéantir la menace. Le mur est alors conçu, d’un côté, comme bouclier et, de l’autre, comme obstacle pour l’ennemi. Dans tous les cas de figure, il est conçu comme un moyen d’empêcher une intrusion, jugée, à tort le plus souvent, comme menaçante. Empêcher celui que l’on qualifie « d’ennemi », de clandestin, de vagabond ou de parasite d’entrer chez soi.
À Oran, ces autorités, « d’en haut », sans quitter l’aberration des murs, viennent de créer de l’inédit dans cette même aberration, en faisant pire avec ce qui l’était déjà. D’où l’innovation.
On ne ferme pas pour se protéger de l’extérieur, de « l’infrahumain » venant de l’autre côté de la frontière appauvrie, comme au Mexique, comme en Palestine ou en Pologne… On ferme pour se protéger d’une menace bien pire, et cette menace, nous rappelle-t-on, vient de l’intérieur.
L’ennemi, l’infrahumain, le parasite, c’est alors nous. Pas l’autre. Nous sommes identifiés comme ennemis. Terrible prise d’otages, entre un ailleurs qui refuse l’entrée et un dedans qui empêche la sortie
Ces autorités « d’en haut » ne veulent pas empêcher « l’autre », « l’ennemi », comme ailleurs, d’entrer chez nous, chez soi, ils veulent empêcher le « soi » de sortir de chez lui.
L’ennemi, l’infrahumain, le parasite, c’est alors nous. Pas l’autre. Nous sommes identifiés comme ennemis. Terrible prise d’otages, entre un ailleurs qui refuse l’entrée et un dedans qui empêche la sortie.
Et ces murs érigés dans le ciel pour empêcher ce « nous » d’exister selon sa propre volonté renvoient au cœur d’une politique. D’une façon de faire de la politique, ici. D’un choix assumé. Et ces murs, comme métaphore de la répression, nous disent, mieux que tout, ce choix violent. Celui de l’enfermement d’une société, de son étranglement.
Le choix de la prison, comme mode de gestion et comme seul horizon, qu’on bouche avec des murs, des interdits, des gardes à vue, des peines préventives ou des lois anticonstitutionnelles. L’esthétique de l’enfermement comme seule réponse aux inquiétudes légitimes d’une société qui interroge constamment son devenir incertain.
Comment des gamins qui n’ont peur d’affronter ni les vagues ni la mort – et ils sont si nombreux à en mourir dans l’anonymat le plus obscène –, en pleine mer, sans que personne n’en soit responsable ni n’en rende compte ni ne s’en émeuve même, auraient-ils peur de contourner un mur en béton ? Nous sommes dans l’absurde.
L’émeute la plus ancienne, la plus radicale
Le harraga est une interrogation. Une question redoutable. Et une des plus tragiques et des plus urgentes que pose la société. Et depuis de longues années. Mais que personne n’écoute suffisamment. Elle est au cœur des luttes démocratiques. Elle pose la question des libertés. De la démocratie dans ce pays.
Il est peut-être temps d’imaginer des solutions en dehors du mépris et toutes les autres formes de haine et de répression. Un mur qu’on érige est une haine qu’on expose. Une répression qu’on revendique. Le harraga pose la question de la vie dans ce pays et des libertés.
Le harraga est l’émeute la plus ancienne, en Algérie. L’émeute la plus radicale, la plus constante. Ce n’est pas un hasard si la seule fois, durant ces vingt dernières années, où le phénomène s’est ralenti considérablement, ce fut pendant la première année du hirak, ce vaste mouvement populaire qui, en 2019, a mené à la démission d’Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir pendant vingt ans.
Les harragas avaient enfin trouvé un cadre citoyen, un autre moyen de lutte politique pour exprimer leur mécontentement, leur envie de prendre en main leur destin et leur volonté de changement, pas seulement de régime, mais de vie.
Cet espace de lutte n’étant plus, ils reprennent leurs émeutes. Plus aucun espace de lutte n’est toléré. Plus aucune parole n’est acceptée en tant que telle. Alors restent les départs.
Les émeutes peuvent désormais se passer des rues et des pneus en feu pour manifester un mécontentement populaire. La colère et les émeutes d’aujourd’hui ont lieu en mer. Et depuis vingt ans. On n’affronte plus les chars, ni les discours belliqueux d’un état-major débordé par l’incompréhension, mais les vagues.
Le pouvoir s’intéresse à ce phénomène. Mais en tant que crime à réprimer, un délit parmi tant d’autres contre lequel il faut lutter. Et les réponses sont toujours les mêmes, c’est-à-dire policières. Judiciaires. Militaires. Jamais politiques.
Il en fait alors une campagne. Un séminaire. Des sujets propagande à la télévision. Il le traite comme une maladie, une démence qu’il faut contenir. Il convoque la religion pour fabriquer une fatwa qui qualifie le départ clandestin comme une transgression prohibée par les commandements de Dieu.
La colère et les émeutes d’aujourd’hui ont lieu en mer. Et depuis vingt ans. On n’affronte plus les chars, ni les discours belliqueux d’un état-major débordé par l’incompréhension, mais les vagues
Le phénomène harraga n’est pas une maladie, même s’il s’illustre par une contagion inquiétante et toujours en hausse. C’est pourtant un peu la pitoyable impression que les gouvernants tentent de donner de ces hommes et de ces femmes.
On veut sournoisement les réduire à des égarés sans conscience qu’il faut remettre sur le droit chemin. Qu’il faut enfermer, presque comme de grands malades, mais par la force, par les procédés de la psychiatrie de « l’école d’Alger » pendant la colonisation, celle d’avant Fanon. Celle d’avant la compréhension de la douleur, des traumas et des rêves d’un peuple en lutte.
Les harragas sont tout sauf des égarés inconscients. Ce sont des êtres sociaux qui posent un problème politique. Éminemment politique.
Les harragas sont une forme de mutinerie sociale qui s’exprime d’une façon plus spectaculaire que les formes classiques de l’émeute. C’est une contestation politique qui a muté. Elle puise dans le bréviaire de l’affrontement depuis de longues années. Alors elle devient forcément plus résistante, parce que moins évidente à mater.
Le mal-être le plus profond
La répression, les murs, les arrestations ne sont pas une réponse intelligente à offrir à une revendication démocratique pacifique. Parce que c’en est une.
Nous ne pouvons pas isoler le problème des harragas, tel un corps étranger, d’un malaise global, d’une crise plus grande. Les harragas n’expriment pas la mal-vie seulement, comme tentent de le faire croire, par paresse, certains esprits. Ils expriment le mal-être le plus profond de ce pays.
La mal-vie a un rapport avec la pauvreté, la gestion économique d’un pays ; le mal-être a un rapport plus sournois avec la désespérance de l’individu. Le mal-être, c’est être mal dans sa vie, dans son histoire, dans sa langue, dans son sexe, dans sa famille, dans sa peau. Ce qui est beaucoup plus grave que la mal-vie d’un sans-emploi.
Il n’y a aucune solution possible à ce phénomène hormis celle de la démocratie. De la liberté.
Les harragas, comme tous ceux qui ont cette témérité de braver la mort, que ce soit celle des chars ou des vagues, posent ce seul problème, celui de la démocratie. Ni plus ni moins.
Une autre aberration. Les harragas sont cette partie visible, parce que suscitant le plus d’émotion, de cette grande tragédie. Des milliers d’autres Algériens partent ou sont candidats au départ tous les jours par avion ou bateau.
Ils ne sont pas forcément dans la mal-vie mais partagent, comme un signe d’appartenance, ce même mal-être. Ils payent des billets sans retour. Ils le font légalement. Au lieu de payer un passeur véreux, ils payent des compagnies de voyages à prix coûtant et ils quittent leur pays dans des conditions moins atroces qu’une embarcation de fortune, en abandonnant une histoire pour se créer légitimement une autre, dans laquelle ils seront maîtres de leur destin. De leurs vies. De leurs choix.
Eux aussi, ce sont des harragas. Même s’ils ne brûlent pas les frontières, en prenant ce risque inconsidéré d’affronter la mer, ils s’inscrivent dans ce même requiem du départ. Ils ne partent pas refaire leur vie, mais réparer leur histoire.
Des médecins. Des journalistes. Des chercheurs. Des écrivains. Des artistes. Des chômeurs. Des familles entières. Des étudiants. Des pauvres. Des riches. Femmes et hommes.
Combien d’Algériens se préparent encore en toute légalité à immigrer au Canada ou ailleurs ? Combien sont-ils à avoir fourni les dossiers d’immigration en attendant tranquillement une réponse ? Combien sont-ils à partir tous les jours avec le cachet de la police des frontières sur leurs documents ?
« En prenant ce risque inconsidéré d’affronter la mer, ils s’inscrivent dans ce même requiem du départ. Ils ne partent pas refaire leur vie, mais réparer leur histoire »
Le problème qu’il faut voir, c’est cette hémorragie. La question qu’il faut se poser, c’est pourquoi les Algériens veulent partir. Et non pas comment, par quels moyens, ils veulent traverser les frontières.
Il existe plus de départs définitifs par les circuits légaux des transports que par les réseaux clandestins, contre lesquels on érige des murs stupides et inefficaces, comme à Oran.
Les harragas sont l’expression la plus sinistre de cette tragédie. Elle est la plus spectaculaire aussi. C’est le spectacle de ces jeunes corps affrontant la mort qui nous interpelle le plus, pas la volonté manifeste de vivre dignement de ces gens. Et ce n’est que ça.
Vivre dignement. C’est pour ça que la réponse ne peut être militaire. Policière. Ou judiciaire. Elle est seulement politique. Quitter le pays en clandestin ou en voyageur muni d’un billet, d’un passeport et d’un visa importe peu. Le problème reste le même. Avec ou sans ces murs.
Parce que le phénomène de harga est sûrement la revendication démocratique la plus sophistiquée. Le harraga, plus qu’une envie de vivre ailleurs, exprime d’abord l’impossibilité de vivre chez soi. Il ne veut pas partir. Il ne peut plus rester.
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