Algérie : entre quitter un mari violent ou pardonner, les femmes n’ont souvent pas le choix
Kelthoum, 33 ans, était une jeune maman de trois enfants. Elle a été assassinée le 13 février à Boumerdès, à 45 km à l’est d’Alger, dans un appartement qu’elle venait de louer pour pouvoir avoir la garde de ses enfants.
L’information de son assassinat a été donnée par le réseau Wassila, une organisation non gouvernementale locale qui accompagne les femmes victimes de violences.
L’ONG suivait Kelthoum depuis août 2021, date à laquelle elle avait quitté le domicile familial, après des menaces de mort de la part de son ex-mari, un présumé dealer de drogue.
« Une fois le divorce prononcé, l’ex-époux a refusé de verser le montant du loyer et de la pension comme stipulé par la loi. Kelthoum a donc été contrainte de rester une année sous le même toit que lui », témoigne à Middle East Eye Feriel Khelil, juriste pour le réseau Wassila.
« Mais après avoir reçu des menaces de mort, Kelthoum, violentée tout au long de ses années de mariage, a quitté la maison. C’est à cette période-là que la maman est venue au réseau. Elle avait besoin d’orientations juridiques afin de récupérer la garde de ses enfants. »
Pendant ce temps-là, poursuit la juriste, « Kelthoum recevait des vidéos de son mari, qui la menaçait. Elle voyait sur ces vidéos que ses enfants étaient mal pris en charge. Le réseau Wassila l’avait orientée vers l’organe de protection de l’enfance, qui avait à son tour contacté le juge des mineurs au tribunal de Boumerdès ».
Aucune institution n’avait signalé son cas
Après avoir vu les vidéos, le juge des mineurs a accepté d’accorder la garde des enfants à la mère à condition qu’elle trouve une location. Kelthoum, qui avait trouvé refuge chez sa sœur après quelques semaines dans un centre d’hébergement, avait lancé une collecte pour le loyer.
En janvier, la jeune maman avait enfin pu récupérer ses enfants, une fille de 14 ans et deux garçons de 10 ans et 3 ans. Le soulagement n’a pas duré longtemps puisque Kelthoum a été assassinée un mois après dans ce même domicile et sous les yeux de ses enfants.
« Quand la femme est battue et qu’elle présente un certificat médical qui le prouve, l’agresseur doit payer. Il ne faut pas faire de médiation. À travers la loi qui parle de pardon, on banalise les violences conjugales »
- Feriel Khelil, juriste pour le réseau Wassila
« Ce jour-là, il l’a tabassée devant ses enfants de 10 et 3 ans avant de tirer un couteau de sa veste et de la poignarder. Elle aurait reçu un coup de poignard au niveau du cœur. Sa famille a démenti qu’elle ait été égorgée », témoigne l’ONG.
Le réseau Wassila dénonce un manque de protection envers la victime. « Durant son combat pour l’obtention de la garde de ses enfants, Kelthoum avait frappé à plusieurs portes, en disant qu’elle était menacée de mort et que ses enfants étaient en danger. Mais aucune institution n’a signalé son cas. Normalement, si on parle de menaces de mort, tout [la police et la justice] se déclenche automatiquement ! », dénonce Feriel Khelil.
Pire, d’après l’association, Kelthoum aurait même était victime de harcèlement sexuel. « On [des représentants de l’État] lui demandait souvent une contrepartie d’ordre sexuel en échange de l’aide ».
L’organisation qui milite contre les violences faites aux femmes appelle à revoir les textes de loi, notamment la clause qui annule les poursuites judiciaires contre le mari si l’épouse lui accorde son pardon.
« Quand la femme est battue et qu’elle présente un certificat médical qui le prouve, l’agresseur doit payer. Il ne faut pas faire de médiation quand la femme est victime de violences. À travers la loi qui parle de pardon, on banalise les violences conjugales », plaide la juriste de l’ONG.
Treize femmes ont été assassinées depuis le début de l’année 2022, selon la cellule de veille indépendante Féminicides Algérie.
« Ce chiffre est alarmant. Surtout quand on sait qu’il ne représente pas la réalité. Nous ne publions que les cas qui ont été médiatisés ou dont nous avons entendu parler. Mais il est très difficile de couvrir tout le territoire national », souligne Wiame Awres, cofondatrice de Féminicides Algérie, à MEE.
L’idéologie dominante
La militante féministe dénonce elle aussi la manière dont sont traitées les plaintes contre les violences conjugales. « Déposer plainte n’est pas si évident que ça en Algérie. Les femmes sont souvent dissuadées de le faire. La norme sociale dit que les femmes doivent pardonner et patienter pour leurs enfants. Cette norme a été érigée en loi, notamment celle de 2015, selon laquelle les poursuites pénales peuvent être annulées s’il y a le pardon de la victime », proteste Wiame Awres.
Pour la sociologue Fatma Oussedik, « l’application de ce texte se heurte à l’idéologie dominante en Algérie : le mari est le maître de la famille, on le respecte et il a tous les droits sur la femme et les enfants ».
« Si l’institution éducative accordait plus de place à la notion d’égalité entre hommes et femmes, nos enfants seraient élevés de sorte à penser qu’ils ont en face d’eux – qu’il s’agisse de leurs femmes, de leurs sœurs ou de leurs mères – une égale »
- Fatma Oussedik, sociologue
« Les femmes se retrouvent souvent contraintes à pardonner en raison des difficultés matérielles qu’elles rencontrent », explique à MEE la sociologue. « Si vous regardez les chiffres de l’emploi féminin, seulement 17 % des femmes travaillent. Sans salaire, elles ne peuvent pas trouver de logement et, souvent, leur famille n’accepte pas les enfants après le divorce. En règle générale, elles n’ont nulle part où aller et donc elles pardonnent. »
Au-delà de la loi jugée laxiste, la sociologue explique la prolifération des féminicides par d’autres facteurs.
« Les institutions produisent des idées et des normes. Si l’institution éducative accordait plus de place à la notion d’égalité entre hommes et femmes, nos enfants seraient élevés de sorte à penser qu’ils ont en face d’eux – qu’il s’agisse de leurs femmes, de leurs sœurs ou de leurs mères – une égale. »
Alors qu’au moins 55 femmes ont été assassinées en Algérie en 2021, selon les cas recensés, Fatma Oussedik rappelle que « les féminicides existent partout. Mais la différence, c’est la façon dont les sociétés les traitent ».
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