Algérie : les réseaux sociaux, l’autre terrain de lutte des féministes algériennes
Fédérer, sensibiliser, dénoncer : voilà quelques-uns des avantages que les réseaux sociaux apportent au mouvement féministe en Algérie. Des campagnes lancées ces dernières années en ligne, devenues virales, ont ainsi servi de tremplin à des actions sur le terrain.
À l’instar du mouvement #MeToo lancé en 2017 pour dénoncer les agressions sexuelles, en Algérie, le hashtag #Nous avons perdu l’une de nous, visant à dénoncer les féminicides, a été ces dernières années au top des tendances. Plus d’un millier de personnes ont publié à ce jour à ce sujet.
Dans la catégorie des groupes de discussion, le groupe « Pour que la mère conserve la garde de ses enfants après son remariage », qui compte plus 6 300 membres, plaide pour l’annulation de l’article 66 du code de la famille qui retire à la mère le droit de garde de ses enfants en cas de remariage avec une personne non liée à l’enfant.
On trouve aussi sur Facebook de la documentation à travers la page Archives des luttes des femmes en Algérie, des données numériques contributives des collectifs et des associations féministes et féminines algériennes.
Si certaines de ces initiatives ne parviennent pas à passer des réseaux sociaux au terrain, d’autres ont réussi à se concrétiser, à l’image de la marche organisée le 8 mars 2020 pour les droits des femmes.
L’expérience du « carré féministe »
À l’appel lancé sur les réseaux sociaux, des manifestations se sont tenues à Alger, Béjaïa, Bouira, Oran, Constantine et bien d’autres villes pour redonner à cette journée de la Femme son sens militant.
Selon les féministes contactées par Middle East Eye, la marche organisée le 8 mars 2020, en plein hirak (vaste mouvement populaire ayant conduit en 2019 à la démission d’Abdelaziz Bouteflika), est « la plus importante après celle du 8 mars 1990 », car elle a drainé une forte mobilisation dans plusieurs ville d’Algérie.
Elles estiment que les 30 années qui se sont écoulées depuis ont vu cette date importante « perdre son sens politique ». Une campagne a donc été menée sur les réseaux sociaux sous le hashtag « le 8 mars n’est pas une fête mais une journée pour nos droits ».
Sur des vidéos publiées sur Facebook, des femmes ont expliqué la signification et l’importance de cette journée, déplorant qu’au fil des ans, le 8 mars ait perdu son sens militant et soit devenu une « fête ».
Une féministe de la wilaya de Tébessa explique par exemple dans une vidéo qu’il est temps de rejeter le code de la famille. « Le code de la famille en Algérie laisse la femme mineure toute sa vie. Il est temps de dire non à l’oppression et a ceux qui veulent réduire les femmes au silence. »
Elles ont aussi rappelé que des acquis avaient été obtenus et que le combat continuait, notamment pour la réforme du code de la famille. Les vidéos réalisées par les féministes dans le cadre de la campagne « le 8 mars n’est pas une fête mais une journée pour nos droits » ont été partagées des centaines de fois. Des associations de femmes de différentes régions d’Algérie ont salué l’initiative et ont appelé à une marche pour l’égalité.
Pour Saadia Gacem, doctorante en sociologie, les réseaux sociaux sont un outil important dans la médiatisation de la cause féminine.
« Les réseaux sociaux ont aidé de manière significative le mouvement féministe. Les campagnes de sensibilisation en ligne permettent d’atteindre plusieurs villes du pays sans se déplacer », souligne-t-elle à MEE.
« C’est aussi un outil de mise en relation entre associations qui luttent pour la même cause. Autrefois, le travail était bien plus lent, il fallait distribuer des tracts, souvent de manière anonyme. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont réellement un appui pour le mouvement. »
Ce constat s’est particulièrement vérifié pendant le hirak : chaque vendredi à Alger, les militantes algériennes se retrouvaient dans un « carré féministe » – dont Saadia Gacem était cofondatrice – pour rappeler que le « changement de système » réclamé par les manifestants ne pouvait se faire sans « égalité des droits ». Les rassemblements étaient alors relayés par des vidéos en direct et des publications sur les réseaux sociaux.
Le JFA, un espace virtuel devenu média
Pour Saadia Gacem, cette expérience a été révélatrice. D’abord, pour avoir fait sortir du bois les « démocrates » hostiles au mouvement féministe.
« Nous avons reçu énormément d’attaques sur les réseaux sociaux. Nous avons l’habitude, lorsque nous parlons de féminisme, de faire face à de l’animosité. Parce que ce mouvement en Algérie est mal connu et qu’on commence à peine à en parler de manière ouverte. Seulement cette fois-ci, l’agression venait de groupes politiques et de démocrates qui se disaient défenseurs des droits des femmes ! », relève-t-elle.
« Lorsque nous avons voulu, à travers le carré féministe, nous organiser pour porter la cause des femmes parmi les revendications du hirak, on nous a dit que ce n’était pas le moment. Qu’il ne fallait pas sortir des revendications politiques du hirak. Cette expérience nous a permis de cerner réellement les intentions de ceux qui se disent favorables à une société légaliste », poursuit Saadia Gacem.
Sur Facebook, la page Journal féministe algérien (JFA), qui publie des réflexions pour susciter le débat autour des questions liées à la condition de la femme, fédère aujourd’hui plus de 30 300 abonnés sur la page.
La militante Amel Hadjadj, qui l’a créée en juillet 2015, voulait en faire un espace d’information et de documentation où trouver des articles, des archives de photos des luttes des femmes en Algérie ou encore des événements liés au mouvement féministe.
« La vocation du JFA à l’origine était de devenir un espace virtuel d’expression, je n’envisageais pas à l’époque d’en faire un projet à part entière. Je savais que cela demandait beaucoup d’énergie pour modérer les débats, faire de la recherche pour une bonne documentation, répondre aussi aux abonnés », témoigne-t-elle à MEE.
Mais une année après son lancement, la donne a changé avec le féminicide d’Amira Merabet.
« Avoir des contacts un peu partout en Algérie nous permet de réduire la distance et d’accéder à l’information plus facilement. Si un événement se produit à Adrar, dans le sud du pays, nous allons être informés en temps et en heure »
- Amel Hadjadj, animatrice du JFA et militante féministe
« Cette jeune femme de Constantine avait 34 ans quand un homme l’a aspergée d’essence, a allumé le feu, et l’a brûlée vive. À travers le JFA, j’ai décidé d’organiser un sit-in et d’aller voir la famille de la victime. C’était la toute première initiative publique du JFA. Nous sommes passés d’une existence virtuelle à une existence réelle. De simple page sur les réseaux sociaux, le JFA est devenu une sorte de média alternatif. »
Amel Hadjadj confie que le meurtre d’Amira Merabet et le rôle qu’a joué le JFA lui ont fait prendre conscience de l’importance de la diffusion de l’information sur les réseaux sociaux.
« De nombreux médias se sont attardés sur les liens du meurtrier avec sa victime au lieu de dénoncer ce crime odieux. C’est pourquoi j’ai décidé d’aller à la rencontre de la famille pour collecter l’information, qui a été diffusée sur la page en évoquant tout ce dont les médias ne parlaient pas, c’est-à-dire le harcèlement, la violence de l’acte, le danger de l’espace public… etc. »
Atomisation de la société
Au fil des années, le JFA a vu l’adhésion de femmes vivant dans différentes villes du pays, un réseau qui fait aujourd’hui la force de son média.
« Avoir des contacts un peu partout en Algérie nous permet de réduire la distance et d’accéder à l’information plus facilement. Si un événement se produit à Adrar, dans le sud du pays, nous allons être informés en temps et en heure », affirme-t-elle.
Depuis 2021, le JFA est aussi enregistré comme fondation, ce qui lui permet de lancer des initiatives. « Aller vers une existence légale et officielle est devenu indispensable, d’autant que pendant le hirak, le JFA a fonctionné comme un média alternatif », assure-t-elle.
Soumia Salhi, militante féministe et syndicaliste, reconnaît que ces nouveaux moyens de communication permettent « une diffusion de l’information plus efficace », tout en regrettant que les femmes ne prennent pas davantage de place dans l’espace public.
« Il y a deux millions de femmes qui travaillent aujourd’hui, c’est à dire beaucoup plus que les 30 000 femmes actives en 1966. Il y a aussi des femmes dans le débat public alors qu’à l’époque, 97 % des femmes étaient des femmes au foyer », explique t-elle à MEE. Elles sont aussi très nombreuses mais non comptabilisées à travailler dans le secteur informel.
« Pourtant, la société n’est pas traversée par les réseaux militants, les réseaux syndicaux. Certes, la presse, la radio relaient plus volontiers qu’avant nos appels et nous font exister comme référence en nous donnant la parole. Mais nos appels ne débouchent pas sur des rassemblements très nombreux. »
Soumia Salhi rappelle la manifestation de 2015 à Magra, dans la wilaya de M’sila (centre), pour dénoncer le crime de Razika, tuée par son harceleur.
« Les réseaux sociaux sont un outil performant pour communiquer et, dans l’adversité actuelle, ils permettent de dépasser nos faiblesses. Mais ils ne sont qu’un outil »
- Soumia Salhi, militante féministe et syndicaliste
« Grâce aux médias et aux réseaux sociaux, plusieurs centaines de citoyens ont manifesté contre l’assassinat de Razika. Les réseaux sociaux sont un outil performant pour communiquer et, dans l’adversité actuelle, ils permettent de dépasser nos faiblesses. Mais ils ne sont qu’un outil », nuance-t-elle, en soulignant que ces plateformes « poussent à l’atomisation de la société, au repli devant son ordinateur ou son smartphone, avec cette ivresse qui saisira beaucoup des militantes les plus actives d’entre nous : ce sentiment d’être le centre de tout. Ce travers qui émiette à l’infini même les collectifs les plus récents doit être dépassé pour reconstruire notre force et nos organisations. »
Et de citer en exemple le mouvement féministe algérien des années 1980, avec trois associations de référence : l’Association pour l’émancipation de la femme, l’Association pour l’égalité, et l’Association pour la promotion des femmes.
« Les collectifs féministes de ce passé glorieux étaient adossés à un mouvement de gauche florissant, notamment le parti de l’avant-garde socialiste, l’Organisation socialiste des travailleurs, et le Groupe communiste révolutionnaire [GCR]. Nous nous sommes construites dans la clandestinité en utilisant tous les cadres possibles : ciné-clubs, structures universitaires, etc. », raconte-t-elle.
Elle se souvient qu’en novembre 1989, une vingtaine d’associations et de collectifs s’étaient regroupés dans une salle de réunion de la wilaya (préfeture) d’Alger pour une rencontre nationale de femmes, fondatrice d’une coordination nationale qui organisera plusieurs rencontres, élaborera des textes utiles et mènera des actions. Mais le contexte allait vite changer.
Des acquis obtenus… avant l’ère numérique
« Nous étions parties pour demander plus de droits, quand une campagne misogyne massive a contesté les maigres droits des femmes et les maigres espaces conquis. Il y a eu notamment une immense marche en décembre, dite ‘’marche des femmes’’, où près de 20 000 intégristes, dont plusieurs milliers de femmes, ont manifesté contre nos droits », se souvient-elle.
Le 8 mars 1990 devait être une réponse massive. L’Association algérienne pour l’émancipation des femmes a mobilisé ses partisanes pour une rencontre via les mouvements et les syndicats. Plus de 2 500 femmes ont répondu présent.
« Sans les technologies de diffusion de l’information qui existent aujourd’hui ! », souligne Soumia Salhi. Certains décomptes évoquent une vingtaine de milliers de femmes qui auraient défilé ainsi jusqu’au siège de l’Assemblée populaire nationale à Alger.
Les féministes soulignent que si les réseaux sociaux participent activement à promouvoir les actions féministes en Algérie, les acquis les plus significatifs pour les femmes du pays ont jusqu’à ce jour été obtenus grâce aux associations et collectifs qui existaient déjà avant l’ère du numérique.
Par exemple, les centres d’écoute téléphonique et d’accueil pour les femmes mis en place par SOS Femmes en détresse, le réseau Wassila, qui lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants, la Commission nationale des femmes travailleuses (CNFT) ou le Rassemblement contre la hogra (injustice) et pour les droits des Algériennes (RACHDA).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].