L’affaire Taha Bouhafs ou l’impensé colonial français
Vous vous souvenez peut-être, il y a cinq ans, de la polémique qui avait accompagné la députée de La France insoumise (gauche) Danielle Obono.
La militante franco-gabonaise, élue en juin 2017 à Paris, en avait irrité plus d’uns pour avoir notamment signé en 2012 une pétition de soutien au sociologue Saïd Bouamama et au rappeur Saïdou, poursuivis par une association d’extrême droite pour une chanson intitulée « Nique la France ».
Interviewée à ce sujet en 2017 sur RMC, Danielle Obono avait été sommée par les journalistes de déclarer à l’antenne « Vive la France ! ».
La pétition avait été signée par plusieurs militants de gauche, au nom de la liberté d’expression, notamment Éric Coquerel et Clémentine Autin, également élus députés de La France insoumise en 2017, ainsi que par d’anciens candidats à la présidentielle comme Noël Mamère, Olivier Besancenot et Eva Joly.
Mais contrairement à la militante franco-gabonaise, ces derniers n’ont pas été invités à « prouver » leur attachement à la France, et pour cause, ils sont blancs, considérés dans l’imaginaire collectif comme légitimes dans « leur » pays.
À l’instar de Danièle Obono, Eva Joly a été naturalisée française mais l’ancienne magistrate d’origine norvégienne n’a pas été enjointe à dire « Vive la France ! » pour se dédouaner.
Un déchaînement politico-médiatique inédit
La campagne d’hostilité à l’encontre de la jeune parlementaire s’est poursuivie. Elle a atteint son paroxysme à l’été 2020, quand le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles a publié une fiction dépeignant la parlementaire en esclave.
Le 29 septembre 2021, le directeur de la publication Erik Monjalous et le directeur de la rédaction Geoffroy Lejeune ont été condamnés pour injures publiques à caractère raciste.
Cette année, c’est un autre candidat de La France insoumise qui a concentré les critiques du spectre politico-médiatique : Taha Bouhafs, investi dans la 14e circonscription du Rhône, couvrant le territoire de la ville populaire de Vénissieux.
Le jeune Franco-Algérien de 25 ans a souvent défrayé la chronique en exerçant un journalisme militant. C’est notamment lui qui a filmé l’agression de manifestants par Alexandre Benalla, une vidéo qui a provoqué l’une des plus grandes crises du quinquennat d’Emmanuel Macron.
Certaines de ses méthodes choquent. Mais c’est sa condamnation en première instance pour injures à caractère raciste qui lui a valu les dernières attaques. En effet, Bouhafs a été poursuivi pour avoir traité en juin 2020 sur Twitter la syndicaliste policière Linda Kebbab d’« Arabe de service ».
Son investiture, annoncée fin avril, dans une circonscription qui ne représente pas un enjeu national déterminant, a donné lieu à un déchaînement politico-médiatique inédit.
Les principales interviews politiques des médias nationaux ont été l’occasion d’interpeler les responsables de gauche et de droite sur cette candidature sans jamais donner la parole au principal intéressé.
Dans la presse écrite, plusieurs titres ont eu recours au même procédé, accusant Bouhafs de proximité avec l’islamisme, d’indigénisme voire d’antisémitisme en raison de ses positions propalestiniennes.
Le jeune homme a déclaré avoir déposé des plaintes contre les attaques calomnieuses et saisi l’ARCOM (le régulateur de l’audiovisuel français) pour contester le traitement médiatique dont il a fait l’objet.
Il renoncera toutefois, le 10 mai, à se présenter aux législatives de juin. La direction du parti de Jean-Luc Mélenchon lui aurait demandé d’agir ainsi à la suite d’une accusation d’agression sexuelle.
Double standard
Mais la cabale médiatique s’est basée sur sa condamnation pour les propos racistes visant Linda Kebbab. Durant la campagne électorale, le candidat écologiste Yannick Jadot a tenu des propos similaires à l’endroit d’Éric Zemmour, accusé d’être le « juif de service ».
À l’exception de quelques réactions indignées, la polémique s’est éteinte au bout de quelques jours et n’a pas donné lieu au même traitement, alors que le poste de président de la République visé par Jadot est infiniment plus important que celui de député.
Quant à la victime des propos du candidat écologiste, Éric Zemmour, il a bénéficié d’une présence médiatique démesurée et ce en dépit de ses multiples condamnations pour incitation à la haine raciale et religieuse.
Bilal Hassani, souvent menacé pour son orientation sexuelle, peut pourtant difficilement être assimilé à un militant islamiste. Mais tout comme Mennel, ses origines ethniques le rendent suspect auprès d’une partie de la population
Ce double standard ne s’arrête pas à la seule sphère politique. En 2018, la candidate du télécrochet « The Voice », Mennel, a été la cible d’une campagne organisée par des militants d’extrême droite qui ont publié des captures d’écran de posts Facebook où elle prenait position contre Israël et mettait en doute l’implication d’islamistes radicaux dans l’attentat de Nice – « Les vrais terroristes, c’est notre gouvernement » –, la forçant à se retirer de l’émission.
Le finaliste de l’Eurovision 2019, Bilal Hassani, avait été accusé de « banaliser le terrorisme » par le sénateur Les Républicains (droite) Henri Leroy. En cause, un sketch dans lequel Hassani imitait une vidéo virale. Le jeune queer, souvent menacé pour son orientation sexuelle, peut pourtant difficilement être assimilé à un militant islamiste. Mais tout comme Mennel, ses origines ethniques le rendent suspect auprès d’une partie de la population.
D’autres personnes issues de l’immigration postcoloniale sont au contraire adoubées par le système politico-médiatique dès lors qu’elles défendent des positions dominantes.
C’est par exemple le cas de Hassen Chalghoumi. Comme l’a écrit Hasfa Kara-Mustapha dans Middle East Eye, l’imam de Drancy « remplit de nombreuses fonctions, toutes plus utiles les unes que les autres. D’une part, l’apparence du personnage suscite la pitié. Tantôt idiot du village, tantôt ‘‘oriental‘‘ clownesque, Chalghoumi réconforte le raciste lambda dans son image du Maghrébin ».
« Celui-ci ne sait pas s’exprimer, malgré une longue présence en France, et même lorsqu’il parvient à aligner une phrase, elle sera confuse et incohérente. Un ramassis de mots et de clichés bon enfant du genre ‘’il faut s’aimer’’, ‘’j’aime la tolérance’’ ou ‘’il faut combattre l’extrémisme’’ constitue l’essentiel de son discours. Il n’y a rien à reprocher en soit à ce collectif de phrases un peu midinette, un peu ‘’Kumbaya’’, et avec lesquelles nous ne pouvons qu’être en accord », a-t-elle défendu.
On lui pardonne volontiers son passé dans les rangs du très conservateur mouvement fondamentaliste tabligh, qui prône une vision ultra-rigoriste et littérale de l’islam.
Quand Danièle Obono a porté plainte contre Valeurs actuelles pour son article raciste, le magazine d’extrême droite a reçu le soutien de Chalghoumi au nom de la liberté d’expression.
Zineb El Rhazoui fait également partie de ces « bons musulmans ». L’ancienne journaliste de Charlie Hebdo a un temps été pressentie pour être la candidate de Renaissance (le parti d’Emmanuel Macron) aux élections législatives.
Des citoyens à part
Mais les outrances de la jeune Franco-Marocaine ont fini par dissuader le parti présidentiel de l’investir dans la neuvième circonscription des Français établis hors de France (regroupant le Maghreb et l’Afrique de l’Ouest).
Elle a notamment appelé à ce que la police tire à balles réelles sur les délinquants de banlieue et a affiché sa proximité avec Papacito, un blogueur d’extrême droite particulièrement virulent.
Ainsi, le mot musulman vient remplacer celui de Maghrébin et un « bon musulman » est celui qui tient les propos qu’on attend de lui
Contrairement à Bouhafs, la potentielle candidature d’El Rhazoui n’a pas donné lieu au même emballement médiatique. Cette différence de traitement s’explique sans doute dans la déclaration d’Alain Finkielkraut. Interrogé par Sud Radio sur ses « amis musulmans », le philosophe cite Zineb El Rhazoui, alors que la jeune femme revendique son athéisme.
Ainsi, le mot musulman vient remplacer celui de Maghrébin et un « bon musulman » est celui qui tient les propos qu’on attend de lui.
Ces polémiques montrent la difficulté qu’a la France à banaliser la présence des personnes issues de l’immigration postcoloniale. Le legs de l’empire colonial, bâti sur le principe de la supériorité de la civilisation européenne, et les plaies toujours béantes de la décolonisation font peser sur les épaules des citoyens originaires du sud de la Méditerranée le poids de cette histoire.
Ces « étrangers de l’intérieur », selon l’expression de l’ethnologue Yasmine Marzouk, sont toujours considérés comme des citoyens à part par le corps social, au contraire des descendants d’Européens.
Le cas de Manuel Valls illustre parfaitement le deux poids, deux mesures dans le traitement des Français issus de l’immigration. Espagnol de naissance, il est naturalisé français. Son engagement au sein du Parti socialiste lui permet d’occuper plusieurs fonctions et mandats politiques.
Il a occupé le poste de Premier ministre de 2014 à 2016. Après une traversée du désert consécutive aux élections de 2017, il a décidé de démissionner de son mandat de député français et de briguer la mairie de Barcelone. Pour expliquer sa traversée des Pyrénées, il a évoqué « un retour aux sources ». Il ira jusqu’à affirmer qu’en cas de rencontre de football France- Espagne, il soutiendrait la Roja.
Bien qu’il ait affirmé le contraire, il est retourné en France après sa cinglante défaite aux municipales. À l’exception de quelques moqueries sur son opportunisme politique, les médias l’ont reçu régulièrement et le parti macroniste l’a investi aux législatives.
Malgré ses déclarations sur son rapport à l’Espagne, il n’est jamais questionné sur son allégeance à la France et sa « légitimité » française est beaucoup moins remise en question que celle des footballeurs issus de l’immigration postcoloniales accusés de ne pas chanter la Marseillaise ou des supporteurs français d’origine maghrébine tenus pour responsables de tout débordement survenu lors d’une rencontre impliquant leur pays d’origine.
Indépendamment de leurs trajectoires, ils sont constamment sommés de « montrer patte blanche ». Avec la banalisation des discours racistes comme la théorie du « grand remplacement » et la propagation des idées d’extrême droite, la promesse républicaine d’égalité reste difficile à atteindre.
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