Ibn Battuta, Evliya Çelebi et Ibn Fadlan : les voyageurs islamiques médiévaux que vous devriez connaître
Les voyages à travers de vastes étendues de terre formaient un élément incontournable de la vie au Moyen-Orient au cours du Moyen-Âge. Le commerce était une motivation première, tout comme l’étaient les pèlerinages religieux et le prosélytisme, ainsi que dans certains cas le simple goût du voyage.
Le commerce musulman se développa à travers la route de la soie et ses artères, qui reliaient le Moyen-Orient à des terres situées plus à l’est, comme l’Inde et la Chine. Des échanges commerciaux et des interactions culturelles avec les Européens eurent également lieu, par le biais des routes maritimes méditerranéennes.
Heureusement, pour ceux qui s’intéressent aux expériences des voyageurs islamiques du Moyen-Âge, un certain nombre de récits de voyage ont été conservés et décrivent en détail à quoi ressemblaient ces longues pérégrinations.
Elias ibn Hanna al-Mawsili, un prêtre catholique chaldéen, serait le premier arabophone à avoir visité l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale. Parti de Bagdad en 1668, il rendit compte de ses voyages missionnaires au Vatican et au-delà dans son « Livre du voyage du prêtre Elias, fils du clerc Hanna al-Mawsili ».
Abu al-Hasan Ali ibn al-Husain ibn Ali al-Masudi, plus communément appelé al-Masudi, fut l’un des premiers écrivains de voyage du Moyen-Orient. Il décrivit en détail ses visites en Perse, en Inde et en Asie du Sud-Est au Xe siècle.
Au XIIe siècle, l’Andalou Ibn Jubair rédigea également un récit détaillé de ses voyages en Syrie et en Italie, qui aurait inspiré plus tard le voyageur marocain Ibn Battuta.
Middle East Eye dresse le portrait de trois des voyageurs les plus influents du Moyen-Orient, qui léguèrent des récits édifiants de leurs pérégrinations.
Ahmed ibn Fadlan
Ahmed ibn Fadlan naquit en 879 à Bagdad. Si l’on sait peu de choses sur ce voyageur arabe ou sur sa famille, il apparaît clairement qu’il était très versé dans les textes religieux.
Ces références lui furent particulièrement utiles lorsqu’en 922, le calife abbasside al-Muqtadir le choisit comme émissaire au Khanat bulgare de la Volga, au nord-est de la mer Noire, dans l’actuelle Russie.
Le roi des Bulgares de la Volga, Almis, s’était converti à l’islam l’année précédente et avait adopté le nom de Jafar ibn Abdullah. Il avait demandé au calife d’envoyer quelqu’un pour enseigner l’islam à son peuple et commander la construction d’une mosquée et d’une forteresse.
Investi de cette mission, Ibn Fadlan entreprit un voyage épique à travers l’Asie centrale et l’Europe de l’Est, lors duquel il rencontra divers peuples turcs ainsi que les Rus’, qui vivaient le long du réseau fluvial de la Volga et étaient largement identifiés comme des Vikings.
Après avoir présenté des cadeaux au roi Almis, Fadlan lut à haute voix la lettre adressée par al-Muqtadir :
« Je sortis la lettre du calife et […] lorsque nous finîmes de la lire, ils prononcèrent “Allahu Akbar !”, si fort que la terre trembla », se souvient-il.
Ses nombreux écrits font partie des seuls témoignages qui subsistent sur la région à cette époque et apportent des détails cruciaux sur les rituels vikings.
Même si le but des voyages d’Ibn Fadlan était de venir en aide aux Bulgares de la Volga, ses récits les plus légendaires et fascinants portent sur les Varègues (ou « Rus’ » en arabe), un peuple viking qu’il rencontra le long de la Volga.
Il décrit des hommes toujours armés d’une épée et d’une dague, « tatoués des ongles des doigts jusqu’au cou », ainsi que des femmes portant sur chaque sein une boîte « en fer, en argent, en cuivre ou en or ». La valeur du métal représentait la richesse de leur mari.
L’opinion d’Ibn Fadlan sur ces gens semble mitigée : s’il est fasciné par leurs prouesses physiques - « Je n’ai jamais vu corps plus parfaits que les leurs. Par leur taille, on dirait des palmiers. Ils sont blonds et de teint vermeil » –, leurs normes d’hygiène semblent le rebuter : « Ils sont les plus malpropres des créatures de Dieu. Ils n’ont aucune pudeur lorsqu’ils défèquent et urinent […] Ils sont semblables à des séants sauvages. »
Il dresse également une description détaillée de la cérémonie funéraire d’un noble rus’, lors duquel une jeune fille est sacrifiée.
Le récit d’Ibn Fadlan a inspiré des représentations contemporaines des Vikings : ses descriptions ont notamment été utilisées pour des productions telles que la série télévisée Vikings et le film hollywoodien Le 13e Guerrier avec Antonio Banderas.
Ibn Battuta
Abu Abd Allah Muhammad Ibn Battuta vit le jour en 1304 dans la ville marocaine de Tanger, au sein d’une famille de juristes islamiques, ou qadis.
Ibn Battuta (qui signifie « fils de caneton ») parcourut une distance incroyable de 120 000 km au cours de ses pérégrinations de la Chine à l’Espagne, un exploit remarquable étant donné qu’il voyagea majoritairement à pied et dans des caravanes tirées par des animaux.
Parti en 1325 avec son âne comme compagnon et l’équivalent d’un diplôme de droit en main, Ibn Battuta était l’ancêtre de l’étudiant en année sabbatique : il prit la route vers l’inconnu, espérant trouver des petits boulots pour financer sa grande aventure. Son « année sabbatique » dura finalement 29 ans, sans doute en raison d’une envie insatiable de voyager et d’une règle personnelle qu’il s’était fixée : « ne jamais emprunter une route une seconde fois ».
Ses pérégrinations furent également guidées par son goût pour les plaisirs charnels, en particulier les femmes : en cours de route, il se maria et divorça au moins une dizaine de fois, en plus des nombreuses concubines qui lui furent offertes ou qu’il acheta.
À propos de son passage aux Maldives, où il officia en tant que qadi, il écrit :
« Il est facile de se marier dans ces îles, à cause de la modicité de la dot, ainsi qu’à raison de l’agrément qu’y présente le commerce des femmes. […] Quand il arrive des vaisseaux, les gens de l’équipage prennent femme, et, lorsqu’ils veulent partir, ils la répudient ; c’est une sorte de mariage temporaire. Les femmes des Maldives ne sortent jamais de leur pays. »
Il n’existe aucun chiffre sur le nombre d’enfants qu’il engendra, mais celui-ci serait considérable.
Au début de ses aventures, dans la ville portuaire d’Alexandrie, Ibn Battuta rencontra le cheikh Burhan al-Din, un mystique soufi qui prédit ses voyages en Inde et en Chine et lui demanda de transmettre ses salutations à certaines de ses connaissances dans ces pays étrangers.
« Je fus étonné par sa prédiction, et l’idée d’aller dans ces pays m’étant venue à l’esprit, mes pérégrinations ne cessèrent que lorsque j’eus rencontré ces trois personnes qu’il nomma et que je leur eus transmis ses salutations », écrit-il dans ses mémoires.
Après son deuxième hadj, Ibn Battuta prit plusieurs bateaux en bois depuis Djeddah pour rallier la Corne de l’Afrique. Sur le continent africain, il visita la ville somalienne de Mogadiscio, où il fit l’éloge de la générosité de ses habitants.
Longeant le littoral est-africain vers le sud, passant par le Kenya et la Tanzanie, Ibn Battuta découvrit la Grande Mosquée de Kilwa Kisiwani, construite en calcaire coralien. « La ville de Kilwa est l’une des plus belles villes et l’une des plus élégamment construites », souligne-t-il.
À l’époque, Kilwa était un port très actif et une porte d’accès à la partie centrale de l’Afrique de l’Est.
En 1334, après avoir entendu parler du sultan de Delhi, Mouhammed ibn Tughluq, et de sa générosité envers les érudits musulmans, Ibn Battuta se retrouva au service du sultan et obtint un poste de qadi, ainsi qu’une épouse et une concubine.
Mais le séjour du voyageur berbère ne fut pas aussi idyllique que ce qu’il attendait. Réputé pour son tempérament, le sultan pouvait tout aussi bien couvrir Ibn Battuta de primes que menacer de le faire emprisonner pour trahison.
Battuta échappa au sultan lorsqu’il devint l’ambassadeur de Delhi en Chine. Il y visita la Grande Muraille et la ville orientale de Quanzhou, connue des commerçants arabes sous le nom de Zeitoun.
Il effectua son dernier voyage dans l’empire du Mali, dirigé par Mansa Souleiman. En 1354, il rentra à Tanger, où il exerça la fonction de juge et dicta ses mémoires à Ibn Juzayy, un érudit andalou. L’ouvrage fut nommé Un cadeau pour ceux qui contemplent les splendeurs des cités et les merveilles des voyages, un titre abrégé en al-Rihla (Voyages).
Evliya Çelebi
Considéré comme l’un des premiers et des plus importants écrivains de voyage ottomans, Evliya Çelebi était un voyageur constantinopolitain du XVIIe siècle. Guidé par sa curiosité pour les langues et la culture, il entreprit un voyage de cinq décennies au cours duquel il visita l’Europe et l’Empire ottoman.
Né sous le nom de Derviş Mehmed Zillî en 1611, le jeune Turc passa son enfance à apprendre le Coran par cœur et à pratiquer des actes de dévotion religieuse, ce qui lui valut le titre honorifique d’Evliya Çelebi – qui signifie plus ou moins « gentilhomme divin ».
Fils d’un orfèvre des sultans ottomans, son intelligence et ses compétences linguistiques lui permirent de devenir apprenti de l’imam de la cour du sultan Mourad IV à l’âge de 12 ans.
Jeune adulte, il caressait le rêve de partir à la découverte d’un monde au-delà des limites d’une ville qu’il avait déjà explorée dans tous les recoins. Dans ses premiers écrits, il décrit l’effervescence cosmopolite de Constantinople, remplie d’universitaires, d’artistes de rue et de jeunes amoureux.
La nuit de son vingtième anniversaire, il fit un rêve dans lequel le prophète Mohammed lui ordonnait de rassembler ses affaires et de partir en voyage pour découvrir le monde.
Au début de ses pérégrinations, il visita le Khanat de Crimée, où il fit une description des marchés aux esclaves : « Tout homme qui n’a pas vu ce marché n’a rien vu de ce monde. Une mère y est séparée de son fils et de sa fille, un fils de son père et de son frère, et ils sont vendus au milieu des lamentations, des appels au secours, des pleurs et des cris de douleur. »
Finalement impassible devant cette scène terrible, Evliya Çelebi s’offrit des esclaves, qu’il perdit dans un naufrage au large des côtes de la mer Noire, auquel il survécut de justesse.
Lors d’un autre voyage le long de la Neretva en Bosnie, il découvrit le célèbre Stari Most, un pont construit par l’architecte ottoman Mimar Hayruddin. La structure du « pont de Mostar », l’hypnotisa. « Moi, pauvre et misérable esclave d’Allah, j’ai traversé seize pays, mais je n’ai jamais vu un pont aussi haut. Il est jeté de rocher en rocher, aussi haut que le ciel », écrit-il.
Pour les lecteurs non avertis comme pour les historiens, nombre de ses descriptions sont des affabulations manifestes. Des histoires telles que celle de l’acrobate volant kurde qui fouette les spectateurs avec son urine, ou celle des soufis du Nil ayant des relations avec des crocodiles, remettent en question l’idée selon laquelle ses récits de voyage ne seraient pas fictionnels.
Parmi les autres expériences douteuses, on peut citer les 40 000 Tatars qui auraient attaqué l’Europe du Nord, un fait qu’aucune preuve historique ne vient étayer.
Néanmoins, ses écrits comportent suffisamment de détails corroborés pour constituer une fenêtre intéressante sur la vie postmédiévale en Europe et au Moyen-Orient.
Evliya Çelebi aurait rencontré des sorcières et des marins, des charmeurs de serpents et des guerriers. Lors d’un voyage en Allemagne et aux Pays-Bas en 1663, il aurait rencontré des Amérindiens dans une pension de famille de Rotterdam qui lui auraient dit : « Notre monde était autrefois paisible, mais il a été rempli de gens cupides qui font la guerre chaque année et raccourcissent nos vies. »
Chacun de ses récits de voyage se termine par un guide pratique des différentes langues qu’il découvrit : on y trouve de tout, des chiffres aux insultes à lancer à l’épouse d’un homme.
Evliya Çelebi s’installa ensuite au Caire, où il mourut en 1684. Ses écrits furent découverts cinq décennies plus tard et transportés à Constantinople pour être reliés. S’il n’a pas encore été entièrement traduit en français, il existe un recueil abrégé en anglais : An Ottoman Traveller: Selections from the Book of Travels of Evliya Çelebi.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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