La démolition des silos à grains du port de Beyrouth objet d’une âpre bataille
Depuis le début du mois de juillet, les silos à grains du port de Beyrouth brûlent d’un feu sourd, laissant planer sur le front de mer de la capitale libanaise un inquiétant panache de fumée. L’incendie est dû à la fermentation des céréales entreposées à l’intérieur selon les experts. Et faute d’une solution pérenne pour l’éteindre, le foyer couve toujours.
Deux ans après l’explosion de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium stockées sans précaution dans le hangar n° 12 du port, le site n’a toujours pas été nettoyé.
Une entreprise française en partenariat avec la compagnie libanaise Mondis (Man Enterprise) a bien été chargée de traiter les grains qui s’étaient répandus à l’air libre à sa périphérie lorsque l’explosion a pulvérisé la moitié du bâtiment industriel. Mais leur contrat excluait l’extraction à l’intérieur des parties encore intactes de l’édifice.
Un peu plus de 20 000 tonnes de blé et de maïs y pourrissent donc toujours, au risque, de plus en plus élevé à mesure que les températures saisonnières augmentent, que l’incendie se propage voire que se produisent de nouvelles explosions liées à la fermentation
Un peu plus de 20 000 tonnes de blé et de maïs y pourrissent donc toujours, au risque, de plus en plus élevé à mesure que les températures saisonnières augmentent, que l’incendie se propage voire que se produisent de nouvelles explosions liées à la fermentation.
Sur ce dossier comme sur beaucoup d’autres, le gouvernement joue la montre. Son inaction est d’ores et déjà responsable de l’incendie : un rapport du cabinet de conseil en ingénierie Khatib & Alami, commandité par ses soins, estimait déjà il y a quelques mois que « la structure est suffisamment sûre pour approcher et extraire le grain à condition de prendre quelques précautions ».
Mais surtout, le gouvernement justifie son action du seul point de vue technique, refusant d’associer la société civile, alors que les décisions à prendre « sont éminemment politiques », dénonce auprès de Middle East Eye l’architecte Carlos Moubarak, qui a imaginé un projet de mémorial intégrant les silos.
« Ils usent ainsi d’arguments sensationnels tels que le risque d’effondrement ou la nécessité de reconstituer les réserves stratégiques de céréales. Or, le danger d’affaissement n’est pas imminent et les silos vont devoir être reconstruits sur un autre emplacement », estime-t-il.
Un bâtiment symbole du drame
Au soir du 4 août 2020, les 48 cylindres d’une cinquantaine de mètres de hauteur répartis sur trois rangées, dans lesquels les réserves stratégiques en blé du pays étaient stockées, ont absorbé une partie de la déflagration qui a tué 233 personnes et blessé 6 500 autres.
Construit dans les années 1960, ce bâtiment industriel sans grande valeur architecturale a sauvé l’Ouest de la capitale tandis que l’Est a subi l’onde de choc de plein fouet.
« Ils sont l’incarnation de la catastrophe inouïe que les Libanais ont subie », témoigne l’artiste Chérine Yazbeck, qui mène depuis deux ans un travail photographique autour des silos : « une scène du crime et une mémoire qu’il faut préserver ». Son installation sera exposée dans le cadre du Beirut Image Festival en septembre prochain.
En mars, le ministre de la Culture a d’ailleurs classé les silos à l’Inventaire général des monuments historiques, estimant qu’ils devaient être préservés afin que l’histoire de la catastrophe « soit transmise aux générations futures », comme le souligne un communiqué.
Le camouflet qui lui a ensuite été infligé a été retentissant : dès avril, le Premier ministre sortant a annoncé sa volonté de les détruire, quitte à ce qu’un mémorial soit construit sur le site ou à proximité par la suite.
Dans la foulée, le Conseil du développement et de la reconstruction, un établissement public rattaché au Premier ministre, a été mandaté pour procéder aux premières études pour leur démolition et l’édification d’un nouveau bâtiment. Si la date du début de chantier n’a pas été fixée, le coût est déjà estimé : entre 70 et 80 millions de dollars pour la construction de nouveaux silos en béton, moitié moins s’ils sont reconstruits en métal, selon nos informations.
Un appel international
Les familles des victimes ainsi que de nombreuses associations, en particulier l’Ordre des ingénieurs et des architectes de Beyrouth, se sont mobilisées pour conserver les silos afin de les transformer en un lieu de mémoire et de recueillement.
Ensemble, ils viennent de démarrer une campagne internationale de sensibilisation intitulée « The Silent Witness » (le témoin silencieux) : une pétition pour la protection du monument a été mise en ligne ainsi qu’un appel à des projets architecturaux.
« Aujourd’hui, les silos font barrage au plan d’aménagement du port et du front de mer de Beyrouth. […] Cela représente une fabuleuse opportunité financière que nos politiques et hommes d’affaires ne veulent pas manquer »
- Charbel Maskini, architecte
« La mémoire de la catastrophe du 4 août ne doit pas être effacée comme à chaque fois ; ce mécanisme de déni doit cesser. Le travail de mémoire est un premier pas vers la fin de l’impunité », défend l’architecte Charbel Maskini,membre de l’Arab Center for Architecture et cheville ouvrière de la campagne de sensibilisation, lors d’un entretien avec MEE.
L’impunité est en effet un élément fondateur du système politique libanais : la première décision après la guerre civile de 1975-1990 a été d’amnistier sans conditions tous les chefs de milices reconvertis en dirigeants politiques. Et malgré les promesses initiales de faire éclater la vérité « dans les cinq jours » après l’explosion du port, personne, à ce jour, n’a reconnu la moindre responsabilité.
En outre, tous, au plus haut niveau de l’État, se liguent pour entraver la justice. Sur la vingtaine de personnes placées en détention provisoire (et toujours en attente d’un jugement), la plupart sont de simples exécutants. Les ministres ainsi que les hauts fonctionnaires inculpés par la justice ont, eux, systématiquement fait obstacle à ses demandes, réussissant à ne pas être entendus.
Au moment des élections législatives en mai, deux partis chrétiens – les Forces libanaises et les Kataëb – ont déposé chacun de leur côté une proposition de loi visant à annuler leur démolition.
Trois plaintes des familles des victimes soutenues par le barreau de Beyrouth et l’ONG Legal Agenda l’ont également demandé devant le Conseil d’État. « On espère que celui-ci fera suspendre dans les semaines qui viennent l’exécution de la décision du gouvernement jusqu’à ce que la justice puisse étudier les plaintes », explique à MEE l’avocate et membre de Legal Agenda Ghida Frengié.
« Aujourd’hui, les silos font barrage au plan d’aménagement du port et du front de mer de Beyrouth. Si on les rase, on peut relier la côte située au nord de la capitale, où le projet immobilier Linord a été réactivé en 2020, au centre-ville de Beyrouth. Cela représente une fabuleuse opportunité financière que nos politiques et hommes d’affaires ne veulent pas manquer », dénonce Charbel Maskini.
Risques d’effondrement réels
Mais la guerre de tranchées entre le gouvernement et la société civile n’empêche pas les risques d’effondrement de la structure d’être bien réels.
Car si la partie sud de la structure est stable à ce stade et peut être conservée, le bloc nord, lui, fait figure de tour de Pise : il s’incline dangereusement vers le sol d’un peu plus de 30 cm par an, soit 50 fois plus rapidement que le monument italien avant sa consolidation. Avec le risque d’un effondrement à plus ou moins moyenne échéance.
« Ne rien faire est extrêmement dangereux, comme le prouve déjà l’incendie. Mais pour décider de sa démolition ou de sa préservation, on doit aussi envisager des enjeux tels que la sécurité alimentaire du pays, la refonte des activités portuaires, en plus du problème mémoriel », fait valoir auprès de MEE un urbaniste qui a requis l’anonymat.
« Il y a ici une opportunité d’améliorer le lien du port à la ville et à son environnement : ne la gâchons pas en privilégiant un seul aspect », ajoute ce spécialiste des questions portuaires.
Des projets antagonistes
Que faire dans ce cas ? Selon nos informations, une fois la destruction des silos terminée, le gouvernement privilégie l’édification d’une nouvelle structure de stockage des céréales dans le port de Beyrouth, même s’il n’est pas question de reconstruire sur l’actuel site.
De fait, les pieux de béton sur lesquels aujourd’hui la structure prend appui ont été fracassés par la composante souterraine de l’explosion, selon le rapport de la société d’ingénierie suisse Amann Engineering réalisé avec l’université Saint-Joseph de Beyrouth.
« Ne rien faire est extrêmement dangereux, comme le prouve déjà l’incendie. Mais pour décider de sa démolition ou de sa préservation, on doit aussi envisager des enjeux tels que la sécurité alimentaire du pays, la refonte des activités portuaires, en plus du problème mémoriel »
- Un urbaniste
« Il y a cependant une possibilité de les faire pivoter de quelques degrés de façon à ne pas l’établir sur ces bases trop fragilisées tout en restant dans la même zone. C’est très technique mais possible », relève l’expert anonyme.
« On peut également envisager leur reconstruction à proximité du quai n° 3 et du terminal des porte-conteneurs. Cela limite toutefois l’extension éventuelle de la zone de conteneurisation. Ou choisir l’emplacement des hangars, plus proche du bassin n° 2, là où les agences gouvernementales – dont celles chargées des silos – seraient idéalement centralisées. »
L’hypothèse d’une délocalisation partielle n’est pas non plus complètement écartée : trois structures verraient alors le jour : au port de Zahrani, dans le Sud, au port de Beyrouth et, enfin, celui de Tripoli, dans le Nord.
Quant au monument promis aux victimes du 4 août 2020, il serait construit à proximité du bassin n° 1, qui sert de base à la marine libanaise. L’armée y serait délogée et cette partie concentrerait alors, dans le cadre d’un nouveau plan d’aménagement du port, des activités « touristiques » ouvertes au public.
A contrario, ceux qui se mobilisent pour que ce « témoin silencieux » soit conservé rappellent entre autres l’exemple du village martyr français d’Oradour-sur-Glane, haut lieu de mémoire de la Seconde Guerre mondiale, où des bâtiments pourtant structurellement endommagés ont été maintenus afin qu’un « plus jamais ça » conserve toute son acuité pour les générations suivantes.
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