Aller au contenu principal

Faute de réhabilitation, le port de Beyrouth à la merci de la moindre défaillance

Avec seulement six grues en service sur seize, le terminal du port de Beyrouth menace de s’arrêter. Une situation dramatique, due à l’effondrement économique que traverse le Liban, qui met en jeu la sécurité alimentaire du pays
Le port de Beyrouth à la suite de l’explosion du 4 août 2020 (AFP)
Par Muriel Rozelier à BEYROUTH, Liban

Dans le port de Beyrouth, la journée est calme. Aucun bateau n’a accosté ce jour et la nuée de camions, qui slaloment normalement entre les monticules de déchets pour faire sortir les containers, a déjà disparu.

Il n’en a pourtant pas toujours été ainsi : avant la crise économique, le port fonctionnait à plein régime. Spécialement le terminal de containers, son poumon économique, qui représentait 80 % de ses revenus. 

Concurrence avec Haïfa

En 2018, les responsables du Beirut Container Terminal Consortium (BCTC), l’entité privée qui gère le terminal depuis 2005 pour le compte de l’État libanais, s’enorgueillissait d’un trafic d’1,3 million d’EVP (conteneur équivalent vingt pieds). Pour le port, cela représentait 200 millions de dollars annuels de revenus.

« Ils rivalisaient avec les meilleures infrastructures de la région », se souvient, nostalgique, Elie Zakhour, président de la Chambre internationale de navigation de Beyrouth, lors d’un entretien avec Middle East Eye. Beyrouth faisait ainsi jeu égal avec Haïfa en Israël, les deux ports alternant entre la 3e et 4e place du classement régional.

« Dans les conditions actuelles, le port sera à l’arrêt total d’ici deux à trois mois et le Liban fera face à un ‘’état d’urgence’’ bien plus critique qu’au moment de l’explosion du 4 août 2020 »

- Un consultant

Aujourd’hui, sur les seize grues géantes qui s’alignent sur ses quais, six fonctionnent encore. 

Les grands portiques, qui permettent de déplacer les containers une fois à terre, ne sont pas mieux lotis : sur la cinquantaine que le terminal compte normalement, une quinzaine à peine sont encore en état de marche. Tous sont à l’arrêt faute de pièces de rechange pour leur maintenance – et le terminal est de facto à la merci de la moindre défaillance.

« Dans les conditions actuelles, le port sera à l’arrêt total d’ici deux à trois mois et le Liban fera face à un ‘’état d’urgence’’ bien plus critique qu’au moment de l’explosion du 4 août 2020 », avertit un consultant sous couvert d’anonymat.

L’enjeu est capital : si l’activité du terminal s’arrête, c’est la sécurité alimentaire du Liban et son approvisionnement en denrées de première nécessité qui est menacé. Tripoli, son deuxième port, n’a pas en l’état les moyens de suppléer.

Grave problème de liquidités

Comment en est-on arrivé là ? L’explosion de plusieurs centaines de tonnes de nitrate d’ammonium le 4 août 2020 a causé de lourds dégâts. Elle a détérioré 80 % du port, notablement ses parties historiques, et les dégâts sont estimés à 350 millions de dollars selon la Banque mondiale.

Mais la déflagration n’a touché le terminal de containers qu’à la marge. Quelques jours après la catastrophe, douze grues sur les seize existantes avaient d’ailleurs repris leur incessant ballet.

« L’activité a repris normalement sept jours après l’explosion », se souvient Elie Zakhour.

Explosions à Beyrouth : les répercussions sur l’économie libanaise
Lire

En réalité, ce qui a mis le terminal à genoux, c’est la crise économique. Comme tant d’autres, le BCTC fait face à une équation insoluble avec, d’une part, des dépenses qui gonflent de manière exponentielle du fait de la dépréciation de la livre libanaise et, d’autre part, des recettes qui s’effondrent, l’activité subissant une très forte contraction.

En 2020, le terminal a ainsi géré moins de 800 000 EVP ; 2021 s’annonce pire encore, avec 300 000 EVP seulement sur les premiers six mois et des revenus divisés par quatre.

« L’opérateur n’a de facto pas d’intérêt financier à assumer la maintenance », poursuit le consultant.

Une situation d’autant plus évidente que le contrat de BCTC est arrivé à échéance en février 2020. Un nouvel appel d’offres aurait dû être organisé dans la foulée. Il n’en a rien été et, depuis, l’opérateur est reconduit tous les trois mois sans que les conditions financières ne soient redéfinies.

Malgré tout, l’autorité du port a récemment accepté qu’une partie des frais de manutention lui soit payée en dollars et en liquide. La somme reste minime – environ 50 dollars par container – mais elle marque une première prise de conscience de l’urgence.

« Un accord a également été trouvé avec les représentants des agents maritimes pour que soit revalorisé le salaire des employés du terminal en grève », fait valoir un ouvrier du site. 

Début août, les employés du terminal ont en effet débrayé plusieurs jours, refusant d’assurer l’accostage des bateaux à quai et leur déchargement si leur salaire – payé en livres libanaises – n’était pas réajusté. Avant la crise, la rémunération moyenne des employés du terminal était équivalente à un peu moins de 1 000 dollars par mois. Début 2021, elle s’élevait à moins de 150 dollars, ce qui ne couvre plus les besoins élémentaires de leur famille.  

Les grains de blé qui s’étaient répandus hors des silos lors de l’explosion du port de Beyrouth sont arrivés à maturité, le 27 mai 2021 (AFPJoseph EID)
Les grains de blé qui s’étaient répandus hors des silos lors de l’explosion du port de Beyrouth sont arrivés à maturité, le 27 mai 2021 (AFP/Joseph Eid)

L’accord sur les salaires, provisoire, reste un pis-aller. Seul le démarrage du chantier de sa reconstruction peut aider le port à reprendre une activité normale.

Or, sur ce dossier, rien ou presque n’a été fait. Les silos à grains, lourdement impactés par la déflagration, menacent toujours de s’écrouler. Un kilomètre linéaire de quais est également « hors service », ce qui rend délicat le débarquement des marchandises en vrac comme le blé.

Sans compter la destruction des principaux locaux administratifs et douaniers, qui affecte la capacité à mener les inspections et les analyses requises et retarde la sortie des containers.

Même les quelque 30 000 tonnes de déchets liés à l’explosion du 4 août 2020 – dont certains sont contaminés par de l’amiante – n’ont pas été traitées. Et ce n’est que très récemment qu’une entreprise française a installé un tamis industriel pour séparer les milliers de tonnes de grains de blé de l’acier et du béton.

Blocage politique

Le nœud du problème n’est pas lié aux coûts du chantier, estimés entre 200 et 800 millions de dollars selon ce qui est réhabilité. Il n’est pas lié non plus au manque d’appétence de l’écosystème international.

« Le port de Beyrouth est un hub stratégique pour le Liban. Il a en outre une certaine importance dans l’est du bassin Méditerranéen. Comme tel, il est la proie de convoitises locales et internationales où se mêlent à la fois des intérêts commerciaux et géopolitiques », explique le consultant.  

Le site en lui-même justifie l’intérêt : le terrain de 1,3 million de m2 en plein cœur de Beyrouth vaut 4 à 5 milliards de dollars. Quant à la valeur de marché (sa contrevaleur monétaire) des infrastructures, on l’estimait à 1,7 milliard de dollars avant la catastrophe du 4 août 2020.

Dans ces conditions, on comprend que les partis politiques libanais, qui gangrènent l’appareil d’État, entendent maintenir à tout prix leur mainmise sur le port. Et ce d’autant plus que le site pourrait avoir un rôle central dans la future exploration pétrolière et gazière du pays.

« Le port de Beyrouth est un hub stratégique pour le Liban. Il a en outre une certaine importance dans l’est du bassin Méditerranéen. Comme tel, il est la proie de convoitises locales et internationales où se mêlent à la fois des intérêts commerciaux et géopolitiques »

- Un consultant  

Un groupe d’entreprises allemandes, emmenées par Hamburg Port Consulting, a d’ores et déjà proposé de moderniser la zone en investissant 30 milliards sur 25 ans et en réservant une partie du site à des projets immobiliers.

Plus modeste, le français CMA-CGM a également signalé son intérêt, se disant prêt à mobiliser 400 à 600 millions de dollars pour faire de Beyrouth un « smart port », de même que la Turquie et la Chine.

Pékin, qui a déjà investi dans le port de Haïfa, cherche en effet à trouver une alternative moins coûteuse au passage du détroit de Bab el-Mandeb, au large de Djibouti et du Yémen, pour son commerce avec l’Europe. Si l’axe Beyrouth-Damas-Bagdad était redynamisé, le port de Beyrouth pourrait les séduire.

Mais surtout, ce qui bloque, c’est le « statu quo » politique. Le gouvernement démissionnaire depuis plus d’un an du Premier ministre Hassan Diab n’a pas le support populaire ni politique pour mener à bien une réforme aussi cruciale que celle du premier port du pays.

« Or, rien ne se fera sans la constitution d’un nouveau gouvernement », martèle Elie Zakhour, le président de la Chambre internationale de navigation de Beyrouth.

Une opinion que partage le consultant, qui estime que deux hypothèses sont probables : « Si le futur cabinet parvient à un consensus sur le dossier du port, on pourra envisager une reconstruction ambitieuse comme celle que défendent les organisations internationales, avec la refonte du cadre légal, la création d’une nouvelle autorité portuaire », développe-t-il.

Un an après l’explosion, que deviennent les débris et déchets du port de Beyrouth ?
Lire

« C’est ce scénario qui attirera des investisseurs étrangers. Autrement, il faudra se contenter de mesures d’urgence et d’investissements locaux. On arrivera peut-être à améliorer les synergies entre les douanes et les différents services de contrôles de l’État pour rendre le terminal plus compétitif. »

Il rappelle que Beyrouth n’était pas sur les bons rails avant même la catastrophe : à Beyrouth, un container sortait en treize jours en moyenne, quand les normes internationales ne dépassent pas une semaine d’immobilisation.

Reste l’hypothèse dont personne ne veut parler mais à laquelle tout le monde songe : l’échec de la formation d’un gouvernement par Najib Mikati, qui a été chargé de cette tâche fin juillet par le président Michel Aoun. Pour le port, cela signerait vraisemblablement « le début de la fin ».

« Dans le meilleur des cas, seul le terminal sera réhabilité », présume le consultant. Le reste resterait en l’état, un no man’s land à l’entrée de Beyrouth.

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].