Tunisie : tout inscrire dans la loi, l’obsession de Kais Saied
Le soir du 30 juin 2022, le projet de Constitution qui est soumis à vote référendaire ce lundi 25 juillet en Tunisie a été publié dans le Journal officiel.
Des modifications y seront apportées par décret présidentiel quelques jours plus tard, bien que, de l’avis de nombreux professeurs de droit, une quelconque modification eût exigé de suivre la procédure d’un amendement constitutionnel.
Mais le président Kais Saied n’en est pas à son premier bafouement des règles du droit. Ce projet de Constitution est l’aboutissement d’un processus vivement contesté, marqué par une opacité et un autoritarisme dont le pays avait cru s’être débarrassé.
Pourtant, le droit, Kais Saied y tient beaucoup. Bien que son coup de force du 25 juillet 2021 soit éminemment politique, il dénote une continuation d’une vision légaliste du politique et salvatrice du droit. Ou la juridicisation du politique.
La juridicisation des questions socioéconomiques n’est pas un phénomène nouveau en Tunisie, mais s’est accentuée sous la IIe République, après l’éviction de Ben Ali, et se poursuit dans la présente transition vers la IIIe.
Cette juridicisation désigne la substitution de l’action politique par le texte de loi et, plus généralement, les sollicitations croissantes dont le juridique fait l’objet pour traiter de problèmes clés de la société.
Ni volonté politique, ni moyens
En Tunisie, les juristes et les technicités juridiques dominent le débat politique depuis la révolution.
De toutes les urgences auxquelles la Tunisie doit faire face, le président a décidé d’embarquer pour un long processus de référendum constitutionnel, bien qu’il y ait consensus autour de la nécessité de modifier l’organisation des pouvoirs dans la Constitution de 2014 et, surtout, d’amorcer des réformes socioéconomiques urgentes
« Bouée de sauvetage pour temps déprimé » (expression empruntée au professeur de droit Marc Pichard), le recours excessif au légal dans la Tunisie post-2011 est symptomatique d’une transition démocratique qui peine à répondre aux exigences de justice sociale et à refonder son modèle de développement, et qui érige ainsi des lois pour faire taire des demandes sociales pressantes et garantir la paix sociale, sans qu’il n’y ait ni la volonté politique ni les moyens d’appliquer ces lois.
Parmi les exemples les plus emblématiques de la décennie post-benaliste figure peut-être la Constitution du 26 janvier 2014 qui a consacré un ensemble ambitieux d’avancées en matière de droits et libertés, justice sociale et égalité régionale, sans que la classe dirigeante ne s’en donne les moyens les plus élémentaires, comme la formation d’une Cour constitutionnelle ou la réforme d’un ensemble de lois répressives héritées de la dictature.
Ainsi, cette Constitution n’a jamais vraiment été appliquée, bien qu’on l’accuse de tous les maux dont souffre le pays.
Autre exemple emblématique, la loi du 13 août 2020 sur le recrutement des chômeurs de longue date dans la fonction publique et dont les décrets d’application n’ont jamais été publiés, votée à un moment où le pays s’engouffrait dans une crise économique aggravée par la pandémie.
Cette loi, clairement inapplicable, s’insère dans la vision d’un État-providence qui peine à s’actualiser et qui, depuis la signature du Plan d’ajustement structurel dans les années 1980 (programme de réformes économiques exigé par les institutions financières internationales dans le cadre de plans d’aide), a limité l’autonomie de l’État tunisien dans la planification économique et la création d’emplois.
La politique saiedienne ne rompt en rien avec ce paradigme. De toutes les urgences auxquelles la Tunisie doit faire face, le président a décidé d’embarquer pour un long processus de référendum constitutionnel, bien qu’il y ait consensus autour de la nécessité de modifier l’organisation des pouvoirs dans la Constitution de 2014 et, surtout, d’amorcer des réformes socioéconomiques urgentes.
L’unique lettre du président de la République adressée au peuple en faveur du « oui » dénote particulièrement d’une vision salvatrice du projet de Constitution, et plus largement de la loi, qui serait capable de « prévenir la déchéance de l’État », de « réaliser les objectifs de la révolution » et de « remédier au désespoir, au terrorisme, à la faim, à l’injustice et à la douleur ».
Cette logique se traduit également dans le choix du président Saied d’une Cour constitutionnelle composée uniquement de juges ainsi que dans la promulgation d’un décret présidentiel pour une guerre contre le monopole et la spéculation sur les denrées alimentaires alors qu’une loi existe déjà, mais n’est que peu appliquée.
Le souci de tout inscrire dans la loi s’étend même au comportement des parlementaires, objet de l’article 66 du projet de Constitution, qui dispose ainsi de la levée de l’immunité pour « les crimes de calomnie, de diffamation et de violence » au sein de l’Assemblée des représentants du peuple, un article sur mesure pour les travers du Parlement dissous de 2019 et qui n’avait nullement besoin d’être constitutionnalisé.
Des lois nationales aux penchées liberticides
D’ailleurs, la volonté de tout constitutionnaliser, y compris le volet économique, était claire dans les déclarations de la commission consultative désignée par le président de le République afin d’élaborer le projet de Constitution, commission menée par trois juristes : le professeur de droit public Sadok Belaïd, son président, le bâtonnier des avocats Brahim Bourderbala, à la tête de son comité consultatif des affaires économiques et sociales, et le professeur de droit public Amin Mahfoudh, anciennement proche du président.
Belaid et Mahfoudh s’exprimeront plus tard pour dénoncer le fait que le projet de Constitution proposé par le président Kais Saied ne correspond en rien à la proposition de la commission.
La juridicisation du politique entraîne sa judiciarisation, phénomène se référant principalement à la multiplication des recours à l’arbitrage judiciaire par les acteurs sociaux depuis 2011.
Cette judiciarisation des luttes sociales, encouragée par les organisations internationales et non gouvernementales qui n’hésitent plus à saisir tribunaux locaux et internationaux pour des violations de droits fondamentaux, se traduit difficilement dans le contexte post-autoritariste tunisien, où la réforme du judiciaire est défaillante et les magistrats sont majoritairement conservateurs.
Héritage de décennies de dictature, la formation des juges demeure axée sur la technicité juridique et l’intériorisation de la primauté des droits de l’homme demeure lacunaire.
Bien que les Constitutions de 1959 et 2014 énoncent clairement la primauté des traités internationaux, les magistrats s’obstinent par exemple à appliquer des lois nationales aux penchées liberticides et souvent en non-adéquation avec les dits traités et la Constitution elle-même.
Pour preuve, les centaines de condamnations annuelles pour consommation de cannabis, entorse aux bonnes mœurs, atteinte à fonctionnaire public et autres.
Dans nombre de démocraties établies, selon le paradigme de l’État de droit, les magistrats sont les gardiens des droits et libertés fondamentales. Cette garantie présuppose l’autonomie du corps judiciaire.
Or le projet de Constitution prévoit des juges nommés par le président de la République sur proposition du Conseil supérieur de la magistrature, bien que le judiciaire soit le corps le plus à risque d’interventions de la part de l’exécutif dans les dossiers en cours d’examen.
De plus, la Cour constitutionnelle est composée uniquement de juges, alors que la Constitution de 2014 prévoyait des spécialistes en droit et d’autres professions. Ainsi, l’espoir d’une garantie des droits et libertés par les magistrats tunisiens à l’aune du projet de Constitution pourrait s’affaiblir encore plus.
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