Référendum en Tunisie : la « transition démocratique » sanctionnée, mais à quel prix ?
Avec un « oui » massif à 92,3 % à la nouvelle Constitution, selon les premières estimations, mais une forte abstention de 72,6 %, le président tunisien Kais Saied peut poursuivre le processus de refondation qu’il a entamé un an plus tôt avec la proclamation de l’état d’exception.
Rarement le décalage entre la majorité des militants démocrates, des intellectuels et de la société civile – en un mot tous ceux qui s’identifient comme partie prenante du récit de la « transition démocratique » –, d’une part, et la majorité de la population tunisienne n’aura été aussi visible qu’à l’occasion de ce référendum.
Les premiers, partisans du « non » ou du boycott, s’inquiètent non sans raison de la concentration des pouvoirs entre les mains d’un président aux tendances messianiques, et de la propension du ministère de l’Intérieur à renouer avec ses vieilles habitudes. Ils veulent protéger les acquis démocratiques (les libertés publiques, la séparation et la limitation des pouvoirs).
Au prisme de l’expérience des années Ben Ali et de l’analyse de la Constitution, ils perçoivent le référendum comme l’enterrement de la révolution et la mise à mort de la démocratie en Tunisie.
Les partisans du « oui », eux, voient dans Kais Saied le rédempteur d’une démocratie dévoyée et d’une révolution confisquée par les partis.
Ils se réfèrent moins au projet de Constitution qu’à l’expérience d’une décennie de transition : la dégradation sociale, le délitement de l’État qui maltraite les citoyens, les corrompus qui se font élire pour bénéficier de l’immunité parlementaire, l’Assemblée devenue un lieu d’invectives, de violences et de tractations occultes, le cycle de l’endettement et la crise financière, des gouvernements impuissants et instables au cœur d’un conflit permanent, la justice et l’État noyautés par les clans partisans, le « consensus » par le haut entre grands partis, au mépris des promesses électorales, pour se partager les positions de pouvoir et enterrer les dossiers compromettants sans rien changer au système…
La « transition démocratique » n’a pas été adoptée par une grande majorité comme le récit collectif d’une émancipation, mais comme celui d’un déclin.
La fracture tunisienne
Dans le rejet de la configuration responsable de la crise politique et sociale, le parti islamo-conservateur Ennahdha fait figure de principal accusé. « Moins pour des raisons idéologiques que parce qu’il n’a pas traité la question sociale, qu’il a traité le pays comme un butin de guerre et aggravé la corruption », justifie un partisan du « oui ».
« Refaire l’État », « inclure les jeunes », « redonner le pouvoir au peuple », « nous débarrasser des voleurs » sont parmi les principales motivations du vote « oui », qui exprime avant tout la volonté de sanctionner l’échec de la transition et de prolonger le processus entamé le 25 juillet 2021.
En d’autres termes, le « oui » et le « non » peuvent s’entendre comme les deux dimensions d’un désir de démocratie, l’une tournée vers des institutions garantes des libertés et du pluralisme, l’autre vers la prise en charge des demandes de progrès social et de souveraineté. Une tension récurrente dans l’histoire des processus de démocratisation
Le « oui » et le « non » peuvent s’entendre comme les deux dimensions d’un désir de démocratie, l’une tournée vers des institutions garantes des libertés et du pluralisme, l’autre vers la prise en charge des demandes de progrès social et de souveraineté. Une tension récurrente dans l’histoire des processus de démocratisation
Mais d’une certaine manière, la ligne de fracture la plus profonde sépare moins les camps du « oui » et du « non » que les 2,5 millions de votants et les 6,4 millions d’abstentionnistes.
Si l’on met de côté ceux qui ont boycotté le référendum pour ne pas légitimer le processus, ceux qui n’ont pu choisir entre un bilan et une Constitution également indéfendables, dont le nombre est difficile à estimer, l’essentiel de l’abstention, dans le droit fil d’une tendance croissante depuis 2011 (à l’exception du second tour de la présidentielle de 2019), exprime surtout l’inadéquation entre les processus institutionnels et l’expérience d’une majorité de la société.
Une faiblesse qui contredit le récit d’un peuple mobilisé pour « défendre la démocratie » ou pour soutenir l’entreprise de Kais Saied, et qui sape la solidité de toute construction institutionnelle, quelle qu’elle soit.
La fracture tunisienne travaille donc pleinement ce moment politique. Fracture constitutive d’un État qui s’est construit comme une entreprise de conquête par la capitale de son arrière-pays dans un rapport d’extraction et de domestication.
Face à cet État perçu comme prédateur au service d’une oligarchie, la société a développé une relation ambivalente faite de défiance et d’instrumentalisation, et rarement un sentiment d’inclusion et de reconnaissance.
Cette demande de reconnaissance a été l’étincelle du soulèvement du 17 décembre 2010, qui marque l’irruption d’une frange inaudible de la société sur la scène politique, prolongée par l’organisation spontanée de comités de quartier puis par le sit-in des insurgés venus des régions intérieures, devant la Kasbah, fin janvier 2011 pour exiger le départ des derniers ministres de Ben Ali.
Le 14 janvier, quand la capitale s’est mobilisée pour obtenir le départ de Ben Ali et a amené le soulèvement sur la dimension institutionnelle, a débuté un processus de récupération de la dynamique insurrectionnelle par les acteurs centraux, parachevé début mars 2011, lorsque les partis, le syndicat UGTT puis Béji Caïd Essebsi, pressenti comme Premier ministre, ont demandé aux jeunes du second sit-in de la Kasbah de rentrer chez eux.
Ils ont ainsi troqué le début d’une expérience d’auto-organisation, un moment plébéien de liberté politique, contre une Constitution où ils n’auraient plus leur mot à dire.
L’inverse de la démocratie libérale
Non seulement la « démocratie » n’a pas traité ce rapport historique entre centre et périphérie, mais elle l’a prolongé sur le plan politique dans un modèle de gouvernement représentatif où le citoyen, réduit à sa fonction d’électeur, abdique son droit politique à participer aux affaires publiques.
Un modèle qui produit partout une tendance croissante à l’abstention et à la défiance à l’égard des intermédiaires.
Le « consensus » entre anciennes élites destouriennes (le courant politique issu du mouvement national, au pouvoir de 1956 à 2011) et nouvelles élites islamistes a achevé d’évacuer l’antagonisme social de la scène politique, puisqu’une fois neutralisé le différend identitaire, les unes et les autres partageaient les mêmes conceptions économiques.
Kais Saied est porté par la réaction à cette absence de transformation et à la cartellisation de la vie politique.
Kais Saied réintroduit l’antagonisme au cœur du modèle tunisien sur le devant de la scène politique. Mais il le réintroduit « par le haut » avec une promesse de « démocratie par en bas ». C’est le paradoxe central, l’aporie de ce nouveau cycle politique
Lorsqu’il met en tension le 17 décembre et le 14 janvier en changeant la date de la fête de la révolution, au point de qualifier le second de « trahison », il froisse certes la mémoire des bénéficiaires de la transition, mais il est en phase avec tous ceux qu’elle a exclus.
Il réintroduit l’antagonisme au cœur du modèle tunisien sur le devant de la scène politique. Mais il le réintroduit « par le haut » avec une promesse de « démocratie par en bas ».
C’est le paradoxe central, l’aporie de ce nouveau cycle politique.
Lorsqu’il se présente en 2019 avec son projet d’inversion de la pyramide du pouvoir, il entend apporter une réponse aux lacunes de la Constitution, notamment de ne pas être outillée pour remédier aux fractures sociales et régionales à l’origine de la crise et du soulèvement de la périphérie, et de ne pas permettre l’émergence d’une nouvelle génération politique, entravée par les partis politiques, acteurs centraux des nouvelles institutions.
Pour articuler les dimensions institutionnelle et sociale, il propose que les représentants aux différents niveaux, du régional au national, soient désignés dans une cascade ascendante, à partir d’une seule élection au niveau des délégations (la plus petite unité administrative). De cette façon, les choix économiques et l’allocation des ressources relèveraient d’une forme de démocratie au plus près du vécu des citoyens.
L’inverse de la démocratie libérale qui postule l’incompétence des citoyens pour les tenir à l’écart des affaires publiques et les morcelle en individualités mues par des intérêts propres.
Certains ont cru déceler dans sa proposition un avatar de la tradition « conseilliste » d’inspiration anarchiste mise en pratique lors de la Commune de Paris, dans les conseils ouvriers des révolutions italienne et allemande au lendemain de la Première Guerre mondiale, ou lors du soulèvement hongrois de 1956, et dont les comités de quartier en Tunisie au lendemain du départ de Ben Ali étaient un embryon.
La politologue Hannah Arendt avait évoqué cette formule de « démocratie des conseils » comme une possibilité de dépasser la démocratie libérale : « L’isoloir à l’intérieur duquel nous déposons notre bulletin de vote est certainement trop étroit, car seule une personne peut s’y tenir. Les partis ne servent plus à rien. Nous ne sommes, pour la plupart, que des électeurs que l’on manipule. […] On pourrait, il me semble, découvrir […] un principe d’organisation totalement différent qui, partant de la base, s’élève par échelons pour aboutir finalement à un Parlement. » (Du mensonge à la violence)
Verticalité et concentration du pouvoir
Or, il est évident que Kais Saied n’est pas un anarchiste, il est habité par une haute idée, quasi mystique, de l’État comme forme transcendante du « Peuple », dont il a une conception tout aussi absolue et désincarnée.
Quant à son idée de « nouvelle construction », elle n’apparaît qu’en creux dans la Constitution qu’il a soumise à référendum.
L’Assemblée des régions et des territoires instituée par la nouvelle Constitution est censée articuler institutions et question sociale. Elle sera formée à partir des conseils régionaux (chacun des conseils régionaux enverra trois de ses membres au niveau national, et les conseils régionaux de chacun des territoires, une collectivité englobant plusieurs régions, y enverront un représentant) et elle aura une compétence partagée avec l’Assemblée des représentants du peuple sur les questions économiques et budgétaires.
Nul ne sait comment seront organisées les relations entre les deux Assemblées ni comment seront élus les conseils régionaux. Cette discrétion, et dans le texte et dans son explication, a laissé toute la place à la dimension présidentielle du régime, abondamment commentée et dénoncée comme le ferment d’une dérive autocratique
Mais à ce stade, nul ne sait comment seront organisées les relations entre les deux Assemblées ni comment seront élus les conseils régionaux. C’est là, on peut le supposer, que sera mis en œuvre le projet d’élection de l’Assemblée des régions et des territoires par des conseils locaux décrit dans le projet de « nouvelle construction ».
Cette discrétion, et dans le texte et dans son explication, a laissé toute la place à la dimension présidentielle du régime, abondamment commentée et dénoncée comme le ferment d’une dérive autocratique.
La démocratie des conseils, qui semble avoir servi de modèle initial à Kais Saied, s’est développée historiquement de manière spontanée dans l’effervescence de soulèvements populaires et pour substituer à l’État centralisateur une forme d’horizontalité. Dans le modèle vénézuélien, les conseils communaux de planification publique s’inscrivaient dans le prolongement d’une mobilisation populaire.
Or, dans sa version tunisienne, elle est amenée par le haut et dans un moment d’apathie, enchâssée dans un État jacobin où l’autorité est détenue par un président postulant à la représentation du « Peuple » par son élection au suffrage universel.
Dès lors, comment ce morceau de « démocratie par en bas » peut-il se déployer dans un régime marqué par la verticalité et la concentration du pouvoir ? Quelle sera la dynamique de ces nouvelles institutions locales ?
Vont-elles favoriser une participation plus large, plus inclusive, vont-elles favoriser la capacité d’agir du plus grand nombre ou au contraire la captation de la représentation par des notables locaux adossés à des réseaux clientélistes ?
Pourront-elles porter un modèle économique alternatif ou bien vont-elles exacerber le régionalisme des ressources ? Comment se combineront la stratégie de l’État, auquel la Constitution attribue un rôle central en matière économique et sociale, et ces institutions procédant de l’échelon local ?
Le président, qui avait réintroduit la fracture fondamentale dans la scène politique de 2019 en se faisant le porte-parole des « évincés », entend condenser dans sa seule personne la volonté du peuple dont il serait la synthèse, et transforme ainsi la pluralité inhérente à la société en un conflit entre le peuple et ses ennemis de l’intérieur.
Ne pas confondre « pouvoir » et « autorité »
Du reste, la séduction qu’exercent sur une partie de ses soutiens les leaders nationalistes arabes tels Gamel Abdel Nasser, Saddam Hussein ou Hafez el-Assad n’augure rien de bon.
Avec néanmoins une différence de taille : non seulement Kais Saied n’est pas le produit d’une institution militaire ni d’un clan fortement constitué comme l’étaient ces leaders, mais il convient de ne pas confondre « pouvoir » et « autorité ».
Quelle autorité réelle Kais Saied a-t-il sur les corps de l’État ? Le ministère de l’Intérieur, par son éthos de corps, tend à justifier son rôle par la nécessité de protéger l’État et la société.
Or, à la différence de l’époque de Ben Ali, c’est moins la force que la faiblesse du champ politique (Kais Saied compris) qui semble pour le moment pousser l’institution sécuritaire, jamais réformée depuis 2011 et relégitimée par la lutte antiterroriste, à étendre son contrôle sur l’espace public.
À la différence de l’époque de Ben Ali, c’est moins la force que la faiblesse du champ politique (Kais Saied compris) qui semble pour le moment pousser l’institution sécuritaire, jamais réformée depuis 2011 et relégitimée par la lutte antiterroriste, à étendre son contrôle sur l’espace public
Comment ce dispositif institutionnel réagira-t-il quand il faudra, coûte que coûte, mettre en œuvre les réformes économiques sur lesquelles le gouvernement s’est engagé auprès du FMI qui, cette fois, n’est plus disposé à l’indulgence à l’égard des autorités tunisiennes ?
Comment réagiront et les institutions et ce qu’il reste de soutien à Kais Saied quand, à son tour, il se heurtera à la trame serrée d’intérêts, avec leurs ramifications dans l’économie formelle et informelle, la justice, les médias, l’État, les partis, etc., qui ont fait échouer la transition démocratique pour se recycler ?
Ces différentes dynamiques laissent craindre une surenchère dans la volonté d’écarter les acteurs tenus pour responsables de l’échec de la transition – et de nouvelles déceptions. Quelle sera cette fois la sanction ?
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