« Quitter cet enfer » : des Libanais désespérés d’émigrer dénoncent le chaos des demandes de passeports
Sur son ordinateur, Ali Mansour cherche désespérément la date de rendez-vous la plus proche pour sa demande de passeport. Cet ingénieur trentenaire fait défiler la page jusqu’à trouver un créneau à réserver.
Octobre, complet ; septembre, complet… Finalement, il trouve un rendez-vous disponible : le 20 décembre 2023.
« Mon sésame pour sortir de ce pays, si j’en trouve un, ne peut être obtenu avant la fin de l’année prochaine », indique-t-il.
Comme beaucoup qui tentent d’échapper à l’effondrement financier dont souffre le Liban depuis octobre 2019, Mansour est face à un nouveau concept que les Libanais n’auraient jamais imaginé connaître : « l’assignation au pays ».
« Avant, il pouvait être difficile d’obtenir le visa nécessaire, l’opportunité désirée, la carrière à l’étranger à laquelle on aspirait », explique-t-il à Middle East Eye. « Aujourd’hui, si vous êtes assez chanceux pour surmonter tout cela, il vous manquera toujours quelque chose, sans la possibilité d’obtenir un passeport. »
Mansour explique avoir pu obtenir un visa pour étudier en Espagne, mais poursuivre ses études n’est pas son principal objectif.
« Je veux juste quitter cet endroit d’une façon ou d’une autre », affirme-t-il. « Lorsque je serai là-bas, je trouverai un moyen de survivre et j’espère pouvoir envoyer de l’argent à mes parents. Ils ont désespérément besoin de couvrir leurs besoins fondamentaux. »
En avril, la direction de la Sûreté générale du Liban avait annoncé qu’en raison de la suspension des fonds nécessaires pour imprimer de nouveaux passeports, elle était dans l’obligation de geler le processus de demande de passeport jusqu’à l’obtention de nouveaux fonds.
Si le 13 juin, la plateforme de demande a été réouverte, les fonds nécessaires pour réactiver le processus ayant été obtenus par le ministère des Finances, les délais demeurent très longs en raison de la forte demande.
Une source au sein de la direction de la Sûreté générale assure à MEE : « Les fonds alloués ont été transférés à la société française en charge de l’impression des passeports, laquelle va commencer à imprimer 400 000 passeports dès novembre. Nous nous attendons à une sortie de crise prochainement, mais nous ne pouvons pas contrôler le nombre important de demandes déjà enregistrées. »
Violation des droits
L’indisponibilité des passeports empêche de nombreux Libanais, au Liban comme à l’étranger, de voyager. Josiane Noun, du Centre libanais pour les droits de l’homme, voit cela comme une violation des droits de l’homme et de la Constitution libanaise.
La Déclaration universelle des droits de l’homme énonce clairement dans son article 13 que tout individu a le droit de quitter un pays, y compris le sien, et le droit d’y revenir.
« Tout Libanais est protégé par ce droit, qui est violé sous de nombreux prétextes », affirme Josiane Noun à MEE.
« Les autorités jonglent avec le blâme et la responsabilité, mais le résultat est le même.
« Il y a une atteinte quotidienne aux droits fondamentaux de l’homme. Personne ne devrait avoir à expliquer pourquoi il ou elle a besoin d’un passeport, ou supplier pour obtenir ce qui lui revient de droit, en particulier s’il est désireux de payer pour cela. »
Selon Information International, cabinet de conseil et d’étude régional indépendant basé à Beyrouth, l’émigration au Liban a augmenté de 346 % en 2021, en raison de la crise économique.
Mohammad Chamseddine, chercheur dans ce cabinet, rapporte à MEE que l’année dernière, quelque 79 000 Libanais ont quitté le pays sans avoir l’intention d’y revenir, contre 17 000 en 2020.
« On s’attend à ce que les chiffres de 2022 soient bien plus élevés car la crise économique ne cesse d’empirer »
– Mohammad Chamseddine, chercheur
« Si 2021 marque la plus grande vague d’émigration du pays en quatre ans, on s’attend à ce que les chiffres de 2022 soient bien plus élevés car la crise économique ne cesse d’empirer. »
Bilal, au chômage depuis deux ans, confie à MEE sous couvert d’anonymat ne pas avoir le luxe d’attendre.
« Avant la crise, je pouvais gérer mes dépenses avec l’aide de mes parents. Aujourd’hui, avec cette crise, mes parents ont besoin d’une aide financière, après l’effondrement des salaires à cause de la dévaluation de la devise. Avant, cela ne valait pas la peine de trouver un job avec un salaire médiocre. Aujourd’hui, je n’ai pas le choix, je dois partir pour les soutenir à tout prix. »
Bilal rapporte à MEE s’être vu proposer un travail administratif dans un pays du Golfe à condition de commencer dans moins d’un mois, délai impossible avec la crise actuelle des passeports.
« J’ai dû débourser 1 000 dollars pour obtenir un rendez-vous anticipé ; maintenant, j’attends juste le visa et je quitterai cet enfer », conclut-il.
« Une vie à faire la queue »
Riman est mère de deux filles qui ont toutes les deux la nationalité canadienne. Ces deux dernières années ont été très difficiles après la mort de son mari du covid. À cause de l’effondrement financier, elle a eu énormément de mal à joindre les deux bouts pour elle et ses deux filles.
« J’ai une carte verte canadienne depuis près de dix ans et je n’ai jamais pensé à demander la nationalité », déclare Riman à MEE, ne souhaitant pas révéler son véritable nom afin de ne pas affecter sa demande de passeport.
« On s’en sortait mais tout s’est effondré : mon mari est décédé, nos économies sont coincées à la banque. »
« Ramener mes filles au Canada semble être le seul choix qu’il me reste mais il faut que je fasse renouveler mon passeport avant, et mon rendez-vous ou ma carte verte va expirer. »
Une longue file d’attente se dessine à côté du bâtiment de la Sûreté générale, composée de ceux qui attendent leur rendez-vous et des chanceux qui attendent de récupérer leur passeport après avoir pu déposer leur demande. Cette file d’attente ressemble à celles qui se forment devant les boulangeries et les stations-service en raison des pénuries constantes auxquelles est confronté le Liban.
Mohamad, qui n’a pas souhaité donner son nom de famille, fait la queue pour son passeport après six mois d’attente. En attendant son tour, il confie à MEE qu’il part pour le Canada avec sa famille après avoir reçu l’autorisation de l’immigration.
« Hier, je faisais la queue à la boulangerie, aujourd’hui, je fais la queue pour le passeport. On passe notre vie à faire la queue », déplore-t-il. « Lorsque j’aurai ce passeport, je ne regarderai jamais en arrière. Après autant de files d’attente, la seule file que j’apprécierai sera celle des gens qui me rendront hommage une fois que j’aurai quitté cette Terre – si j’arrive d’abord à partir de ce pays. »
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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