Turquie : cent ans après la tragédie de Sivriada, les chiens errants de nouveau dans la tourmente
Haydar Ozkan vient chaque jour nourrir des dizaines de chiots errant sur un terrain vague situé au pied de tours résidentielles en banlieue d’Ankara, la capitale turque.
Mais ce défenseur des droits des animaux sait que, sans le soutien des autorités, ses efforts ne suffiront pas à améliorer les conditions des chiens des rues, actuellement au cœur d’une virulente polémique en Turquie.
« Il y a une quarantaine de chiots ici, nés de cinq mamans. Dans six mois, les femelles auront à leur tour des petits. S’ils ne sont pas stérilisés, imaginez à quelle vitesse on peut atteindre des centaines de chiens », expose-t-il.
À la différence de la plupart des pays européens, les chiens et chats errants, dont la population est estimée à plusieurs millions à l’échelle du pays, font partie intégrante du quotidien des Turcs, qui sont nombreux à prendre soin d’eux.
À Istanbul, les chats et les chiens assoupis à chaque coin de rue, souvent friands de caresses, sont pour beaucoup indissociables de l’identité de la ville.
« Nous sommes une société qui coexiste avec les animaux. C’est une tradition. Chaque quartier a ses chiens et des gens qui s’en occupent », résume l’historien Ekrem Işın, auteur d’un livre sur les chiens des rues d’Istanbul.
Mais certains, le président turc Recep Tayyip Erdoğan en tête, questionnent aujourd’hui cette tradition.
En décembre, après l’attaque d’une fillette par deux pitbulls, pourtant domestiqués, le chef de l’État avait exhorté les municipalités à placer les chiens des rues dans des refuges « afin d’assurer la sécurité de nos citoyens ».
« Notre peuple a bon cœur »
« [Leur] place n’est pas dans la rue mais dans les refuges », avait-il lancé, une déclaration vue comme visant le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, figure de l’opposition et potentiel candidat à l’élection présidentielle de juin 2023.
Deux mois plus tôt, M. İmamoğlu, habile communicant, avait été accusé de surfer sur l’histoire – devenue virale – de Boji, un chien des rues passant ses journées à emprunter les transports en commun d’Istanbul.
La polémique a pris une nouvelle tournure quand des groupes appelant à « nettoyer les rues des chiens » se sont organisés sur les réseaux sociaux.
Une application nommée Havrita, qui permet de les localiser sur une carte, a même vu le jour en mai.
« Depuis, il y a eu plusieurs massacres de chiens par empoisonnement et le discours appelant à leur élimination a été normalisé », affirme Gülsaniye Ekmekçi, du barreau d’Istanbul, qui a déposé une plainte contre l’application.
« Havrita a aussi incité à la violence contre les volontaires qui les nourissent. Plusieurs ont été agressés », abonde Volkan Koç, fondateur du refuge Patilikoy à Ankara.
Un tribunal d’Ankara a finalement interdit il y a deux semaines l’accès à Havrita.
« Les municipalités ont failli à leur devoir de stérilisation. Lorsque la population de chiens a augmenté, elles les ont déplacés d’un endroit à l’autre, provoquant la formation de meutes parfois agressives », affirme Gülsaniye Ekmekçi.
Malgré cela, le nombre d’agressions commises par des chiens errants reste marginal, assure-t-elle.
« Cela reflète l’état d’esprit d’une société qui doute d’elle-même. Une société civile en paix pourrait trouver un accord par le dialogue pour dire que le mieux pour les chiens, c’est d’être adopté »
- Serge Avédikian, cinéaste
Chez certains Turcs, l’actuelle polémique ravive le souvenir de la tragédie de Sivriada (l’île maudite).
En 1910, dans une volonté de moderniser Istanbul sur le modèle des grandes capitales européennes, les autorités ottomanes déportèrent près de 80 000 chiens errants sur une île déserte en mer de Marmara.
La plupart moururent de faim et de soif.
« On a l’impression que 100 ans plus tard, les chiens servent de nouveau de bouc émissaire », estime Serge Avédikian, lauréat en 2010 de la Palme d’or du meilleur court-métrage au festival de Cannes pour son film Chienne d’histoire sur le drame de Sivriada.
« Cela reflète l’état d’esprit d’une société qui doute d’elle-même. Une société civile en paix pourrait trouver un accord par le dialogue pour dire que le mieux pour les chiens, c’est d’être adopté », ajoute-t-il.
Pour Volkan Koç, le spectre de Sivriada fait toutefois partie du passé. « Les défenseurs des droits des animaux sont un groupe soudé et ils sont très nombreux aujourd’hui », relève-t-il.
« Les Européens ont résolu ce problème en stérilisant les chiens et en les faisant adopter. On a peut-être du retard là-dessus, mais notre peuple a bon cœur. Nous ne laisserons jamais une minorité nuire aux animaux. »
Par Burcin Gercek, avec Fulya Ozerkan.
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