La contestation au Sahara occidental, une menace pour le Palais royal
Au Maroc, dans la culture de la cour, il est d’usage que le sultan chérifien décide de récompenser ses fidèles en leur octroyant des terres, comme il peut aussi déposséder ceux tombés en disgrâce.
De tout temps, les sultans alaouites ont veillé à contrôler le droit des tribus à bénéficier des terres collectives. Ces terres sont soumises à un régime juridique datant du protectorat français, codifié par le dahir (décret) de 27 avril 1919, toujours en vigueur, qui régit le « droit de propriété des tribus, fractions, douars ou autres groupements ethniques sur les terres de culture ou de parcours dont ils ont la jouissance à titre collectif ».
Placées sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, ces terres tribales se distinguent par leur caractère inaliénable, indivisible, imprescriptible et insaisissable. Elles sont gérées par une assemblée de délégués représentant la collectivité qui a le droit d’utiliser les terres en question. Selon les chiffres officiels, les terres collectives représentant près de 15 millions d’hectares (ce qui correspond à environ 21 % de la superficie totale du Maroc).
Durant son règne, Hassan II procéda à des réappropriations massives par l’État de terres collectives occupées par des tribus (loi de 1963 sur la nationalisation), à des expropriations et redistributions de propriétés au profit de ses affidés afin de garantir leur loyalisme.
On évoquait à l’époque un million d’hectares de terres collectives dont près de 600 000 distribués aux serviteurs de la monarchie.
Le roi Mohammed VI n’a pas dérogé à la tradition, comme en témoigne la décision des autorités marocaines en 2016 d’accorder, arbitrairement, à des hauts commis ou serviteurs de l’État des terrains de choix à des prix dérisoires.
Dans son discours de 2020, le roi a appelé par ailleurs à la mobilisation d’un million d’hectares de terres collectives à vocation agricole pour « le mettre à la disposition d’investisseurs ayants droit et privés ».
À cette fin, les autorités n’hésitent pas à dessaisir les ayants droit de leurs terres tribales par voie d’expropriation pour cause d’« utilité publique ».
Sahraouis et terres tribales
La distribution de la rente, notamment à travers le foncier, permet ainsi au pouvoir de domestiquer les élites. De plus, la dépossession semble avoir contribué à l’enrichissement du roi et de ses proches.
Citons en exemple le groupe immobilier Addoha, dirigé par Anas Sefrioui, un proche de Mohammed VI. Les deux hommes auraient bénéficié des terrains constituant un village, situé à Rabat, au bord de la mer, pour construire des résidences de luxe dans le cadre du projet « Plage des nations ». Une affaire révélée en 2006 par le journaliste Omar Radi et corroborée par l’enquête publiée le 19 septembre 2022 par Forbidden stories.
Depuis 2010, les autorités marocaines se déploient pour l’expropriation de milliers d’hectares de terres collectives partout dans le pays.
En 2019, le royaume a adopté la loi 62/17 et son décret d’application pour consolider la tutelle du ministère de l’Intérieur sur les terres collectives, disant « vouloir promouvoir le développement du monde rural et faire bénéficier les femmes soulaliyates (en référence à la soulala, qui est le lien qui unit les membres d’une collectivité ethnique) au même titre que les hommes des terres tribales ».
Or, en réalité, cette loi a contribué à limiter le recours aux us et aux traditions dans la gestion et l’exploitation des biens de ces communautés, notamment en restreignant le rôle des nouabs (représentants des communautés). Ces derniers n’avaient plus le droit d’intervenir pour appliquer les règles coutumières dans la résolution des conflits qui surgissent lors de l’exploitation des terres collectives.
En 2020, les autorités auraient même profité de la déclaration de l’état d’urgence sanitaire pendant la pandémie de covid-19 pour accentuer le mouvement d’expropriation des terres collectives pour cause d’« utilité publique ». Pour preuve, la publication au bulletin officiel de dizaines de décisions d’expropriation nominatives des terres tribales se situant dans les différentes régions du royaume.
Tout récemment, le royaume a décidé d’intensifier l’expropriation des terres collectives dans l’ensemble du royaume y compris dans certaines zones non contestées du territoire sahraoui, lequel est administré par les autorités marocaines. L’opération d’expropriation pourrait toucher ainsi des terres collectives occupées par des tribus sahraouies qui, malgré leur allégeance à la monarchie, se trouveraient menacées d’être dépossédées des terres de leurs ancêtres.
Une manœuvre politique qui risque d’attiser les tensions entre les autorités et les populations sahraouies qui revendiquent un droit historique sur leurs terres tribales.
Les chefs des tribus sahraouies ont du mal à concevoir l’intensification de l’expropriation des terres collectives au nom de « l’intérêt général » dans des zones désertiques et difficilement exploitables.
Les activistes sahraouis dénoncent ce qu’ils considèrent comme une « tentative de l’État marocain de resserrer l’étau sécuritaire sur les territoires sahraouis qui existaient avant même la colonisation française et espagnole »
Les protestataires sahraouis dénoncent ce qu’ils considèrent comme une « tentative de l’État marocain de resserrer l’étau sécuritaire sur les territoires sahraouis qui existaient avant même la colonisation française et espagnole ».
À en croire les déclarations de certains activistes sahraouis, issus notamment des régions de Tan-Tan et de Guelmim – en territoires contestés administrés par le Maroc – dans un communiqué signé par la Coordination des trois rivières (Oued Eddahab, Oued Noun et Sakia El-Hamra) le 8 septembre, les autorités marocaines n’auraient pas le droit de conduire une si grande opération d’expropriation pour cause d’utilité publique alors qu’elle serait en réalité menée au profit d’« émirs du Golfe et d’investisseurs sionistes ».
Malgré les tentatives de réglementation des terres collectives, ayant abouti fin 2019 à l’adoption d’un dispositif juridique, qui promeut leur privatisation (melkisation) et favorise l’investissement agricole par les ayants droit et les investisseurs privés, force est de constater qu’un flou juridique persiste encore quant au statut de ces terres qui demeurent soumises au pouvoir discrétionnaire du ministère de l’Intérieur.
Il faudrait admettre que le statut juridique de la propriété collective permettait de sceller la relation de domination entre l’État central et le monde rural. Seul l’État et les collectivités territoriales pouvaient acquérir ces terres, en indemnisant les ayants droit qui pouvaient continuer de bénéficier de leurs terres, mais sans pour autant en acquérir la propriété individuelle.
Un risque de récupération
Dans le cas des terres tribales sahraouies, l’expropriation semble encore plus difficile à justifier, et ce pour des raisons culturelles et historiques. Les délimitations de ces territoires n’ont jamais été figées et l’histoire du Sahara peut se décliner sous la forme d’une incessante recomposition des cultures, des communautés et des espaces.
Mais qu’en est-il vraiment de l’ampleur de cette mouvance embryonnaire de contestation qui traverse les communautés sahraouies et menace d’ébranler le Palais royal ?
Pour le moment, les chefs des tribus sahraouies semblent conscients de l’enjeu politique d’une telle opération, à savoir le contrôle des modes de propriété et d’exploitation de la terre qui tendent vers une transformation de l’ordre social et politique.
L’objectif non déclaré du pouvoir serait une reconfiguration politique et sécuritaire des territoires sahraouis de manière à mieux réguler l’évolution démographique, l’encadrement des masses rurales, la fabrique d’un leadership local contestataire, le transport et le trafic des biens et marchandises, ainsi que la mobilité et les coalitions ethnico-tribales des communautés sahraouies, notamment celles qui soutiennent le Front Polisario, mouvement indépendantiste sahraoui.
Toutes les grandes tribus sahraouies semblent déterminées à défendre leurs terres collectives historiques.
Certaines tribus – Lahmidat, Al-Mahbass et Mhamid al-Ghizlane – ont déjà commencé à organiser, début septembre, des actions de protestation.
D’autres tribus, dites « royalistes », préfèrent garder leurs distances face aux revendications des protestataires. Les tribus sahraouies ne sont pas toutes enclines à défier le régime alaouite et certaines souhaitent négocier avec les autorités marocaines une sortie de crise.
Ceci étant, pour la première fois, la contestation est cautionnée par les chefs des grandes tribus sahraouies. Pourtant, la plupart de ces derniers soutiennent la monarchie, qui défend la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, arguant de l’existence de « liens historiques d’allégeance entre ces chouyoukh [chefs] et les sultans alaouites ».
Alors qu’habituellement, ce sont plutôt les jeunes qui protestent pour défendre des revendications sociales, une mobilisation massive des activistes sahraouis autour de la question des terres collectives est à craindre pour le Palais royal.
Jouer la carte de la dépossession des Sahraouis de leurs terres tribales risque de favoriser une escalade du conflit sahraoui
D’où le risque pour le royaume de voir le Front Polisario récupérer le mécontentement des tribus sahraouies, surtout celles qui reconnaissent la marocanité du Sahara, en incitant leurs jeunes notamment à s’insurger contre les autorités marocaines.
Cela pourrait nuire à la diplomatie marocaine, qui tente de convaincre la communauté internationale de l’engagement du royaume à respecter les droits des Sahraouis dans le cadre de la proposition marocaine d’autonomie élargie.
En s’attaquant aux terres collectives des Sahraouis, le régime de Mohammed VI fait fausse route s’il pense miser sur une diplomatie disruptive : les conséquences d’une polarisation et d’une confrontation pourraient se révéler désastreuses sur la stabilité politique dans toute la région.
Jouer la carte de la dépossession des Sahraouis de leurs terres tribales risque de favoriser une escalade du conflit sahraoui, mettant en jeu une identité collective à même de susciter des violences extrêmes.
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