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Des tribus marocaines refusent d'être expulsées par les sociétés immobilières

A la périphérie de la capitale marocaine, les tribus dénoncent l’expulsion de leurs terres agricoles alors que les sociétés immobilières poussent à l'urbanisation
Les Guich Loudaya sont l’une des deux tribus qui ont été expulsées de leurs terres ancestrales par les deux plus grandes sociétés immobilières du Maroc (MEE/Nadir Bouhmouch).

RABAT, Maroc – Assise dans une tente faite de bâches en plastique, Mbarka Lqsira porte son bébé d'une main tout en nourrissant un deuxième enfant de l'autre main. Elle écoute attentivement les autres femmes de la tribu de Guich Loudaya exprimer leur frustration face au « makhzen » (l'Etat).

« Ils nous traitent de la même manière qu'Israël traite les Palestiniens », s'exclame une des femmes tandis qu'une autre agite sa carte d'identité périmée. « Ils n'accepteront même plus cette adresse, je ne peux même pas renouveler ma carte d'identité. » D'autres femmes interviennent, montrant leurs contusions et rappelant la façon dont elles ont été battues par la police à coups de matraques plus tôt dans la journée.

Dehors, les hommes sont assis contre une clôture métallique édifiée autour des terres où se trouvait leur village, Ouled Dlim. Une cigarette à la bouche, ils murmurent entre eux en regardant fixement les autocars de police stationnés à quelques centaines de mètres. Un des membres de leur tribu a tenté de se suicider quelques heures plus tôt lors d'affrontements avec la police.

Les Guich Loudaya sont l’une des deux tribus de la périphérie rurale de la zone métropolitaine de Rabat-Salé qui ont été expulsées de leurs terres ancestrales par les deux plus grandes sociétés immobilières du Maroc. Les terres des Guich Loudaya ont été achetées par la Société d'aménagement Ryad (SAR) tandis que l'autre tribu, la tribu d'Ouled Sbita, a vu ses terres être vendues au groupe Addoha.
Le secteur immobilier et le système des terres collectives

Addoha est une société privée dont le PDG, Anas Sefrioui, est proche du palais royal, en particulier de Mounir Majidi, secrétaire particulier du roi. La SAR est quant à elle une filiale immobilière de la CDG (Caisse de dépôt et de gestion), une institution financière contrôlée par le roi.

Les deux sociétés sont parvenues à acquérir des terres à bas prix à travers le Maroc. L'Etat affirme que ces ventes de terres sont légales puisque la propriété est considérée comme étant « ard al-jum », des terres collectives appartenant à l'Etat.

Le système des terres collectives a été introduit par l'administration coloniale française à travers une loi datant de 1919 qui a réorganisé les territoires ruraux. La loi a retiré le contrôle des terres aux tribus et en a fait la propriété du ministère de l'Intérieur.

En vertu de la loi de 1919, chaque commune est dirigée par un « naïb », élu par la tribu, qui assume un rôle de négociateur en chef pour les transactions foncières au sein de la tribu, ainsi qu'entre la tribu et l'Etat. Aujourd'hui, la loi de 1919 est toujours en vigueur et s'applique à 15 millions d'hectares de terres collectives, qui constituent 40 % de la superficie totale du pays.

Lorsque le Maroc a commencé à mettre en œuvre des politiques néo-libérales au début des années 1990, l'Etat s'est mis à expulser massivement les tribus de leurs terres natales. Les terres sont souvent confiées à de grandes sociétés qui, d'après ce qu'affirme le gouvernement, contribuent à leur valorisation économique.

Ces expropriations font l'objet de critiques de plus en plus nombreuses de la part d’ONG luttant contre la corruption, qui soutiennent que ces confiscations de terres sont souvent frauduleuses, et de militants qui s'opposent à la destruction du patrimoine rural marocain.

Les cas des tribus de Guich Loudaya et d'Ouled Sbita ont particulièrement attiré l'attention en raison des efforts fournis par les deux tribus pour résister à la pression de l'Etat en refusant de quitter leurs terres et en organisant des manifestations.

Guich Loudaya

Juste au sud de la zone métropolitaine de Rabat-Salé, Douar Ouled Dlim se situait entre l'autoroute Rabat-Casablanca et des tours construites récemment à Hay Riad, un quartier riche de Rabat. La commune a été complètement détruite en décembre 2014 par des bulldozers escortés par la police.

Les bulldozers aplanissent le terrain dans un secteur confisqué (MEE/Nadir Bouhmouch).

Douar Ouled Dlim était l'un des nombreux villages habités par les Guich Loudaya, un sous-groupe d'une tribu guerrière ancienne, les Guich. Avant que la France ne colonise le Maroc, les Guich étaient une tribu nomade armée.

Devenue trop puissante pour le sultan Moulay Abderrahmane, désireux de garder le contrôle, la tribu s’est vu proposer par celui-ci la propriété de grandes parcelles de terre sur lesquelles ses membres pourraient s'installer de façon permanente en échange du renoncement à ses armes. La tribu a accepté la proposition et vit depuis lors sur ces terres.

Lorsque la France a introduit la loi de 1919 sur les terres collectives, le territoire des Guich a été redéfini en terre collective. Les terres des Guich, qui incluent toute la zone périphérique de Rabat, la capitale administrative du pays, formaient un secteur stratégique. Par conséquent, la redéfinition du territoire en terre collective a permis aux autorités françaises de se l’approprier plus facilement afin d'élargir la zone urbaine.

Toutefois, une loi publiée en 1946 par le roi Mohammed V a ordonné la reprise des terres des mains du ministère de l'Intérieur et leur restitution aux Guich. Cette loi a ensuite été invalidée sous le règne d’Hassan II alors qu’elle aurait été perdue par les services des archives.

Les traces de la loi ne peuvent être retrouvées que dans la mémoire populaire et dans les documents officiels qui s'y réfèrent. Ni l’un ni l’autre ne suffisent pour prouver que la terre appartient aux Guich. Ceci a permis à la ville de Rabat de s'étendre encore davantage.

Si la destruction du village d’Ouled Dlim constitue l'annexion la plus récente, d'autres expropriations sont prévues dans les années à venir.

D'après Mbarka Lqsira, 126 familles n'ont pas reçu de compensation pour la perte de leur propriété. Suite à la destruction du village, certaines familles sont parties vivre avec des proches dans d'autres villes, tandis que d'autres vivent encore dans la rue.

Cependant, certains ont planté des tentes et restent sur les terres pour protester contre l'absence d'indemnisation de la part de l'Etat. « Nos maisons étaient simples mais nous vivions dans la dignité. Quand ils ont détruit nos maisons, nous avons été forcés de vivre dans des tentes faites de bâches en plastique », explique Mbarka Lqsira.

Suite à la destruction du village, certaines familles sont parties vivre avec des proches dans d'autres villes, tandis que d'autres vivent encore dans la rue (MEE/Nadir Bouhmouch).

En réaction à l'établissement de ce campement de protestation, l'Etat a envoyé plusieurs bus de police anti-émeute qui sont présents en permanence sur le site. Selon les Guich Loudaya, la police les harcèle régulièrement en les attaquant à coups de matraque et en brûlant leurs tentes et les possessions qui leur restent.

Jusqu'à présent, plusieurs villageois ont été arrêtés tandis que d'autres souffrent de blessures suite à des affrontements avec la police. « Ils peuvent tout essayer pour nous chasser de nos terres, mais nous ne pouvons pas partir. Nous n’avons nulle part où aller. Nous resterons ici jusqu'à ce qu'ils nous trouvent une solution équitable », explique Driss Daoudi, dont la maison a été démolie en mars dernier.

Alors que leur camp a été complètement réduit en cendres lors de la dernière descente de police cette semaine, les habitants de Douar Ouled Dlim étudient la possibilité de recourir à des voies légales pour obtenir compensation.

Ouled Sbita

De l'autre côté de la ville, entre Salé et Kenitra, la tribu d'Ouled Sbita se compose d'environ trois cents familles qui vivent de l'agriculture vivrière et de l'élevage. Les anciens affirment que leur tribu vit sur ces terres depuis le règne du sultan Moulay Ismaïl, au XVIIe siècle.

En 2007, la tribu a été approchée par des représentants de l'Etat qui voulaient acheter des portions littorales de leurs terres. La tribu a initialement donné son accord, puisque leurs maisons n'étaient pas construites près de la plage et que le sable n’est pas propice aux activités agricoles.

Le ministère de l'Intérieur a vendu ces terres au groupe Addoha, à qui l'on a ensuite demandé d'indemniser les habitants à hauteur de 55 dirhams par mètre carré. Addoha se sert de ces terres pour construire un terrain de golf, des appartements de luxe, des villas, un hôtel et un centre commercial.

Quand la construction a démarré, les habitants ont commencé à se rendre compte que le projet s'étendait bien au-delà des terres qu'ils avaient accepté de vendre. Une impression qui a été confirmée lorsque les bulldozers ont commencé à s'approcher de leurs maisons pour les démolir.

La tribu d'Ouled Sbita est alors entrée en résistance face au projet d'Addoha. Les habitants affirment ne recevoir aucune indemnité pour les bâtiments (fermes, granges, etc.) condamnés à la démolition. Ils soulignent également le fait que seuls les hommes en position de chefs de famille reçoivent une compensation : les hommes plus jeunes et les femmes possédant également une part des terres ne recevront aucune indemnité.

Mais le manque d'indemnisation n'est pas le seul problème. Saida Seqqat, une militante de la tribu d'Ouled Sbita, affirme : « Le caïd Badr al-Haouzi nous a demandé des pots-de-vin de 40 000 dirhams si nous voulions recevoir une compensation. Mais nous refusons de payer des pots-de-vin pour obtenir ce qui nous appartient. »

Saida Seqqat explique que la tribu refuse de rester silencieuse à ce sujet. Des manifestations sont régulièrement organisées. « Chaque fois qu'ils essaient de démolir une maison, nous nous y rendons tous et nous l'entourons pour bloquer le bulldozer. »

Cependant, malgré les tentatives répétées visant à bloquer le projet, Addoha a déjà achevé environ 10 % des constructions.

Le groupe Addoha n'était pas joignable, et la SAR a refusé de commenter la situation.


Traduction de l'anglais (original).

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