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Les banques « zombies » du Liban sont en faillite, mais personne ne veut l’admettre

Les banques ont fermé leurs portes et la Banque centrale n’achète plus de dollars, suscitant panique et désespoir chez les Libanais
Des personnes utilisent les distributeurs automatiques d’une agence Blom Bank fermée, à Beyrouth, le 20 septembre 2022 (Reuters)
Des personnes utilisent les distributeurs automatiques d’une agence Blom Bank fermée, à Beyrouth, le 20 septembre 2022 (Reuters)
Par Adam Chamseddine à BEYROUTH, Liban

Mahmoud Ramadan frappe en vain à la porte en métal qui barricade l’entrée d’une banque de la rue Corniche el-Mazraa à Beyrouth.

Ce Libanais d’âge moyen recule et scrute la lourde porte qui le sépare du transfert d’argent dont il a besoin de toute urgence. 

Sur la porte, une pancarte indique : « Si vous désirez prendre rendez-vous, veuillez appeler le numéro suivant. »

« On m’a dit que cette agence était ouverte, mais personne ne répond », explique-t-il à Middle East Eye.

Il jette un nouveau coup d’œil à la pancarte et ajoute avec ressentiment : « Je veux recevoir un virement, pas une coupe de cheveux. »

Cette scène n’a rien d’étrange au Liban, où se multiplient les pancartes annonçant un changement dans la façon dont les banques assurent leurs activités, ce qui fait peser une contrainte supplémentaire sur une population dont la majorité a déjà été acculée à la pauvreté

Le seul signe qui indique que les banques sont ouvertes, ce sont les files d’attente qui se forment devant les distributeurs automatiques au début de chaque mois. Ou parfois, on peut voir par hasard une porte blindée s’ouvrir juste assez pour laisser passer un client.

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Depuis le début de l’effondrement financier du Liban fin 2019, les banques ont fortifié leurs entrées à coup de métal, transformant progressivement ce qui faisait autrefois la fierté de l’économie libanaise en ce qui ressemble aujourd’hui à des baraquements de l’armée.

Car ces derniers mois, une recrudescence des braquages du fait de déposants en colère, et pour la plupart armés, qui réclament leur argent, piégé dans le système bancaire depuis des années, a amené les banques à prendre davantage de précautions.

Quand l’État a refusé de les protéger, faisant valoir qu’elles étaient responsables de la sécurité de leurs propres employés et clients, les banques libanaises ont annoncé une fermeture indéfinie, limitant leurs services aux opérations sur rendez-vous et aux transactions aux distributeurs.

Selon une source de MEE au sein de l’Association des banques du Liban, il a été décidé que chaque banque déciderait de sa capacité opérationnelle et du nombre d’agences qui assureraient les opérations.

« Les distributeurs automatiques seront le lien entre les déposants et les banques et les clients qui ont des besoins urgents devront prendre rendez-vous », précise la source.

Un secteur bancaire paralysé

La décision d’opérer de manière apparemment arbitraire a soulevé la question du rôle économique et financier que les banques doivent remplir dans un pays où l’économie stagne. 

Les experts sont peut-être en désaccord sur l’origine de la crise, mais ils s’accordent sur un point : le secteur bancaire au Liban est paralysé. 

Incapables de fournir des prêts, des liquidités ou ne serait-ce qu’ouvrir leurs agences sans risquer d’être braquées par des clients en colère, les banques du Liban se sont muées en ce que les experts appellent des « banques zombies ». 

« Personne n’ose admettre la faillite de l’ensemble du système bancaire, y compris la Banque centrale, et c’est pourquoi le cycle va perdurer au détriment de l’économie »

- Mounir Younes, quotidien Nidaa al- Watan

Mounir Younes, directeur du supplément économique hebdomadaire du quotidien Nidaa al-Watan, pense que la façon dont le secteur bancaire opère dernièrement montre clairement que les « banques ne sont plus des banques ».

« Les fermetures sélectives des banques n’ont pas d’impact visible sur l’économie, ce qui démontre que les banques ne sont rien de plus que des magasins de liquidités qui fournissent la monnaie imprimée par la Banque centrale : elles n’ont plus aucun rôle dans les prêts au secteur privé et ne contribuent plus au cycle économique et à la croissance », déclare-t-il à MEE

Il précise qu’aucune banque libanaise n’a encore admis être en défaut de paiement. La majorité prétend que les dépôts en dollars américains qu’elles doivent à leurs clients sont à la Banque centrale, tandis que cette dernière assure ne pas être tenue de rendre cet argent en dollars. À l’inverse, poursuit Mounir Younes, la Banque centrale fournit aux banques l’équivalent des dépôts en livres libanaises à des taux spécifiés dans des mémos.

« Ce cycle vicieux a été lancé il y a trois ans, pourquoi ? », demande le spécialiste.

« Parce que personne n’ose admettre la faillite de l’ensemble du système bancaire, y compris la Banque centrale, et c’est pourquoi le cycle va perdurer au détriment de l’économie, tout en augmentant l’inflation et l’effondrement actuel de la devise locale. »

Dimanche noir

La livre libanaise a été officiellement fixée à 1 507/1 face au dollar en 1997, mais la devise est en chute libre et plusieurs taux de change parallèles existent ; le taux directeur ne reflète pas la juste valeur du marché depuis des années.

Le dimanche 23 octobre, une semaine après la chute du cours de la livre libanaise à plus de 40 000/1 face au dollar, la banque du Liban a émis un mémo indiquant ne plus acheter de dollars sur sa plateforme Sayrafa. La Banque centrale a déclaré qu’elle limiterait ses activités sur la plateforme à la vente de dollars uniquement.

Des experts ont interprété cela comme une tentative de renforcer la livre libanaise, qui avait atteint un nouveau creux historique après s’être stabilisée à environ 38 000/1 pendant des semaines.

En l’espace de quelques heures, le taux de change du dollar est tombé à 35 000/1, créant le chaos dans les bureaux de change et la panique parmi les citoyens qui suivent le taux de change au quotidien afin de bénéficier d’une marge lorsqu’ils échangent leurs dollars. 

Ce mémo, qui a été un choc pour beaucoup, a été qualifié par un magnat du change de « dimanche noir ». 

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« J’ai dû couper tous mes téléphones. Je n’en pouvais plus d’écouter les appels à l’aide des gens qui me suppliaient de vendre les dollars qu’ils avaient achetés à un taux élevé pour limiter leurs pertes après cette chute vertigineuse », explique-t-il à MEE sous couvert d’anonymat.

Mais pour les Libanais, ce dimanche n’était pas plus noir que tout autre jour dans ces montagnes russes financières qui poussent les gens désespérés à prendre les choses en main. 

Marwan*, employé de banque, confie que ce qui l’inquiétait le plus lors d’un braquage à main armé qui s’est déroulé dans son agence, c’était que la situation devienne hors de contrôle. 

« Il était évident depuis le début que c’était un acte de pression et que le déposant cherchait à obtenir tout ce qu’il pouvait pour le faire sortir de la banque, mais j’ai senti avec inquiétude que la frustration était bien trop forte ».

Marwan fait observer que les employés de banque ne sont guère mieux lotis que leurs clients. 

« Nous sommes tous victimes de ce grand vol », estime-t-il.

« Je n’ai pas d’argent à la banque, mais j’ai beaucoup de proches dont le travail de toute une vie a été gelé par la banque dans laquelle je travaille.

« Je suis un employé de banque quinquagénaire dans une économie qui s’est effondrée, quel type d’emploi pourrais-je occuper aujourd’hui ? »

* Prénom d’emprunt.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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