EN IMAGES : Majnoun et Leïli, chants d’outre-tombe des amants malheureux les plus célèbres d’Orient
Qaïs aime Leïli, qui l’aime en retour, mais l’amour démesuré du poète, qui du matin jusqu’au soir chante sa passion, rend leur union impossible : cet amour est trop bavard, trop grandiose, trop impudique, pour que l’honneur des deux tribus parentes soit préservé. Cela vaut à Qaïs le surnom de « Majnoun » : le fou. Amant malheureux, il part vivre avec les bêtes du désert d’Arabie, suivant de loin les traces de son aimée, qu’il reconnaît dans toutes les formes de la nature.
(Illustrations : Yann Damezin, Majnoun et Leïli : chants d’outre-tombe, édition La Boîte à Bulles, novembre 2022. Avec l’aimable autorisation de la maison d’édition).
S’inspirant de la version du poète persan Nezami, Yann Damezin, jeune dessinateur lyonnais de 31 ans, auteur du livre illustré Ainsi parlait Nietzsche et de la bande dessinée Concerto pour main gauche, propose une réécriture en alexandrins du conte amoureux, qu’il décline en trois chapitres : Le Chant des amoureux, Le Chant du pourrissant, et un ultime Contrechant.
« J’aimais bien le fait que l’histoire de Majnoun et Leïli se présente à la croisée des cultures. Je suis parti de la version de Nezami, qui fournit la trame essentielle, puis j’ai ajouté des choses, et changé la façon dont ça se termine », explique le dessinateur à Middle East Eye.
Il précise : « Au deuxième chapitre, les animaux parlent à travers la bouche de Majnoun, or ce n’est pas le cas dans les versions connues de l’histoire. J’ai mélangé deux idées qui viennent de sources différentes : dans les versions persanes, Majnoun est accompagné par les animaux dans le désert, et dans les poèmes arabes attribués à Majnoun, il dit qu’il chantera par-delà la mort son amour pour sa bienaimée. Normalement, les deux personnages meurent à la fin. Même s’il y a une beauté dans l’idée de se retrouver dans la mort, moi, ça ne me satisfaisait pas d’écrire ça, j’avais besoin de le faire différemment. »
Certaines planches sont directement inspirées de la miniature persane, comme celle ci-dessus, qui en reprend certains codes pour représenter le palais de mort où Majnoun attend que sa bien-aimée le rejoigne. Pour Damezin, l’iconographie persane médiévale n’est cependant qu’une référence parmi d’autres, qui nourrit le travail décoratif qu’il mène par ailleurs.
« J’aime beaucoup les systèmes de représentation qui ne cherchent pas forcément la captation du réel en perspectives ou en volumes, mais qui laissent plus de place à une vision, une perception presque mentale de la réalité. On retrouve ça dans pas mal de traditions d’iconographies différentes : les miniatures persanes, des images produites en Inde, en Europe avant la Renaissance, au Japon aussi… Mais la peinture des XIX et XXe siècles m’inspire également pour des choix de couleur », précise-t-il à MEE.
De fait, le poème graphique de Damezin convoque, par échos tantôt proches, tantôt lointains, tout un faisceau de références culturelles diverses, qui renvoient à la circulation même du conte de Majnoun et Leïli, chanté aussi bien dans la tradition arabe que perse, et qui donne lieu à des réécritures à de multiples niveaux. Alors qu’une épigraphe du poète français Aragon met ici en regard le fou de Layla et Le Fou d’Elsa, là, c’est le titre du chapitre Le Chant du pourrissant qui rappelle le conte médiéval d’Apollinaire L’Enchanteur pourrissant.
« Moi-même je me sens influencé par des images et des textes d’origines très variées. Il y a tout un tas de références inconscientes, qui viennent des cultures musulmanes, arabes, persanes et occidentales, et au-delà de ça, j’ai vraiment eu envie de mettre des références conscientes, avec quelques cases qui renvoient à des tableaux que j’aime ; mais j’ai voulu que ce soit assez discret. »
« Je joue sur les clichés que pourrait avoir le lecteur », prévient Damezin, qui accorde par ailleurs une pleine importance aux personnages féminins, et notamment à Leïli, de telle sorte que le conte amoureux se présente comme celui d’un duo, bien plus qu’un chant pour l’absente.
Au fil des pages, le dessinateur construit un horizon d’attente, et le défait, comme sur cette planche qui raconte la noce malheureuse de Leïli avec un prétendant mal-aimé : « J’ai fait un petit sourire au mari, et je pense que beaucoup de gens à ce moment-là se disent "ah bah oui forcément c’est un sale type, c’est le méchant de l’histoire", et on va se rendre compte que non. J’aimais bien laisser croire ça, en laissant le lecteur imaginer que certains personnages sont mauvais, alors qu’en réalité ils sont pris dans des mécaniques sociales qui les contraignent. Même Majnoun, dont on pourrait avoir tendance à se dire qu’il est un héros idéal, est finalement un peu lâche, et demande à Leïli quelque chose qu’on ne devrait pas demander à qui que ce soit. »
Alors que la narration est en grande partie assurée par le texte, cela permet à l’auteur de ménager des espaces où l’image se fait plus expérimentale. Entre les différentes séquences, le style évolue, et le dessin se surprend à suivre l’itinéraire des personnages. Ainsi, à partir du moment où Majnoun décède et que Leïli se retrouve seule, on glisse peu à peu vers des compositions beaucoup plus florales, avec un travail sur la ligne qui parfois en vient à frôler l’abstraction.
« Le deuxième chapitre est celui que j’ai le plus aimé dessiner, il est uniquement composé avec des animaux, des formes oniriques ; c’était plus naturel pour moi et c’était un grand plaisir. Il y a des moments où il faut avancer, tomber les pages relativement vite, et parfois je me disais "sur cette page-là, je vais m’arrêter un peu plus, pousser le travail de détail". »
« Quand Majnoun meurt, il y a tout un jardin qui nait dans le désert autour de lui. J’aimais bien l’idée, ça permettait une respiration par rapport à d’autres scènes plus "agressives". C’est un livre qui parle de la mort, avec des images assez crues qui montrent le corps qui se décompose : j’avais envie qu’il y ait aussi des pages qui montrent des représentations plus apaisées et plus douces de la mort », poursuit Damezin.
Avec Majnoun et Leïli : chants d’outre-tombe, dont le très riche travail graphique le dispute à un texte d’une rare qualité, Damezin propose un opus aussi surprenant qu’exceptionnel dans le champ de la bande dessinée contemporaine. Un pari risqué, mais réussi.
« Ça me questionnait pendant que je faisais le livre : je me demandais qui allait lire ça. Finalement, j’ai des retours de personnes iraniennes ou intéressées par l’Iran qui sont contentes, mais aussi des personnes qui ne connaissaient pas du tout l’histoire, et qui n’ont rien à voir avec cette tradition. C’est l’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, mais sorti de l’Iran, de la Turquie, et des pays du Moyen-Orient, il est très peu connu du grand public et c’est dommage », déplore l’auteur. Qu’à cela ne tienne : il est devenu l’un de ses meilleurs passeurs.
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