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Cinq bandes dessinées et romans graphiques arabes qui ont marqué l’année 2021

Middle East Eye se penche sur cinq remarquables BD arabes publiées cette année, qui traitent de questions aussi diverses que la gentrification des plages au Liban ou les ghouls en Tunisie
La trilogie Shubeik Lubeik de l’artiste égyptienne Deena Mohamed fait partie des derniers récits créatifs parus au Moyen-Orient (Deena Mohamed)
La trilogie Shubeik Lubeik de l’artiste égyptienne Deena Mohamed fait partie des derniers récits créatifs parus au Moyen-Orient (Deena Mohamed)

Ces dix dernières années, un nombre croissant de jeunes écrivains arabes a fait du roman graphique et de la bande dessinée ses principaux moyens d’expression artistique.

Pour eux, ce format se prête mieux aux absurdités de la jeune expérience arabe que la prose ou le cinéma.

Intrinsèquement éthérée, la BD permet de mélanger le fantastique et le banal, contenus, par exemple, dans l’image d’un âne taxant une cigarette au coin d’une rue du Caire dans la trilogie Shubeik Lubeik (si tel est votre souhait) de l’artiste égyptienne Deena Mohamed.

Pour l’artiste libanaise Rawand Issa, qui a récemment publié son premier roman graphique Fy Batn El Hoot (à l’intérieur de la baleine), la possibilité de montrer une image à la fois recèle un énorme potentiel.

« Une scène entière tient dans une seule image, ce qui signifie que le lecteur laisse libre cours à son imagination », explique-t-elle à Middle East Eye. « C’est à vous de déduire le mouvement, d’apporter votre propre vision de l’histoire. C’est ce que j’aime dans la bande dessinée. »

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La polyvalence du format peut également donner aux lecteurs l’accès à des problématiques qu’ils n’auraient peut-être pas abordées autrement.

Heba Abd El Gawad, égyptologue et chercheuse à l’University College London, a collaboré avec trois artistes de bande dessinée/initiatives pour son projet, Egypt’s Dispersed Heritage, qui vise à sensibiliser le public à l’héritage colonial de l’égyptologie.

« Nous avons transformé toute cette recherche académique et ce jargon technique en bandes dessinées simples que tout le monde peut comprendre, permettant ainsi de se faire une opinion », a déclaré Abd El Gawad lors d’un panel du CairoComix, qui s’est tenu au musée Mahmoud Mukhtar au Caire en novembre.

Les romans graphiques, explique-t-elle, créent une distance qui rend plus digestes les sujets les plus difficiles et les plus pénibles.

C’est cet aspect du format qui fait des œuvres comme Waat El Shedda (époque difficile), qui aborde une famine tragique au Caire sous les Fatimides, une lecture bien plus facile, quoique toujours à glacer le sang.

Dans cet article, Middle East Eye se penche sur cinq romans graphiques et bandes dessinées remarquables publiés en 2021, qui traitent de questions aussi diverses que la gentrification des plages au Liban ou les ghouls en Tunisie.

1. Waat El Shedda

En 1071, l’Égypte fatimide connut sept ans de misère lorsque le niveau du Nil baissa et provoqua une famine généralisée, épuisant les réserves de nourriture et propageant des maladies parmi les habitants du Caire.

À la fin de la famine, un tiers de la population égyptienne était morte.

Waat El Shedda raconte la famine à travers les yeux d’Am Yehia, un entrepreneur de pompes funèbres qui fait du porte-à-porte pour recueillir les corps des défunts par milliers chaque jour, et Maymoun, un garçon espiègle avec lequel il se lie d’amitié.

En pleine famine dans le Caire médiéval, Am Yehia (à gauche) est chargé de recueillir les corps de ceux qui ont succombé (Ali Baghdadi, Mahmoud Refaat et Ahmed Essam El-Sayed)
En pleine famine dans le Caire médiéval, Am Yehia (à gauche) est chargé de recueillir les corps de ceux qui ont succombé (Ali Baghdadi, Mahmoud Refaat et Ahmed Essam El-Sayed)

L’histoire a fait l’objet de recherches minutieuses et regorge de personnages convaincants, en plus de développer remarquablement bien les relations clés (en moins de 100 pages).

En conséquence, c’est une œuvre qui séduit par son souci du détail et réussit à porter le bon poids émotionnel.

« Quand j’ai entendu parler de cette période pour la première fois, j’ai été surpris par le peu d’écrits là-dessus, surtout quand on sait à quel point c’était horrible », déclare l’auteur Mahmoud Refaat à Middle East Eye.

« Il était très important pour nous que ça n’ait pas l’air d’un manuel scolaire. Les personnages sont fictifs, mais tous les événements de l’histoire sont réels et nous avons essayé de les transformer en un monde entier. »

2. Fy Batn El Hoot

Avec son premier roman graphique, l’écrivaine et illustratrice libanaise Rawand Issa élabore un récit délicat basé sur ses expériences : elle a grandi et perdu sa ville natale de Jiyeh, à 23 kilomètres au sud de Beyrouth.

Dans un contexte de privatisation, de dépossession et de violence économique, on suit une enfance des années 1980 passée sur la plage, pleine de sandwichs américains, d’aventures maritimes enfantines et d’adolescents fumant le narguilé sous des auvents de canne à sucre.

Dans le style distinctif d’Issa (tous les traits du visage pointus et les palettes lumineuses), l’histoire mélange le passage à l’âge adulte avec la violence sectaire, l’immigration et l’exil avec le symbole spirituel de la baleine.

Jiyeh, explique l’auteure, est le site d’un sanctuaire dédié au prophète Jonas ou Younes, qui fut avalé par une baleine.

Rawand Issa utilise une palette lumineuse dans ses illustrations pour partager une histoire de passage à l’âge adulte dans un contexte de violence sectaire (Rawand Issa)
Rawand Issa utilise une palette lumineuse dans ses illustrations pour partager une histoire de passage à l’âge adulte dans un contexte de violence sectaire (Rawand Issa)

« Il y a une raison à la présence du Maqam de Nabi Younes [sanctuaire de Saint Jonas] sur nos côtes », dit la grand-mère du protagoniste, se souvenant d’une époque où les baleines et les dauphins étaient si abondants au large de la côte qu’on aurait pu jurer qu’une baleine avalait le soleil tous les jours au crépuscule. « Les baleines s’approchaient si près que l’histoire raconte que l’une d’elles a sauté hors de l’eau et craché le prophète sur notre rivage. »

Quand l’ensemble du littoral a été privatisé pour en faire des stations balnéaires et qu’une grande partie de la jeunesse de Jiyeh a émigré, Rawand Issa s’est sentie obligée de produire une image de sa ville natale que ses jeunes nièces et neveux – à qui le roman graphique est dédié – ne connaîtront jamais.

« C’était vraiment déchirant de voir que la nouvelle génération ne savait rien des souvenirs que nous avons de Jiyeh, de la mer et du village », confie-t-elle à Middle East Eye.

« Ils ne sauront jamais comment nous avons grandi, ce que la mer signifiait pour nous. La géographie de l’espace colore votre identité et ils n’auront plus la même identité que nous autrefois. »

3. Asateer El-Khouf

« L’histoire devient légende et la légende, un mythe. »

Ainsi commence le troisième tome d’Asateer El-Khouf, qui se déroule en 1014 dans la maison d’Ibn Sina, le grand médecin, astronome et penseur de l’âge d’or musulman connu en Occident sous le nom d’Avicenne.

Le grand savant a du mal à soigner un homme atteint d’une maladie inconnue et effrayante, et est forcé d’affronter les limites de son génie.

Les dix courtes BD de différents artistes déconstruisent et réutilisent des récits issus de l’histoire, de la culture et du folklore tunisiens et égyptiens, et sont liées entre elles sous le thème de la « peur ».

Certaines histoires mettent en vedette des personnages historiques comme Ibn Sina, tandis que d’autres restent dans le domaine du mythe. Certaines sont en noir et blanc, déployant des illustrations de type croquis pour un effet obsédant, tandis que d’autres sont en couleur. 

Le thème de la peur lie dix nouvelles dans cette anthologie (Asateer El-Khouf)
Le thème de la peur lie dix nouvelles dans cette anthologie (Asateer El-Khouf)

Dans l’ensemble, cette anthologie est plus qu’une méditation inerte sur la peur comme thème de la culture égyptienne et tunisienne.

Elle explore également le rôle que jouent les histoires effrayantes dans la mise en œuvre du contrôle social, à la fois pour amener les enfants à obéir aux « voix douces de l’autorité » émanant des mères et des grands-mères, comme le dit la préface du livre, et pour garantir l’obéissance des adultes aux autocrates.

Les deux dernières histoires le font particulièrement bien, explorant la terreur domestique du patriarcat et un tyran de cour d’école devenu despote.

4. El 3osba

Disponible gratuitement en ligne en anglais et en arabe, ce recueil de cinq nouvelles suit un ensemble de super-héros confrontés au colonialisme et au vol du patrimoine.

El 3osba, un groupe de super-héros égyptiens créé en 2015 par John Maher, Ahmed Raafat et Maged Raafat, évoque la réincarnation actuelle du dieu égyptien antique Horus, un chauffeur de microbus changeant de forme qui peut contrôler le feu et la poussière, un mercenaire bédouin voyou et amoureux, une jeune médecin qui peut utiliser ses pouvoirs de guérison pour contrôler les gens et un officier des renseignements égyptiens qui jette des sorts.

El 3osba est une initiative de chercheurs de l’University College London qui veulent ouvrir un débat sur le patrimoine égyptien ancien (Egypt’s Dispersed Heritage)
El 3osba est une initiative de chercheurs de l’University College London qui veulent ouvrir un débat sur le patrimoine égyptien ancien (Egypt’s Dispersed Heritage)

Ce numéro est publié en collaboration avec Egypt’s Dispersed Heritage, une initiative de dialogue des chercheuses de l’University College London Heba Abd El Gawad et Alice Stevenson pour ouvrir un débat sur la politique et l’héritage colonial du patrimoine égyptien antique. 

Chacune des cinq histoires aborde la question sous un angle différent. La première, Home, est basée sur l’histoire vraie d’un objet ancien égyptien trouvé dans le quartier de Matareya u Caire, et son impact sur la communauté locale.

Une autre est un portrait ignoble de Flinders Petrie, un égyptologue anglais salué comme le père de l’archéologie, mais qui était aussi un eugéniste connu et complice de la contrebande d’objets anciens à grande échelle.

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Ce recueil de nouvelles n’est pas parfait : la troisième histoire, par exemple, est censée être une réinvention féministe de l’histoire, mais est racontée du point de vue d’un sauveur masculin qui sexualise à l’excès la super-héroïne du groupe.

Malgré ces critiques, ce recueil est un mélange intrigant de Marvel et de National Geographic, mettant en lumière des éléments de l’histoire généralement cachés de la vue.

La dernière histoire, Honour the Dead, se démarque et aborde la nature grotesque de l’égyptomanie. Elle présente une vérité troublante sous un jour nouveau : les momies autour desquelles les Européens organisaient des soirées, qu’ils ouvraient et broyaient en poudre pour leurs tabatières et leurs palettes de peinture, étaient de vraies personnes arrachées de leurs tombes, qui méritaient d’être rendues à leur sépultures.

5. Shubeik Lubeik, tome 3

L’illustratrice égyptienne Deena Mohamed est une force sur la scène régionale des comics depuis ses débuts en 2013 sur le web avec Qahera, une superwoman égyptienne ostensiblement musulmane qui lutte contre la misogynie et l’islamophobie.

Sa trilogie de romans graphiques primée Shubeik Lubeik, un conte fantastique urbain sur les souhaits, combine réalisme magique, analyse de classe, santé mentale et héritage colonial, avec un effet étonnant.

L’histoire part du principe que les souhaits sont à vendre, marchandises réparties en classes, et que plus un souhait est cher, mieux il fonctionne. Chaque histoire se concentre sur un souhait de première classe et un personnage qui en a besoin. 

Une trilogie de contes centrés sur des souhaits qui répondent aux besoins du personnage principal (Deena Mohamed)
Une trilogie de contes centrés sur des souhaits qui répondent aux besoins du personnage principal (Deena Mohamed)

La construction de ce monde est réfléchie et les intrigues sont habilement planifiées, mais les plus grands attributs de la trilogie sont l’empathie et la perspicacité avec lesquelles Deena Mohamed façonne ses histoires. 

En conséquence, la trilogie s’est révélée beaucoup plus populaire que l’auteure ou son éditeur, Dar El Mahrousa, ne l’imaginaient.

« Je ne découvre [les réactions des gens] qu’à travers des événements comme CairoComix », raconte Deena Mohamed.

« Il y avait des gens qui venaient me voir avec leurs copies depuis Alexandrie… quelqu’un d’Assiout a envoyé un ami pour qu’il puisse me parler au téléphone et m’expliquer quels posters il voulait. »

« Après deux ans de travail seule, c’était vraiment un peu étourdissant de réaliser que plus de gens que je ne le pensais appréciaient vraiment ces livres. »

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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