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Paradis perdu : pourquoi l’idéal d’Al-Andalus s’est fait une place dans la poésie arabe

De Nizar Qabbani à Mohamed Iqbal en passant par Adonis et Mahmoud Darwish, les poètes arabes et musulmans se sont inspirés des images de l’Espagne musulmane pour imaginer l’avenir
Photo du palais de l’Alhambra à Grenade, le 10 juin 2023 (AFP/Jorge Guerrero)
Photo du palais de l’Alhambra à Grenade, le 10 juin 2023 (AFP/Jorge Guerrero)

Dans son poème Grenade de 1961, qui doit son nom à la ville espagnole située au cœur de l’Andalousie, le grand poète syrien Nizar Qabbani dit à sa bien-aimée : « À l’entrée de l’Alhambra, nous nous sommes rencontrés. »

Cette référence à l’ensemble palatial fortifié de la ville rappelle une ère qui pour de nombreux Arabes constitue l’âge d’or de leur culture.

Dans leur mémoire, Al-Andalus était un phare dans un continent plongé dans l’obscurité. Un lieu de merveilles architecturales, où existaient une vie intellectuelle florissante et un degré de tolérance religieuse rarement vu ailleurs au Moyen Âge.

L’histoire d’Al-Andalus fut également un contre-argument à la notion impérialiste des XIXe et XXe siècles selon laquelle le monde arabe devait être civilisé.

Qabbani, comme d’autres poètes d’origines musulmane et arabe, a trouvé refuge dans cette histoire ; dans le souvenir d’Al-Andalus, la splendeur arabe reste intacte malgré les réalités sombres du présent.

Son sentiment de fierté se reflète succinctement dans ce poème :

Elle a dit : Alhambra ! Orgueil resplendissant de mes ancêtres,

Sur ses murs se lisent mes gloires qui brillent et s’affichent.

D’Abd al-Wahab al-Bayati à Mohamed Iqbal en passant par Ahmed Shawqi, Adonis et Mahmoud Darwish : Al-Andalus était tel l’Atlantide, image d’un joyau perdu mais, surtout, d’une étoile polaire susceptible de guider les civilisations arabes et musulmanes vers leurs gloires passées après les dommages infligés par la colonisation et les régimes arabes modernes.

Fierté passée

Si les musulmans ont perdu le contrôle physique de leurs territoires en Espagne en 1492 et que les chrétiens victorieux se sont efforcés d’effacer leur souvenir, la profondeur de la culture islamique sur la péninsule Ibérique s’est révélée difficile à effacer de la mémoire culturelle européenne.

Cela tient en partie à l’impact profond qu’a eu l’Espagne musulmane sur la pensée européenne, avec des intellectuels tels qu’Ibn Rochd  (Averroès) qui ont ensuite influencé les penseurs chrétiens d’avant la Réforme tels que Thomas d’Aquin.

L’existence d’une civilisation musulmane avancée en Espagne, consignée par les Européens eux-mêmes, a fourni un contre-argument puissant aux impérialistes du continent qui ont justifié leurs efforts coloniaux dans le monde islamique au XIXe et XXe siècles par la nécessité de civiliser des populations autochtones sous-développées.

Des motifs influencés par les Andalous se retrouvent partout dans l’architecture espagnole (Ahmed Adnan)
Des motifs influencés par les Andalous se retrouvent partout dans l’architecture espagnole (Ahmed Adnan)

« La Grande-Bretagne et la France ont justifié leurs conquêtes coloniales en affirmant qu’elles libéraient en fait les peuples colonisés… et leur offraient la civilisation, le développement économique, des droits et l’éducation », commente auprès de Middle East Eye Yaseen Noorani, professeur à l’université de l’Arizona.

Al-Andalus avait « véritablement accompli toutes les choses auxquelles les Européens prétendaient pour leurs colonies », selon lui.

Il n’est donc pas surprenant que tant de poètes de l’Inde à l’Égypte, pays en proie à l’ingérence européenne, ont trouvé du réconfort dans l’idéal d’Al-Andalus et ont convoqué son souvenir pour rappeler à leurs peuples un passé arabe et islamique glorieux.

Comme l’écrit Yaseen Noorani dans son article intitulé « The Lost Garden of al-Andalus: Islamic Spain and the Poetic Inversion of Colonialism », ce souvenir a voyagé bien au-delà du monde arabe.

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Poète de langue perse et ourdoue et père spirituel de l’État du Pakistan, Mohamed Iqbal s’est rendu en Andalousie en plein cœur de la lutte pour l’indépendance indienne en 1933 et a prié à la grande mosquée Cordoue, depuis longtemps convertie en cathédrale.

Cette visite lui a inspiré son poème Masjid-i Qurtubah, dans lequel il décrit l’impact instructif de l’islam andalou sur l’Europe.

Flot des eaux du Guadalquivir
sur tes rives se tient quelqu’un qui rêve d’un autre temps.
Un nouveau monde se trouve derrière le rideau du décret divin ;
Son aube se dévoile à mon regard.
Si je soulevais le voile du visage de mes pensées
l’Europe ne résisterait pas au génie de mon fils.

Son contemporain égyptien Ahmed Shawqi a vécu une expérience similaire lorsqu’il a visité l’Andalousie en 1919.

Rêve d’une vie meilleure

Une telle idéalisation d’Al-Andalus n’est pas un phénomène moderne et remonte à des centaines d’années, avant même la chute de Grenade à l’apogée de la Reconquista en 1492.

Au XIIIe siècle, le poète et intellectuel andalou Abu al-Baqa ar-Rundi évoque la chute des villes andalouses musulmanes face à l’avancée des forces chrétiennes dans son poème Thrène de l’Andalousie (aussi connu sous le nom de Thrène de Séville ou Ritha’ al-Andalus).

Dans celui-ci, il parle de la conversion des mosquées en cathédrales et des niches de prière laissées vides et décrit également la beauté des villes désormais aux mains des chrétiens.

Ou cette enfant belle comme un soleil levé,
Comme si elle était jacinthe et corail,
Le Barbare la mène vers son lot forcée.
Les yeux larmoyants et le cœur endolori,
C’est pour de tels faits que le cœur fond de peine
S’il y reste une trace d’islam ou de foi.

Autre poète andalou (natif de Valence) du XI-XIIe siècle, Ibn Khafaja a écrit dans son poème Ô peuple d’Andalousie :

Le Paradis éternel est dans vos maisons
Et si j’avais dû choisir, j’aurais choisi ceci

Des motifs architecturaux en arabesques à Barcelone (Ahmed Adnan)
Des motifs architecturaux en arabesques à Barcelone (Ahmed Adnan)

L’idée d’Al-Andalus, renforcée par les poètes qui ont vécu lors de son apogée, fournissent un contraste aux circonstances dans lesquelles de nombreux écrivains arabes se sont retrouvés au XXe siècle.

L’universitaire de Harvard William Granara soutient que, pour les nationalistes arabes, Al-Andalus représente une période de stabilité politique, de prospérité culturelle et intellectuelle et de tolérance, « un discours mythique [qui] implique la préméditation et la négociation pour une vie meilleure ». 

Pour les poètes arabes de l’époque de Qabbani, les sources de joie et de fierté étaient peu nombreuses alors que les États arabes étaient à la traîne de l’Europe en matière de développement matériel et de stabilité politique.

Bien qu’ayant été diplomate dans sa jeunesse, le poète syrien est devenu un franc critique des gouvernements arabes en raison des libertés étouffées et de leur incapacité à résoudre la crise palestinienne et d’assurer le développement économique de leurs pays. Dans ce contexte, Al-Andalus est devenu le symbole de ce qui pourrait être.

Professeur au Connecticut College et auteur, Waed Athamneh écrit qu’« Al-Andalus a toujours été et sera toujours les [ruines] sur lesquelles certains poètes arabes pleureront, la demeure de l’être cher qui n’est plus là… L’Espagne est le paradis perdu ». 

Cette envie d’une vie meilleure ancrée dans la nostalgie d’Al-Andalus continue à influencer les œuvres des poètes et écrivains arabes. 

Confrontation avec la réalité

Cependant, les idéalisations d’Al-Andalus ne sont que cela justement, des idéalisations. À quel point la réalité d’Al-Andalus correspond à cette nostalgie fait débat parmi les intellectuels arabes.

Abdelkhak Najmi, chercheur et traducteur marocain qui vit à Grenade, dresse des parallèles entre la politique d’Al-Andalus et les échecs des États arabes d’aujourd’hui.

« On sait qu’à Al-Andalus, il y avait aussi l’époque des taïfas [émirats indépendants], des dirigeants musulmans divisés, se battant toujours les uns contre les autres et, dans certains cas, s’alliant avec des ennemis castillans », explique-t-il.

« C’est ce qui se passe aujourd’hui en Libye, par exemple, ou au Yémen », poursuit-il.

« Certains disent… que le monde arabe vit comme sous les taïfas. Certains pays arabes s’allient à des puissances étrangères pour diviser et occuper d’autres pays arabes. »

Al-Andalus est un outil littéraire pour les poètes arabes modernes (Ahmed Adnan)
Al-Andalus est un outil littéraire pour les poètes arabes modernes (Ahmed Adnan)

Cette confrontation avec la réalité remet en perspective le souvenir d’Al-Andalus, qui n’est pas tant un objectif historique à reproduire qu’un instrument littéraire parfait pour évoquer les problèmes contemporains.

Réalité mise à part, cet outil littéraire est fréquemment convoqué par les poètes pour parler de colonisation ou de la perte de leur patrie, comme l’a fait Mahmoud Darwish, qui établit des parallèles entre la perte de la Palestine et celle d’Al-Andalus.

« Dans chaque poète, il y a un Andalou », aurait dit Darwish dans une interview en 1991, et dans son poème Les violons, il écrit :

Les violons pleurent les Arabes qui sortent de l’Andalousie
Les violons pleurent un temps perdu qui ne reviendra pas
Les violons pleurent une patrie perdue qui peut-être reviendra

Dans la perte de l’Espagne arabe en 1492 et la nostalgie née de cette perte, Mahmoud Darwish entrevoit le sort de sa propre patrie palestinienne. 

Je sortirai sous peu
Des rides de mon temps, étranger à Shâm et à l’Andalousie
[…] Je suis l’Adam des deux édens,
L’un et l’autre perdus

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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