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En Algérie, les libérations massives de détenus politiques, preuve que « les dossiers étaient vides »

Après avoir été placés en détention pour appartenance à une « organisation terroriste » ou « atteinte à l’unité nationale », plus d’une centaine de militants ont été libérés cet automne. Après des mois de tension, l’opposition s’en réjouit mais réclame l’ouverture du champ politique et médiatique algérien
Abdenour Abdesselam, 70 ans, libéré le 14 novembre 2022 après quatorze mois de détention, blanchi de toutes les accusations portées contre lui, au micro de Berbère Télévision (capture d’écran)
Abdenour Abdesselam, 70 ans, libéré le 14 novembre 2022 après quatorze mois de détention, blanchi de toutes les accusations portées contre lui, au micro de Berbère Télévision (capture d’écran)
Par Ali Boukhlef à ALGER, Algérie

Le lundi 14 novembre, une quarantaine de détenus politiques, issus essentiellement de Kabylie (centre de l’Algérie), ont été libérés après plusieurs mois de détention. 

Après un procès qui a duré près de 24 heures, le tribunal de Dar el-Beïda (Alger) a prononcé à l’encontre des 49 prévenus des peines allant de la relaxe jusqu’à dix-huit mois de prison, une condamnation qui couvre largement la durée de la détention provisoire de beaucoup d’entre eux. Une autre vague de détenus a été libérée début décembre.

L’ensemble de ces détenus étaient accusés d’atteinte « à l’unité nationale », d’appartenance « à une organisation terroriste » et de « diffusion de fausses informations pouvant porter atteinte à l’unité nationale », des accusations récurrentes dans quasiment tous les procès liés au hirak, le mouvement de contestation qui a poussé l’ancien président Abdelaziz Bouteflika à quitter le pouvoir en 2019. 

L’ensemble de ces détenus étaient accusés d’atteinte « à l’unité nationale », d’appartenance « à une organisation terroriste » et de « diffusion de fausses informations pouvant porter atteinte à l’unité nationale », des accusations récurrentes dans quasiment tous les procès liés au hirak (AFP)
L’ensemble de ces détenus étaient accusés d’atteinte « à l’unité nationale », d’appartenance « à une organisation terroriste » et de « diffusion de fausses informations pouvant porter atteinte à l’unité nationale », des accusations récurrentes dans quasiment tous les procès liés au hirak (AFP)

Parmi ces détenus, certains sont connus du grand public, à l’image de l’écrivain Abdenour Abdesselam, relaxé après quatorze mois de détention. 

Un des plus importants dirigeants d’un mouvement indépendantiste en Kabylie, Bouaziz Aït-Chebib, a été condamné, lui, à dix-huit mois de prison dont quatre ferme. Il a été condamné, une seconde fois, le 8 décembre à deux ans de prison. 

Il était l’un des principaux responsables du Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie (MAK) – déclaré « groupe terroriste » par l’Algérie et dont le principal dirigeant, Ferhat Mehenni, réfugié politique en France, est condamné à la prison à perpétuité – avant de quitter cette organisation en 2018 pour créer un autre groupe indépendantiste, Akal, auto-dissout à l’été 2021. 

Politique de « main tendue »

Intervenues dans le sillage d’une série d’autres libérations de détenus du hirak, ces remises en liberté suscitent des interrogations sur l’intention des autorités. 

S’agit-il d’une volonté d’apaiser la situation dans le pays après des mois de tension ? Ou de la mise en œuvre de la politique de « main tendue » lancée au début de l’été par le président Abdelmadjid Tebboune, qui visait notamment à créer un climat d’apaisement dans le pays ? 

Pour les juristes et défenseurs des droits de l’homme contactés par Middle East Eye, ces libérations « confirment que les dossiers de ces détenus étaient vides ».

« Les autorités algériennes ont voulu terroriser la société en accusant les militants d’être des ‘’terroristes’’ et en mettant un maximum d’activistes en prison afin de faire cesser le hirak »

- Hamid Ghoumrassa, journaliste politique

« Ces détenus ont été mis en prison pour leurs opinions, en violation de la Constitution qui garantit le droit à la libre expression », explique à MEE Hakim Saheb, avocat et militant des droits de l’homme. 

La préoccupation des autorités de renvoyer une bonne image à l’extérieur du pays, d’autant que l’Algérie est désormais membre du bureau exécutif du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, pourrait être une autre explication.

« Les autorités algériennes ont voulu terroriser la société en accusant les militants d’être des ‘’terroristes’’ et en mettant un maximum d’activistes en prison afin de faire cesser le hirak », estime pour sa part le journaliste politique Hamid Ghoumrassa, contacté par MEE. « Et dès que le risque de nouvelles manifestations s’est atténué », les dirigeants du pays « ont commencé à relâcher » certains détenus.

Les autorités n’ont pas commenté ces opérations de libération. Les médias officiels et les chaînes de télévision privées, habitués à communiquer sur le moindre fait et geste des institutions de l’État, ont ignoré l’événement, qui n’a été rapporté que par quelques médias étrangers, notamment au journal de France 24.

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La seule réponse à ces questions pourrait avoir été donnée, fin juillet, par le président Tebboune. 

Interrogé sur le sens de sa politique de « rassemblement » annoncée au début de l’été sans que la présidence ne lui donne des contours concrets, il a répondu que cette politique existait « depuis longtemps » et consistait notamment à libérer quelques détenus. 

Mais jusqu’alors, seule une quarantaine de prisonniers, arrêtés en 2020 et 2021 pour avoir voulu reprendre les manifestations populaires du hirak, stoppées en 2020 pour cause de pandémie, avaient été libérés.  

Procès en série

Puis, durant le mois d’octobre, les différents tribunaux du pays ont organisé des procès en série qui ont abouti à la libération de la quasi-totalité des personnes jugées. 

Ainsi, le 19 octobre, le journaliste Mohamed Mouloudj et huit autres personnes ont été libérés, tous accusés initialement d’appartenance au MAK. 

Comme dans les autres procès du même genre, le tribunal prononce souvent des peines couvrant la période de détention provisoire. Plus que cela, les accusations d’« appartenance à un groupe terroriste » ont été levées, selon plusieurs témoins et des détenus qui se sont confiés sous couvert d’anonymat à MEE

Il s’agit dans la plupart des cas d’anciens sympathisants du MAK ou de simples citoyens ayant partagé les discours de militants sur les réseaux sociaux. 

Les images des retrouvailles entre ces anciens détenus et leurs familles, partagées sur les réseaux sociaux, ont ému les internautes. 

Elles ont montré la joie des proches, mais également les conséquences parfois dévastatrices de la détention sur certains détenus, à l’image de Razik Zouaoui, qui dit avoir perdu plus de 50 kg en quatorze mois de prison. Ce qui ne l’a pas empêché de déclarer sa volonté de rester « fidèle » à ses « convictions ». 

« J’ai payé mon engagement pour ma langue [kabyle] par quatorze mois de détention. Mais cela me donne plus de force pour continuer », a affirmé Abdenour Abdesselam, 70 ans, relaxé après avoir été blanchi de toutes les accusations portées contre lui.  

Critiques au Conseil des droits de l’homme de l’ONU

Fait remarquable, ces libérations sont intervenues à un moment où le Conseil des droits de l’homme des Nations unies interpelait le gouvernement algérien sur la question des détenus politiques. 

Lors de l’examen périodique du Conseil, le 11 novembre à Genève (Suisse), plusieurs pays ont demandé à l’Algérie de « cesser de harceler les journalistes et les défenseurs des droits de l’homme » et « les militants politiques ». 

Le représentant des États-Unis a par exemple demandé aux autorités algériennes d’abroger les amendements de l’article 87 bis du Code pénal qui « contiennent une définition exagérément vaste du terrorisme ». 

Cet article, amendé en 2021, peut permettre, par exemple, de poursuivre en justice pour « terrorisme » un citoyen qui réclame « un changement de régime » en « dehors de la voie constitutionnelle ». 

« Nous espérons que ce geste soit suivi par l’ouverture du champ politique et médiatique permettant à tous les Algériens de s’exprimer librement »

- Karim Labchri, Parti des travailleurs

Les autorités algériennes ont rarement tenu compte de ces rapports. Cette fois, en réponse, le ministre algérien de la Justice, présent lors de cette session, a réfuté ces accusations. 

« En Algérie, le ‘’crime d’opinion et de presse’’ n’existe pas, ni même les peines privatives de libertés pour les journalistes dans le cadre de l’exercice de leur métier », a-t-il affirmé en fustigeant « les cas rares, délibérément surexploités sur les réseaux sociaux, concernant des individus poursuivis en justice sur la base du droit public, et qui n’ont rien à voir avec la liberté d’expression ». 

« Ces individus ne disposent pas d’un statut de journaliste ni d’une accréditation nationale au profit d’un organe de presse étranger », a-t-il insisté.

Pour leur part, les partis de l’opposition, invisibles dans les médias, y compris privés, se sont réjouis de ces libérations et ont réclamé davantage. 

« Nous sommes soulagés par ces libérations en attendant que tous les prisonniers politiques soient libérés », a réagi pour MEE Karim Labchri, le chargé de communication du Parti des travailleurs (PT, gauche ouvrière). « C’est la démonstration qu’ils ont été injustement incarcérés. »

Au Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD, laïc), un « double sentiment » prévaut. 

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« Nous sommes évidemment soulagés de voir des détenus politiques libérés », a confié à MEE Rachid Hassani, chargé de communication de ce parti, tout en regrettant que « des dizaines d’autres détenus demeurent incarcérés ».

Les deux responsables souhaitent « la poursuite » des libérations. « Nous espérons que ce geste soit suivi par l’ouverture du champ politique et médiatique permettant à tous les Algériens de s’exprimer librement », ajoute Karim Labchri.  

Début décembre, un autre groupe de détenus a été libéré, dont certains étaient accusés d’appartenance au mouvement Rachad (proche des milieux islamistes et également considéré par les autorités comme « terroriste »).

Parmi eux, le journaliste Hassan Bouras. Rachid Hassani y voit « la preuve » que le décret portant des accusations de terrorisme contre des activistes politiques est « inopérant ».

Il demande l’abolition de cette disposition « contraire à la Constitution », garante de toutes les libertés politiques. 

En parallèle, d’autres arrestations

Entre-temps, d’autres militants ont été arrêtés ces dernières semaines. Le militant Belaïd Abrika, professeur d’université et militant très connu en Kabylie, a été condamné à de la prison ferme pour avoir déposé une gerbe de fleurs en avril 2022 à Tizi-Ouzou (Kabylie) en souvenir des jeunes manifestants tués en 2001 par des gendarmes lors des manifestations du Printemps noir (violentes émeutes et manifestations politiques de militants kabyles accueillies par des mesures policières répressives, devenues un puissant symbole du mécontentement kabyle face au gouvernement national). Il est toujours libre et a fait appel de sa condamnation.

Mais le nombre de ces militants arrêtés est largement inférieur aux dizaines de personnes interpellées ou emprisonnées durant les années 2020, 2021 et début 2022. 

Le dernier chiffre de la Coordination nationale pour la libération des détenus (CNLD) remonte au mois de juillet : elle évoquait à l’époque quelque 300 détenus d’opinion. Un chiffre qui n’a jamais été confirmé par des sources officielles ou indépendantes. Parmi eux, une centaine ont été libérés, voire plus, certains cas n’ayant pas été médiatisés.

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