Plongée dans le monde très concurrentiel de l’horlogerie de luxe à Dubaï
Par une soirée venteuse de début décembre, un groupe de jeunes hommes d’une vingtaine ou d’une trentaine d’années est assis dans un restaurant irakien de l’archipel de Palm Jumeirah à Dubaï.
La vue sur l’hôtel Atlantis est imprenable. Mais l’un des hommes n’a les yeux tournés ni vers l’imposant complexe hôtelier, ni même vers le match de la Coupe du monde diffusé sur un grand écran.
Le jeune homme scrute l’écran du téléphone d’un homme d’âge moyen assis à une table juste en face d’eux.
« Il regarde Chrono », indique le jeune homme à ses amis, rassemblés autour d’une chicha, en référence à la plateforme de vente en ligne Chrono24, où des montres haut de gamme et de luxe sont vendues à des personnes du monde entier.
« Je me demande s’il faut que je lui dise qu’il peut avoir ma montre. »
Le jeune homme possède une Rolex Daytona Steel, dont le prix de vente est d’environ 12 000 dollars, mais qui peut partir pour 20 000 à 25 000 dollars sur le marché secondaire.
Pour une certaine classe d’hommes fortunés des Émirats arabes unis, Chrono24 est un sujet de conversation constant et fait partie intégrante de leurs activités quotidiennes en ligne. Ils considèrent Chrono24 comme un mélange de Pinterest, Wikipédia et Instagram – une source d’inspiration, d’informations et, bien entendu, de désir.
Obsession
Les Émirats arabes unis ont la réputation d’être un lieu où l’argent et les marchandises circulent librement et aisément. Pourtant, les connaisseurs en montres de luxe vous diront que même ici, mettre la main sur l’une de ces montres nécessite bien plus qu’une carte bancaire ou même une liasse de dirhams.
Plusieurs jeunes hommes – hommes d’affaires, fondateurs de start-up, crypto-investisseurs et employés – interrogés par Middle East Eye à Dubaï expliquent que même en ayant accès à d’importantes sommes d’argent, le fait de pouvoir acheter directement une montre de grandes marques comme Rolex, Audemars Piguet, Patek Philippe et Richard Mille nécessite des recherches, de nombreux passages dans les boutiques et d’innombrables heures d’échanges verbaux et par messages avec des représentants commerciaux.
Et même lorsque les conditions sont réunies, rien ne garantit que l’on puisse se procurer le modèle souhaité, compte tenu de l’ampleur de la concurrence.
Pendant trois mois, MEE a échangé avec des collectionneurs, des détaillants et des commerçants opérant sur le marché secondaire, qui décrivent une un secteur où règne une concurrence féroce frôlant l’obsession.
Tous ont demandé à rester anonymes afin de ne pas compromettre leur « profil » sur le marché local, qui est très sensible non seulement à la façon dont les clients traitent les montres, mais aussi à leur manière d’aborder le processus laborieux qui leur offrira l’occasion d’acheter une montre qui peut coûter de quelques dizaines de milliers à plusieurs millions de dollars.
Dans la boutique d’une grande marque de montres, un représentant commercial sort une liste de plusieurs pages comprenant des dizaines de noms. C’est une liste d’attente.
« Si je reçois une livraison, qu’il s’agisse d’une montre ou de 30, je dois choisir parmi tous ces noms », explique-t-il en feuilletant les pages.
C’est la raison pour laquelle il est si important de savoir jauger un client, précise-t-il.
« Si je vois une personne prendre le thé dehors, j’observe de quelle main elle tient sa tasse. Est-ce que c’est celle qui porte la montre, pour que tout le monde puisse la voir ? »
- Un représentant de marques de luxe
Ce jugement va au-delà des symboles de statut habituels tels que la tenue vestimentaire. Les tenues portées par les clients sont diverses, qu’il s’agisse de tenues « athleisure » (vêtements confortables et élégants) estampillées Under Armour ou de pièces Gucci et Fendi.
De la même manière, puisque de nombreux Dubaïotes se déplacent en Uber, on ne peut compter sur l’indice du véhicule pour mesurer la richesse.
Le commerçant explique qu’il regarde tout.
« Si je vois une personne prendre le thé dehors, j’observe de quelle main elle tient sa tasse. Est-ce que c’est celle qui porte la montre, pour que tout le monde puisse la voir ? »
C’est aussi une question d’assiduité et de dévouement. Comme les montres peuvent se vendre au double voire au triple de leur prix sur le marché secondaire, le commerçant veut avoir la certitude que l’acheteur conservera la montre et n’est pas un « flipper » qui se contentera de la revendre.
« Si je vois une personne porter la même montre pendant deux ou trois ans, alors je sais qu’elle y tient vraiment. »
Des liens pendant deux ans
Il se tourne vers l’un de ses clients, un homme de 30 ans qui vit entre Dubaï, les États-Unis et l’Asie du Sud : « Regardez cet homme. Il vient me voir chaque fois qu’il passe dans le centre commercial. Il m’envoie des messages pour me demander comment je vais, mais aussi si nous avons des nouveautés. Donc je préfère vendre une montre à cet homme plutôt qu’à quelqu’un dont je sais qu’il la revendra. »
Et ces tactiques fonctionnent. Le client explique qu’il n’a obtenu une Audemars Piguet Royal Oak Offshore, vendue 46 000 dollars, qu’après avoir tissé des liens avec le détaillant pendant deux ans.
D’autres clients peuvent acheter plusieurs montres de valeur moindre dont ils ne veulent peut-être même pas, ou même des montres pour femmes, beaucoup moins demandées que les modèles pour hommes, simplement pour améliorer leur profil dans l’espoir d’obtenir enfin le modèle qu’ils désirent vraiment.
D’autres sont beaucoup plus dubitatifs quant à ce qui s’apparente selon eux à un « jeu » de vente.
Pour un employé émirati âgé de 26 ans, le jeu n’en vaut tout simplement pas la chandelle. L’homme préfère tenter sa chance chaque fois qu’il entre dans une boutique.
« On passe tout ce temps à rendre visite à quelqu’un et à lui envoyer des messages, et tout ça pour quoi ? Pour pouvoir acheter quelque chose ? C’est hors de question, je préfère compter sur la chance. »
Si cela ne l’a pas empêché de se constituer lentement une petite collection de montres, il insiste sur le fait qu’il est prêt à s’armer de patience, car il considère ces acquisitions comme des investissements.
Un de ses amis égyptiens, qui profite du profil acquis par sa famille pour augmenter ses chances d’obtenir les montres qu’il désire, partage cet avis. Parce qu’ils savent qu’en cas de besoin, ils peuvent revendre la plupart de ces montres en réalisant un bénéfice appréciable.
« On passe tout ce temps à rendre visite à quelqu’un et à lui envoyer des messages, et tout ça pour quoi ? Pour pouvoir acheter quelque chose ? C’est hors de question, je préfère compter sur la chance »
- Un Émirati de 26 ans
« Oui, j’apprécie les mécanismes et les rouages complexes, les cadrans, la marque. J’aime tout. Mais en fin de compte, je sais qu’il s’agit d’un investissement. Je peux m’en défaire beaucoup plus facilement que d’une voiture », confie cet Égyptien qui travaille pour le gouvernement émirati.
Tous les hommes interrogés par MEE dans le cadre de cette enquête reconnaissent que les efforts nécessaires pour acquérir une montre les frustrent tout autant qu’ils les attirent. L’une des raisons pour lesquelles ils « jouent le jeu » relève simplement des statistiques.
Audemars Piguet produit environ 35 000 montres par an. Richard Mille n’en produit qu’une fraction, seulement 5 000. Ainsi, la marque d’horlogerie peut afficher une montre à plus de 2 millions de dollars.
La principale raison pour laquelle ces marques peuvent limiter autant leur offre est qu’aucune des quatre premières marques du secteur n’est une société publique ou privée, puisque chacune opère en tant qu’ONG – ce qui signifie qu’elles n’ont aucune obligation de rendre des comptes à des actionnaires ou d’écouler autant d’unités que possible.
Des produits insaisissables
Bien qu’elle ne communique pas de chiffres publics, Rolex produirait environ un million de montres par an. Et pourtant, ses produits restent insaisissables, en grande partie en raison de la place qu’occupe la marque sur le marché en tant que marque de montres de luxe la plus connue à travers le monde.
« Rolex est le point de départ. Tout le monde prend une Rolex comme première montre. Ensuite, les gens se renseignent et passent chez AP, Patek ou Richard Mille. Mais tout le monde commence chez Rolex », explique à MEE un détaillant.
À l’inverse, Patek Philippe affirme avoir fabriqué moins d’un million de montres depuis 1839.
Cette rareté et l’afflux récent de cryptomonnaies ont engendré un boom sur le marché mondial des montres au cours des deux dernières années, que même le covid-19 n’a pas pu enrayer.
« Les “crypto boys” sont ceux à qui il est le plus facile de vendre, ils ne font que dépenser », explique un bijoutier et revendeur de montres qui possède une boutique sur la Sheikh Zayed Road.
L’homme de 36 ans affirme que jusqu’à il y a environ un an, 90 % des achats effectués dans sa boutique étaient réalisés en cryptomonnaies.
Fréquentée par des grands noms du rap ou du sport, sa boutique illustre les paradoxes du marché mondial de l’horlogerie. Dans la vente au détail, les acheteurs doivent essayer de se frayer un chemin pendant des mois voire des années jusqu’à ce qu’il leur soit possible d’effectuer un achat, alors que sur le marché secondaire, un acheteur peut tout à fait entrer dans la boutique avec son argent et en ressortir avec une montre.
Toutefois, cet avantage a un prix pour le consommateur et présente un risque pour la boutique. L’acheteur peut finir par payer jusqu’à trois fois le prix de vente pour être servi instantanément.
Les boutiques qui effectuent de la revente doivent pour leur part veiller à ce que leurs fournisseurs, qui ont acheté les montres au détail, ne soient pas signalés en tant que flippers et interdits d’accès au marché.
« Rolex est le point de départ. Tout le monde prend une Rolex comme première montre. Ensuite, les gens se renseignent et passent chez AP, Patek ou Richard Mille. Mais tout le monde commence chez Rolex »
- Un détaillant de montres de luxe
« La protection de nos fournisseurs est extrêmement importante pour nous et nous mettons tout en œuvre pour veiller à ce que leur profil ne soit pas affecté », explique le revendeur. Comme le détaillant, il s’en assure en faisant en sorte de savoir exactement à qui il a affaire.
À la tête d’une bijouterie familiale déjà établie, il disposait déjà d’une liste de clients de confiance qui, en plus de payer, feront preuve de discrétion avec leur montre de manière à ne pas nuire à la réputation du fournisseur.
Si le revendeur manque de prudence et vend une montre enregistrée sous un autre nom à un client qui l’apporte ensuite dans une boutique pour la faire entretenir, réparer ou expertiser, le fournisseur, dont le nom est enregistré chez le détaillant, pourrait être soupçonné d’être un flipper. Cela affectera ainsi la confiance du fournisseur envers le revendeur, qui a besoin de ses fournisseurs pour alimenter son stock.
Le revendeur de la Sheikh Zayed Road compte des clients dans le Golfe, dans l’Union européenne, au Royaume-Uni et même aux États-Unis.
Il explique que la situation géographique des Émirats arabes unis et la réputation de Dubaï dans le monde du luxe ont fait de la ville l’épicentre du marché mondial de l’horlogerie. « Toutes les montres que vous voulez, vous pouvez les trouver ici », souligne-t-il. À condition de vouloir payer le prix fort.
Le luxe, un élément du quotidien
Ce ne sont pas seulement la richesse de la ville et le volume qui font de Dubaï un décor parfait pour le marché de l’horlogerie. Le détaillant et le revendeur reconnaissent que nombre de leurs clients, même jet-setters, ne se sentent à l’aise pour porter leurs montres que lorsqu’ils se trouvent sur le territoire émirati. Ici, le luxe est tout simplement un élément du quotidien.
Le revendeur désigne un client qui s’apprête à sortir de sa boutique pour se rendre dans une salle de sport sur Palm Jumeirah.
« Regardez cet homme. La montre qu’il porte coûte des dizaines de milliers de dollars, mais il peut l’enlever à sa salle de sport et avoir l’absolue certitude qu’une heure plus tard, elle sera toujours là où il l’a laissée. C’est impossible en Europe ou aux États-Unis. »
Aux Émirats arabes unis, les montres de luxe sont également beaucoup plus courantes au poignet des garçons dès l’âge de 14 ans et des hommes jusqu’à leurs vieux jours
Dans les supermarchés de Dubaï, les amateurs de montres de luxe peuvent repérer des pièces valant des centaines de milliers de dollars.
Cette confiance va au-delà de la sécurité physique. Aux Émirats arabes unis, les montres de luxe sont également beaucoup plus courantes au poignet des garçons dès l’âge de 14 ans et des hommes jusqu’à leurs vieux jours.
Tous les interlocuteurs interrogés par MEE affirment que lorsqu’ils voyagent à l’étranger, ils portent des marques beaucoup moins chères – comme D1 Milano et Swatch, des montres qui ne coûtent que quelques centaines de dollars – ou préfèrent ne pas porter de montre. En effet, presque aucun d’entre eux n’utilise réellement sa montre de luxe pour sa fonction première : regarder l’heure.
« Lorsque ma montre affiche la bonne heure, j’en rigole », confie le revendeur en montrant la Richard Mille à 161 000 dollars attachée à son poignet.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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