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Tunisie : les poursuites contre Ayachi Hammami, un pas de plus vers le durcissement du régime

L’avocat et ancien fondateur du Mouvement du 18 octobre 2005, front anti-Ben Ali réunissant islamistes et progressistes, est poursuivi par le pouvoir tunisien en vertu du liberticide décret-loi 54 réprimant les « fausses nouvelles ». Il risque dix ans de prison
Ayachi Hammami a accusé la ministre, Leïla Jaffel, d’avoir « fabriqué » des dossiers pour justifier, a posteriori, la mise à l’écart des juges décidée par Kais Saied en juin 2022 (AFP/Fethi Belaid)
Ayachi Hammami a accusé la ministre, Leïla Jaffel, d’avoir « fabriqué » des dossiers pour justifier, a posteriori, la mise à l’écart des juges décidée par Kais Saied en juin 2022 (AFP/Fethi Belaid)

Le président de l’Instance nationale pour la défense des libertés et de la démocratie, Ayachi Hammami, a annoncé lundi 2 janvier être visé par une plainte du ministère public pour « utilisation délibérée des systèmes et réseaux d’information et de communication en vue de produire, répandre, diffuser, ou envoyer, ou rédiger de fausses nouvelles, de fausses données, des rumeurs, des documents faux ou falsifiés ou faussement attribués à autrui dans le but de porter atteinte aux droits d’autrui ou porter préjudice à la sûreté publique ou à la défense nationale ou de semer la terreur parmi la population ».

Le parquet de Tunis se base sur le controversé décret-loi 54, édicté par Kais Saied en septembre 2022, considéré comme attentatoire à la liberté d’expression par les défenseur des droits humains.

Le militant et activiste, ancien fondateur du Mouvement du 18 octobre 2005, front anti-Ben Ali réunissant islamistes et progressistes, risque une peine de dix ans de réclusion et 100 000 dinars d’amende (plus de 30 000 euros).

Contacté par Middle East Eye, l’avocat et ancien ministre (Droits de l’homme, Relations avec les instances constitutionnelles et la société civile dans le gouvernement Fakhfakh en 2020) affirme avoir appris par hasard l’existence de cette procédure auprès d’un confrère du barreau de Tunis.

D’après les éléments du dossier, les poursuites portent sur des propos tenus par Hammami lors d’un passage radiophonique sur Shems FM, le 29 décembre 2022.

Invité en tant que porte-parole du comité des magistrats révoqués en juin 2022 par Kais Saied pour « dissimulation d’affaires terroristes », « corruption », « harcèlement sexuel », « collusion » avec des partis politiques et « perturbation du fonctionnement de la justice », Hammami est revenu sur cette affaire qui secoue le monde judiciaire.

« Des dossiers fabriqués »

Le 1er juin 2022, après un discours enflammé visant les juges corrompus, Kais Saied a amendé le décret-loi 11 du Conseil supérieur de la magistrature. Il s’est octroyé le droit de révoquer des magistrats sur simple dénonciation, les intéressés ne pouvant contester la décision qu’après leur blanchiment total par la justice (la justice administrative rétablit alors que la justice judiciaire juge les faits).

Dans la foulée, 57 juges ont été révoqués. Parmi eux figurent de hauts magistrats : procureurs, présidents de tribunaux, l’inspecteur général et l’ancien président du Conseil supérieur de la magistrature.

Le président insiste sur la solidité de ses dossiers qui porteraient notamment sur des affaires de corruption et de terrorisme. À l’exception de quelques magistrats notoirement corrompus, la plupart des intéressés contestent les accusations.

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Alors que le nouveau texte précisait que les poursuites devaient être engagées immédiatement, le ministère de la Justice a été incapable de fournir au tribunal administratif les éléments établissant que des procédures avaient bien été enclenchées.

La juridiction a alors décidé d’annuler les révocations de 49 des 57 juges. Pensant sans doute rendre la décision inéluctable, la chancellerie a versé à chaque magistrat l’équivalent de six mois de salaire quelques jours avant le verdict du tribunal administratif.

Il convient de noter ici que la procédure choisie par la chancellerie est habituellement réservée à des magistrats dans l’incapacité de poursuivre leur mission, d’où l’indemnité de départ versée.

En dépit de l’injonction du tribunal administratif, le ministère de tutelle a refusé d’exécuter le référé et de rétablir les 49 juges dans leurs fonctions. Depuis, des poursuites ont été entamées à leur encontre.

Commentant cette situation, Ayachi Hammami a accusé la ministre, Leïla Jaffel, d’avoir « fabriqué » des dossiers pour justifier, a posteriori, la mise à l’écart des juges.

En prononçant la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, en février 2022, le président Kais Saied s’en prend à une institution impopulaire mais anéantit l’un des derniers contre-pouvoirs (AFP/Anis Mili)
En prononçant la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, en février 2022, le président Kais Saied s’en prend à une institution impopulaire mais anéantit l’un des derniers contre-pouvoirs (AFP/Anis Mili)

Par ailleurs, l’avocat a estimé problématiques le recours à la procédure de révocation et le versement d’indemnisations : si les juges sont coupables, les indemnités représenteraient un détournement de fonds publics ; s’ils sont innocents, cela équivaudrait à un acharnement.

Enfin, s’agissant des accusations de terrorisme, l’ancien ministre s’est étonné que l’État ait « subitement » découvert que des personnes si haut placées se soient rendues coupables de tels agissements. Cette boutade a été manifestement peu appréciée par la chancellerie.

Dans une déclaration à MEE, Hammami estime que le pouvoir tente d’intimider ses adversaires et de tout faire pour éviter la convergence des oppositions politiques et syndicales.

Au moment de notre entretien téléphonique, l’ancien ministre venait de déposer, auprès du ministère de l’Intérieur, une déclaration pour une manifestation le 14 janvier 2023.

Depuis le coup de force de Kais Saied à l’été 2021, la date de la fuite de l’ancien président Zine el-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011 n’est plus utilisée pour commémorer la révolution.

« Purifier » le pays des tissus tuberculeux

Plusieurs organisations d’opposition – le Front du salut (comprenant notamment le parti islamo-conservateur Ennahdha), le Parti destourien libre d’Abir Moussi (PDL, ancien régime) – et certains partis progressistes ont annoncé leur intention de manifester contre un pouvoir affaibli par les récentes élections législatives.

En effet, le premier tour de ce scrutin rebat les cartes. L’abstention record de plus 88 % bat en brèche l’argument de légitimité populaire brandi par Kais Saied pour justifier ses décisions entreprises depuis le coup de force du 25 juillet 2021.

Par ailleurs, le report du prêt du Fonds monétaire international (FMI), qui devait ouvrir la voie à d’autres emprunts bilatéraux, aggrave davantage la crise économique.

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Enfin, trois des quatre organisations nationales récipiendaires du prix Nobel de la Paix en 2015 (UGTT, Ligue tunisienne des droits de l’homme, Ordre des avocats) se sont rapprochées en vue de proposer un dialogue national à même de sortir le pays de l’impasse politique.

Un éventuel accord pourrait avoir l’assentiment des différentes oppositions, incapables de former un front uni au regard de leurs positions irréconciliables. Ces changements expliquent sans doute la virulence inédite du discours présidentiel du 28 décembre.

Entouré de la cheffe du gouvernement, des ministres régaliens (Justice, Intérieur, Défense) et des hauts gradés de la police et de l’armée, le chef de l’État s’en est pris aux « traîtres », aux « comploteurs » et aux « corrompus ».

Il a également visé des magistrats soupçonnés de laxisme avant d’attaquer les politiques et les acteurs médiatiques coupables selon lui d’outrage envers les « symboles de l’État ».

Deux jours auparavant, en marge de l’inauguration d’un nouvel hôpital à Jendouba (nord-ouest), Saied, voulant sans doute faire un jeu de mots, a indiqué qu’il fallait « purifier » le pays des tissus tuberculeux (en arabe, le même verbe est utilisé pour décrire la dialyse médicale et la liquidation physique des adversaires politiques).

Le régime, ayant perdu les principaux piliers justifiant sa légitimité, ne peut que compter sur son appareil répressif pour se maintenir.

La célérité dont a fait preuve la justice dans une affaire visant des opposants au président nourrit les accusations d’une instrumentalisation de cette dernière par un régime qui doit se durcir pour assurer sa survie

Quelques heures après la révélation de l’affaire Hammami, les membres du Front du salut, Ahmed Néjib Chebbi et Ridha Belhadj, ont annoncé faire l’objet d’une instruction pour « appartenance à une organisation terroriste ».

Cela faisait suite à une plainte déposée par la présidente du PDL, Abir Moussi, qui reproche au Front d’abriter les dirigeants de la Coalition de la dignité (al-Karama, islamistes populistes), dont certains sont poursuivis dans le cadre d’affaires liées au fondamentalisme islamiste.

Alors que toutes les poursuites entamées par Moussi à l’encontre de Kais Saied et de son gouvernement ont été soit déboutées soit ignorées, la célérité dont a fait preuve la justice dans une affaire visant des opposants au président nourrit les accusations d’une instrumentalisation de cette dernière par un régime qui doit se durcir pour assurer sa survie.  

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Hatem Nafti is a French-Tunisian essayist. He published (in French): Our Friend Kais Saied, Essay on Tunisian Democracy (Riveneuve 2024); Tunisia: Towards an Authoritarian Populism (Riveneuve 2022); and From Revolution to Restoration, Where is Tunisia Going? (Riveneuve 2019). You can follow him on Twitter: @HatemNafti
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