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Législatives en Tunisie : un scrutin atypique qui renforce le pouvoir présidentiel

Les élections législatives, dont le premier tour est prévu ce 17 décembre, rompent avec la tradition parlementaire tunisienne depuis 1956. Boycottées par l’essentiel des forces politiques et suscitant peu de vocations, elles annoncent un Parlement affaibli au profit d’un hyperprésident
Des manifestants tunisiens participent à un rassemblement contre le président Kais Saied, à l’appel de la coalition de l’opposition « Front de salut national », à Tunis, le 10 décembre 2022 (Fethi Belaid)
Des manifestants tunisiens participent à un rassemblement contre le président Kais Saied, à l’appel de la coalition de l’opposition « Front de salut national », à Tunis, le 10 décembre 2022 (Fethi Belaid)

Le scrutin législatif du 17 décembre en Tunisie est inédit par bien des aspects. D’abord, il est boycotté par la majeure partie de la classe politique institutionnelle. En effet, un large front du refus s’est constitué, allant des islamo-conservateurs d’Ennahdha au Parti destourien libre (PDL, ancien régime) d’Abir Moussi, en passant par les partis sociaux-démocrates et libéraux.

Ensuite, pour la première fois depuis l’indépendance du pays, sept circonscriptions ne connaîtront aucun candidat. Cela concerne les Tunisiens de l’étranger, notamment France 1 (le nord de la France et la région parisienne), alors que Paris a toujours été une place importante pour les différentes oppositions aux régimes autoritaires de Bourguiba et Ben Ali.

Par ailleurs, dans dix circonscriptions, des élections seront organisées pour désigner l’unique candidat ayant réussi à satisfaire l’ensemble des conditions imposées par les autorités.

Comme Middle East Eye l’évoquait dans un article début novembre, en plus du boycott d’une large partie de la classe politique, l’absence de candidatures et la faible concurrence s’expliquent également par les conditions drastiques imposées par la loi électorale et la nouvelle Constitution.

Pour se présenter aux élections, il faut recueillir au moins 400 parrainages paritaires (50 % d’hommes et 50 % de femmes). De plus, 25 % des parrains doivent être âgés de moins de 35 ans.

Les binationaux n’ont pas le droit de se présenter dans les circonscriptions du territoire tunisien et les candidats doivent être nés de parents tunisiens.

Déséquilibres entre les circonscriptions

Comme pour la Constitution, la loi électorale semble avoir été préparée sans grande concertation. C’est en tout cas ce que dénoncent les ONG spécialisées dans l’observation des élections.

Dans une déclaration à MEE, Bassem Maatar, le président de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (ATIDE), affirme que les recommandations émises par son organisation après les élections de 2019 n’ont pas du tout été prises en compte.

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À la parution du texte organisant le scrutin législatif, l’association a donné une conférence de presse au titre éloquent : « Le décret-loi 55 [qui réglemente les élections législatives] va à l’encontre des bonnes pratiques et du processus démocratique ».

Même son de cloche chez Mourakiboun. Contacté par MEE, Sayfeddine Abidi, conseiller politique de l’organisation spécialisée dans l’observation des élections, pointe le découpage électoral en petites circonscriptions – officiellement pour être plus proche du « peuple ».

« Alors que les bonnes pratiques exigent que le différentiel entre le poids [nombre d’habitants représentés par un député] des circonscriptions ne dépasse pas les 15 %, nous constatons des déséquilibres flagrants », relève-t-il en donnant des exemples de territoires géographiquement proches mais aux poids disproportionnés.

Ainsi, dans la banlieue nord de Tunis, un électeur de la Goulette vaut 2,5 fois plus qu’un habitant de Carthage ou de La Marsa ; le même taux est observé entre Tozeur et Gafsa (sud-ouest). Quant aux habitants de l’archipel de Kerkennah, leurs voix comptent sept fois plus que celles de Sfax Sud, sur le continent.   

Le manque de candidats représentant les Tunisiens de l’étranger s’explique par la quasi-impossibilité de réunir les 400 parrainages paritaires exigés par la loi.

C’est ainsi que les électeurs inscrits sur les listes de la circonscription de l’Afrique subsaharienne ne sont que 666 dont 221 femmes, des chiffres incohérents par rapport à la taille de la circonscription et au nombre de signatures requises pour participer à l’élection.

Pour l’Océanie et l’Asie non arabe, pourtant de vastes territoires, il n’existe que 762 électeurs.  

Fin de la proportionnelle

Dans l’entretien accordé en juin 2019 – avant son élection – à l’hebdomadaire Al-Chara’ al-magharibi, Kais Saied a affirmé vouloir la disparition des partis politiques tout en précisant qu’il ne les interdirait pas.

De fait, la nouvelle loi électorale n’interdit pas aux formations politiques de présenter des candidats. En revanche, elle établit un certain nombre de mesures de nature à affaiblir ces structures intermédiaires.

D’abord, les candidats ne peuvent être financés par leur parti politique. Quand un compétiteur souhaite afficher son affiliation partisane, l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) impose aux candidats de faire viser l’intégralité de leur matériel de campagne. Une contrainte bureaucratique supplémentaire qui affaiblit un peu plus les structures partisanes.

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La feuille de vote – qui liste tous les concurrents – ne doit, elle, faire aucune mention de l’appartenance partisane.

Interrogée sur cette dernière disposition, l’ISIE a mis en avant le mode de scrutin et les expériences comparées.

Depuis l’indépendance, en 1956, les députés ont toujours été élus à la proportionnelle sur des listes portant sur des circonscriptions régionales. Kais Saied a depuis longtemps affiché son opposition à ce mode de scrutin, lui préférant l’élection uninominale à deux tours sur des petites circonscriptions regroupant une ou plusieurs délégations (sous-préfectures). Cela fait partie de sa « démocratie à partir de la base ». Il estime que les régions intérieures et les ceintures périphériques des grandes villes sont mal représentées.

Loin d’être technique, cette disposition est éminemment politique. Soulignons d’abord que la comparaison avec les démocraties occidentales pratiquant le scrutin uninominal à un tour (le Royaume-Uni, les États-Unis) ou à deux tours (France) n’est pas pertinente.

En effet, dans tous ces cas, la plupart des candidats sont soutenus par un ou plusieurs partis politiques et ce soutien figure sur le bulletin de vote.

L’affaiblissement du lien entre l’aspirant député et sa formation politique rend difficile l’émergence de blocs regroupés sur des convergences idéologiques

Par ailleurs, l’affaiblissement du lien entre l’aspirant député et sa formation politique rend difficile l’émergence de blocs regroupés sur des convergences idéologiques.

Cela est d’autant plus vrai que les parrainages s’effectuent sur la base d’un programme opposable au candidat, qui peut risquer la révocation s’il ne parvient pas à mettre en œuvre ses promesses.

Interrogés par MEE, les responsables d’ATIDE et de Mourakiboun ayant scruté le déroulement des différentes campagnes ont remarqué que l’écrasante majorités des candidats observés mettaient en avant des problématiques extrêmement locales relevant davantage d’un conseil municipal que d’une chambre législative.

Le président de l’ATIDE évoque des difficultés à identifier les candidats appartenant à des partis et à des coalitions. Quant à Sayfedddine Abidi, il dénonce des programmes extrêmement locaux, ne s’intéressant parfois qu’à la partie de la circonscription (quartier, municipalité, délégation) dont est issu le candidat.

Ce biais a déjà été observé depuis 2011 et la chute de Ben Ali. En effet, depuis cette année-là, en l’absence d’instances régionales élues, les députés étaient membres de droit des conseils régionaux. Les grands partis composaient généralement leurs listes en se basant sur les équilibres démographiques au sein d’une même circonscription. Mais l’affiliation à une structure centrale faisait que les enjeux nationaux étaient au cœur des campagnes électorales.

Le pouvoir des députés affaibli

Dans la nouvelle gouvernance, le pouvoir des députés a été considérablement affaibli. Ils n’accordent plus la confiance au gouvernement et ne peuvent plus démettre le président en cas de violation grave de la Constitution.

S’ils ont toujours la possibilité de voter une motion de censure, celle-ci est rendue quasi impossible dans les faits : elle requiert les deux tiers des deux chambres et, en cas de récidive, le président de la République peut au choix démettre le gouvernement ou dissoudre une ou deux chambres du Parlement.

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De plus, le chef de l’État peut, sur certains sujets, contourner le corps législatif en recourant directement au référendum. Il a également la possibilité de gouverner par décrets-lois durant les vacances parlementaires.

Enfin, en prenant le prétexte des débordements survenus lors de la dernière législature – et qui ont motivé le coup de force du 25 juillet 2021 –, la nouvelle loi fondamentale fait peser sur les élus un ensemble de menaces : en plus de la révocation, ils peuvent perdre leur immunité en cas « d’injure, de diffamation, d’échange de violences commises à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Assemblée, d’entrave au fonctionnement régulier de l’Assemblée ».

Cette formulation vague de l’article 66 de la Constitution peut ouvrir la voie à la mise au pas d’une éventuelle opposition, à l’instar de ce qui s’est vu en Turquie au moment du passage du régime parlementaire au régime présidentiel.

Enfin, les élections législatives ont été l’occasion d’affaiblir un autre contre-pouvoir.

La Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), chargée depuis 2013 de la régulation des radios et télévisions, avait le mandat de surveiller le traitement médiatique des campagnes électorales.

Alors que Kais Saied a mis en avant l’objectif d’égalité entre les candidats et de transparence des élections, il n’a pas prévu les effets pervers de son dispositif

Ayant perdu son statut d’instance constitutionnelle depuis la promulgation de la loi fondamentale de 2022, l’autorité était en sursis. Bien que la nouvelle loi électorale l’ait à nouveau chargée de sa mission de monitoring, l’ISIE a profité d’un désaccord entre les deux instances pour récupérer cette attribution, profitant du soutien implicite du président.

Alors que Kais Saied a mis en avant l’objectif d’égalité entre les candidats et de transparence des élections, il n’a pas prévu les effets pervers de son dispositif, comme le manque de candidatures et le « marché noir des parrainages », un phénomène qui a pourtant été observé lors des présidentielles de 2014 et 2019.

Conscient de ces dépassements, le chef de l’État a un temps envisagé de changer la loi, avant d’y renoncer. La future chambre basse sera très masculine (les femmes ne représentent que 11 % du total des candidatures) et les allégeances partisanes y disparaitront sans doute au profit des notabilités locales et des appartenances claniques.

Une atomisation qui renforce un peu plus le caractère hyperprésidentialiste du régime.

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