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Charles Mercier : « L’enseignement de la laïcité est complémentaire de celui des faits religieux »

Pour l’historien, l’intérêt des nouvelles générations pour les croyances et leur conception plus libérale de la laïcité pourraient donner un nouvel élan au projet d’enseignement des différentes cultures religieuses en France
 « Contrairement aux générations enseignantes précédentes, les enseignants actuels ont sans doute moins de connaissancessur les faits religieux » – Charles Mercier (AFP/Frederick Florin)
 « Contrairement aux générations enseignantes précédentes, les enseignants actuels ont sans doute moins de connaissancessur les faits religieux » – Charles Mercier (AFP/Frederick Florin)

En France, l’enseignement des religions à l’école est l’objet de crispations et d’atermoiements. Une interprétation parfois jugée extrême du concept de laïcité qui sous-entend la neutralité confessionnelle des enseignants et des élèves rend le sujet très délicat.

Selon Charles Mercier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Bordeaux qui consacre une grande partie de ses travaux aux questions de laïcité, de religion et de scolarité, le contexte post-attentats qui a prévalu en France au milieu des années 2010 a poussé un peu plus le religieux hors des murs de l’école alors qu’une plus grande place a été donnée à la transmission des valeurs de la République. 

Pourtant, des intellectuels plaident depuis longtemps pour l’enseignement des faits religieux.

Dans un rapport de 1989, l’historien spécialiste du protestantisme Philippe Joutard soulignait la nécessité de remédier à l’inculture religieuse des élèves et leur perte de repères face à des monuments patrimoniaux en accordant une place plus importante à l’histoire des religions et en montrant l’importance des faits religieux dans l’histoire.

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En 2002, un second rapport commandé par Jack Lang, alors ministre de l’Éducation, au philosophe Regis Debré préconise la mise en place d’une véritable stratégie pour généraliser l’enseignement des faits religieux.

Dans la foulée, un Institut européen en sciences des religions (connu aujourd’hui sous le nom d’Institut d’étude des religions et de la laïcité) est créé à Paris pour former les personnels de l’Éducation nationale.

Trois ans plus tard, l’enseignement des faits religieux est admis dans le socle commun des connaissances.  

Par « faits », le ministère de l’Éducation entend les rites, textes fondateurs, coutumes, symboles, traces matérielles et immatérielles, œuvres artistiques ou encore manifestations sociales des religions qui ont eu ou ont encore une influence sur les sociétés.

Au lieu d’une matière à part, un enseignement transversal au travers de plusieurs disciplines est par ailleurs privilégié.

Or comme le constate Charles Mercier, malgré les préconisations des experts et l’engagement des pouvoirs publics, l’enseignement des faits religieux est resté marginal, voire proscrit. En 2017, le ministère de l’Éducation nationale a sanctionné un enseignant agnostique pour avoir travaillé avec ses élèves sur la Bible.

Middle East Eye : Depuis le rapport Debray, quelle place ont les enseignements religieux à l’école ? Est-il possible de dresser un bilan ?

Charles Mercier : C’est compliqué de faire un bilan car aucune enquête nationale n’a été diligentée sur la question. On peut difficilement avoir une vue globale à l’échelle de la France. On peut supposer qu’il y a eu un gros effort de mise en œuvre du rapport, tout de suite après sa publication.

L’enseignement des faits religieux permet aux élèves d’accéder à des patrimoines multiples, de comprendre des univers de sens différents et de saisir une dimension importante des différentes civilisations

En 2005, les faits religieux ont été définis comme faisant partie du socle commun des connaissances, et les manuels ont été révisés pour développer une approche plus scientifique des faits religieux.

Mais à partir du milieu des années 2010, la dynamique s’est un peu essoufflée. D’autres priorités institutionnelles sont apparues. Dans un contexte post-attentats, de nouveaux collectifs ont milité pour que l’accent soit mis sur la transmission des valeurs de la République, ce qui a pu contribuer à mettre au second plan l’enseignement des faits religieux. 

MEE : Dans quelles circonstances le rapport Debray a-t-il été élaboré ?

CM : Le rapport a été commandé par Jack Lang à Régis Debray juste après les attentats du 11 septembre 2001 et le retour brutal du religieux dans l’actualité. Dans certains établissements, des minutes de silence en hommage aux victimes avaient parfois suscité des contestations. Depuis une dizaine d’années, le système scolaire français était par ailleurs régulièrement secoué par des conflits liés au port du foulard islamique en classe.

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Régis Debray défendait l’idée selon laquelle la laïcité exigeait des enseignants qu’ils soient neutres mais ne supposait pas qu’ils ignorent les traditions religieuses, dont la compréhension pouvait aider à éviter le « choc des civilisations ». Son rapport ne préconisait pas de valoriser telle ou telle religion ni de réintroduire « Dieu à l’école », mais d’étudier les croyances de manière distanciée et critique.

Il préconisait un enseignement transversal qui aborde les faits religieux au sein de disciplines différentes comme la philosophie, l’histoire, les arts, les lettres, la musique, etc.

MEE : Les attentats qui ont été commis au milieu des années 2010 ont réactivé chez les présidents François Hollande et son successeur Emanuel Macron l’idée de mettre en œuvre une politique d’enseignement des faits religieux. Mais aucune mesure n’a été prise. Pourquoi ?

CM : La parole politique prononcée en contexte de crise, pour répondre à une émotion, n’est pas toujours performative. Les systèmes complexes, comme l’est celui de l’Éducation nationale, ne changent pas à coups de discours.  

MEE : Les enseignants sont-ils formés suffisamment pour appréhender les faits religieux comme matière d’enseignement ?

CM : Contrairement aux générations enseignantes précédentes, les enseignants actuels ont sans doute moins de connaissances sur les faits religieux.

Il existe chez un certain nombre de professeurs des appréhensions à aborder des sujets liés à la religion, car ceux-ci sont vus comme susceptibles de susciter des incidents avec les élèves ou leurs parents. Cela induit une forme d’autocensure

Pour les enseignants du XXe siècle, le religieux, qu’ils y soient hostiles ou qu’ils y soient favorables, était un élément du paysage culturel français qu’il fallait connaître. C’est sans doute moins vrai aujourd’hui.

Il existe aussi chez un certain nombre de professeurs des appréhensions à aborder des sujets liés à la religion, car ceux-ci sont vus comme susceptibles de susciter des incidents avec les élèves ou leurs parents. Cela induit une forme d’autocensure sur un sujet considéré comme hautement sensible, chargé émotionnellement, et qui met en confrontation les identités des uns et des autres.

MEE : Comment concilier l’enseignement des faits religieux avec les principes de laïcité qui encadrent la transmission des savoirs dans le système d’enseignement ?

CM : L’enseignement de la laïcité est complémentaire de celui des faits religieux. La laïcité s’est construite et continue à vivre par référence à des questions religieuses. D’une certaine manière, apprendre la laïcité en faisant abstraction des faits religieux, c’est un peu comme apprendre à nager hors de l’eau.

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Une interprétation maximaliste de la loi du 15 mars 2004 [encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics] a pu accréditer l’idée que les élèves et leurs parents étaient astreints à une neutralité convictionnelle absolue entre les murs de l’école. Or la loi de 2004 n’interdit pas aux élèves d’avoir des signes religieux discrets ou d’évoquer leur religion s’ils le font sans prosélytisme et en respectant la liberté de conscience des autres.

MEE : Selon vous, les nouvelles générations ont une conception plus libérale de la laïcité qui pourrait donner plus de place à l’enseignement des faits religieux.

CM : En effet, l’intérêt des nouvelles générations pour les croyances et leur conception plus libérale de la société pourraient conduire à un intérêt renouvelé pour l’enseignement des faits religieux.

Les nouvelles générations sont plus sensibles aux droits des minorités, qu’elles soient culturelles, sexuelles ou religieuses. Elles sont davantage attentives aux discriminations que les générations précédentes, qui semblent plus attachées au respect des normes culturelles communes.

MEE : En quoi l’enseignement des faits religieux serait-il utile ?

CM : Il permet aux élèves d’accéder à des patrimoines multiples, de comprendre des univers de sens différents et de saisir une dimension importante des différentes civilisations, au même titre que la culture matérielle, la politique ou l’économie.

Les nouvelles générations sont plus sensibles aux droits des minorités, qu’elles soient culturelles, sexuelles ou religieuses. Elles sont davantage attentives aux discriminations que les générations précédentes

Cet enseignement comporte aussi des éléments qui construisent des savoirs et savoir-faire nécessaires en matière de citoyenneté (acceptation du pluralisme, réflexion sur le rapport entre la foi et la loi, etc.) Il ouvre en outre la possibilité d’une réflexion sur les rapports entre savoir et croire.

MEE : Pensez-vous que Pap Ndiaye, ministre de l’Éducation nationale, pourrait prendre des mesures en faveur de l’introduction de l’enseignement des faits religieux ?

CM : L’avenir le dira. À vrai dire, plus que des annonces spectaculaires, l’essentiel est peut-être dans des choix très concrets en matière de formation des enseignants. Aujourd’hui, les textes officiels et les programmes scolaires prévoient l’enseignement des faits religieux, or ceux-ci sont très inégalement mis en œuvre, notamment en primaire.

Les obstacles sont principalement liés au fait que les enseignants ne savent pas forcément comment s’y prendre pour déployer cet enseignement dans leurs classes.  

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