Le mont Qassioun, la « montagne sacrée » de Damas
Au nord de Damas, le mont Qassioun (Jabal Qasiyun en arabe), parfois connu sous le nom de « montagne sacrée », fut un lieu important pour les prophètes et les mystiques pendant des millénaires. Le site est réputé pour avoir été le témoin de certains événements clés décrits dans le Coran et d’autres ouvrages islamiques historiques.
Il offre également une vue panoramique incomparable sur la ville antique.
Bien que certains de ses célèbres points de vue et son restaurant soient fermés depuis le début de la guerre syrienne en 2011, une partie de la montagne reste accessible. En hiver, son sommet est recouvert de neige, tandis que les jours d’été, il offre un refuge et un peu de fraîcheur à ceux qui cherchent à échapper à la chaleur étouffante.
Il y a aussi ceux qui gravissent ses pentes peu importe la saison. Middle East Eye a décidé de les rejoindre.
Pour atteindre la montagne, il faut se diriger depuis la vieille ville fortifiée de Damas en direction du nord-ouest vers le quartier d’al-Salihiyya, autrefois célèbre pour ses nombreuses khanqahs, lieux de retraite pour les voyageurs soufis, ainsi que la mosquée et la tombe d’Ibn Arabi, érudit soufi andalou du XIIe siècle.
Une fois arrivé sur la place Shamdine, on peut soit commencer l’ascension complète à pied, soit prendre un taxi – si son conducteur est prêt à s’aventurer sur les routes extrêmement étroites et venteuses – jusqu’au point où le chemin devient impraticable en voiture et qu’il faut poursuivre à pied. Aujourd’hui, des marches en béton permettent aux visiteurs de faire l’ascension en toute sécurité en seulement une quinzaine de minutes.
Au sommet des marches se trouve l’entrée d’un ensemble de grottes et d’une mosquée. De là, le site offre une vue panoramique sans pareil sur Damas. La mosquée des Omeyyades au cœur de la vieille ville et les immeubles modernes en périphérie soulignent l’immensité de la capitale syrienne.
L’histoire de Caïn et Abel
À mon arrivée, le gardien de la mosquée et des grottes m’accueille avec l’hospitalité syrienne traditionnelle et, après de brèves salutations, me conduit dans ce qu’on appelle la grotte du Sang (magharat al-Dam). C’est ici, selon la légende, que Caïn (Qabil) aurait tué son frère Abel (Habil) et que le sang de ce dernier aurait taché la montagne de rouge depuis sa base jusqu’à qu’à la grotte à mi-hauteur.
Pendant que j’écoute l’histoire dans l’obscurité totale, j’allume la lampe de poche de mon téléphone et j’aperçois la pierre rouge qui se distingue des autres parties de la montagne visibles lors de l’ascension ; le reste de la grotte est d’un brun poussiéreux.
En 1184, l’écrivain et poète andalou Ibn Jubair visita Damas et nota : « Le sang atteint environ la moitié de la montagne jusqu’à la grotte [où Abel fut traîné par son frère après sa mort], et Dieu a conservé des traces rouges de cela sur des rochers de la montagne. »
Selon la tradition locale, lorsqu’eut lieu le fratricide, la montagne trembla d’horreur et commença à s’ébouler. Sans l’intervention de l’archange Jibril (Gabriel), qui arrêta le tremblement avec sa main, elle se serait tout à fait effondrée. Une trace sur le toit de la grotte serait l’empreinte de la main de Gabriel.
Prophètes coraniques
À l’entrée de la grotte, là où elle s’élargit, de part et d’autre se trouvent deux mihrabs – niche dans le mur d’une mosquée qui indique la qibla, la direction de la prière. Selon Ibn Jubair : « Dans cette grotte prièrent Abraham, Moïse, Jésus, Lot et Job. »
Mon guide, le gardien, confirme la tradition, tout en ajoutant que le mihrab à droite de l’entrée est l’endroit où priait Abraham, tandis qu’al-Khidr, figure mystique de la tradition islamique, priait dans celui de gauche.
À la sortie de la grotte, un autre escalier conduit les visiteurs jusqu’à la mosquée située juste au-dessus, qui contient 40 mihrabs.
Selon la tradition locale, chaque nuit, 40 saints, connus sous le nom d’abdal, pénètrent dans la mosquée et prient chacun dans son mihrab. Quand nous entrons, des femmes sont en train de prier les unes derrière les autres dans l’un des premiers mihrabs. Selon la tradition, aucune supplication faite dans cet espace n’est refusée.
En quittant la mosquée, après avoir monté une autre volée d’escalier depuis la cour, on peut apercevoir un grand citronnier qui se balance doucement dans la brise fraîche particulière à ces hauteurs.
Le gardien et trois de ses fils logent dans une seule pièce comportant un lavabo, une table en bois, deux chaises en plastique et un matelas. Le gardien, assis sur une chaise tandis que ses fils, tout juste adolescents, ont pris place sur le matelas, allume une cigarette pendant que nous buvons le café lentement, tout en regardant par la fenêtre la vue spectaculaire. Nous parlons ensuite des histoires associées à cette « montagne sacrée ».
« Merveilles des cieux et de la Terre »
Ibn Jubair mentionne une autre histoire, qu’il attribue à l’érudit islamique du XIIe siècle Ibn Asakir et fait partie d’une collection connue sous le nom d’Histoire de Damas. Selon ce récit, le prophète Abraham serait né sur les pentes de cette montagne, près d’un village appelé Barzeh, à l’intérieur d’une grotte longue et étroite, à un kilomètre et demi de là où nous nous trouvons.
« De cette grotte, Abraham – que Dieu le bénisse et le préserve – vit d’abord les étoiles, puis la lune, puis le soleil, comme Dieu le Très-Haut l’a décrit dans son Livre glorieux et sublime », raconte Ibn Jubair.
Le Coran fait mention de cela dans la sourate VI « Les troupeaux » (74-79).
Lors Abraham dit à son père Azar : « Tu prends des idoles pour dieux ? Je te vois, ainsi que ton peuple, dans un égarement manifeste. »
Ainsi découvrions-Nous à Abraham la souveraineté des cieux et de la Terre, pour le mettre au premier rang des êtres de certitude.
Donc, quand la nuit noire fut venue, il vit un astre, et dit : « C ’est mon seigneur ! » Mais quand l’astre eut décliné : « Je ne me satisfais pas, dit-il, de ce qui est sujet au déclin. »
quand il vit la lune monter dans sa splendeur, il dit : « Voici donc mon seigneur. » Or, quand elle eut décliné : « À moins que mon Seigneur ne me guide, dit-il, sûr que je vais être du peuple qui s’égare. »
quand il vit le soleil monter dans sa splendeur, il dit : « Voici enfin mon seigneur : c’est le plus grand ! » Or, le voyant décliner : « Ô mon peuple, dit-il, je me proclame innocent de cela qu’à Dieu vous associez !
je tourne ma face, en croyant originel, vers Celui qui a créé de rien les cieux et la Terre : moi, je ne suis pas des associants. »
À l’extrémité ouest de la montagne, écrit Ibn Jubair – et les traditions locales l’affirment encore –, se trouve une colline mentionnée dans le Coran où Jésus (Issa en arabe) aurait vécu avec sa mère Marie (Maryam).
Ce qui est frappant au sujet de ces histoires, outre leur nombre et leur signification religieuse, est la cohérence des détails. Ce sont les mêmes que celles partagées par le gardien, dont les informations s’alignent parfaitement avec les archives et les récits historiques.
Ibn Jubair avait gravi les mêmes pentes huit siècles auparavant, prié aux mêmes endroits, puis avait appris et raconté les mêmes légendes.
Au pied du mont Qassioun se trouvent les anciennes carrières qui ont fourni à Damas le calcaire pâle qui a servi à la création du célèbre ablaq, style architectural alternant des rangées de pierres claires et sombres souvent utilisé dans les mosquées, madrasas et palais de Damas. Bien que popularisé plus tard par les mamelouks au Caire, l’ablaq est une invention damascène.
Également situés au pied de la montagne, dans le quartier d’al-Salihiyya, se trouvent la mosquée et le mausolée d’Ibn Arabi, le célèbre érudit et mystique andalou, considéré comme un saint.
Cette région fut habitée à l’origine par une famille palestinienne qui fuit Naplouse en 1156 sous la menace des croisés et contribua à y établir une dynamique communauté hanbalite (islam sunnite). Après s’être initialement installée dans un quartier près de la mosquée d’Abu Salih à Damas, la famille déménagea dans la zone de Qassioun, y apportant le nom al-Salihiyya.
Sous la direction du cheikh Ahmad al-Qoudama et de son fils, Abou Omar, cette communauté majoritairement palestinienne élut domicile dans cette région, encouragée par le règne de la dynastie turque des Zengides au XIIe siècle.
Nur ad-Din, souverain zengide qui régna sur la Syrie de 1146 à 1174, établit une khanqah dans un monastère hanbalite existant sur les pentes du mont Qassioun.
Moins d’un siècle plus tard, de retour du hadj, Ibn Arabi s’installa à Damas, à al-Salihiyya, où il mourut et fut enterré. Sa présence rendit la ville célèbre pendant des siècles et en fit un centre du mysticisme soufi, contribuant à l’idée que non seulement le mont Qassioun mais tout Damas constituerait un « lieu saint ».
Cependant, ce n’est qu’à la conquête ottomane de Damas en 1516, lorsque le sultan Sélim ordonna la construction d’une mosquée à côté de la tombe d’Ibn Arabi, que le mausolée prit une signification sur le plan physique outre que dans l’imaginaire des mystiques du monde islamique.
C’est une tradition qui se ressent encore aujourd’hui dans les grottes, les mosquées, les sites de prière et les pentes du mont Qassioun.
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].