Tunisie : l’arrestation de Ghannouchi est un coup de massue asséné à tous les réformateurs arabes
La semaine dernière, la police tunisienne a perquisitionné le domicile de Rached Ghannouchi, leader d’Ennahdha et ancien président du Parlement, dans le cadre d’une vaste campagne de répression menée à la suite du « coup d’État constitutionnel » organisé par le président Kais Saied en 2021.
Ghannouchi fait l’objet d’une enquête pour blanchiment d’argent et incitation à la violence, des accusations que sa famille estime motivées par des considérations politiques. Son arrestation s’inscrit dans le contexte d’une lutte à plus grande échelle dans le monde arabe entre les défenseurs de la liberté, de la dignité et de la justice sociale et des gouvernements qui ont manqué à leurs obligations fondamentales.
Le conflit entre les peuples et les régimes n’est pas nouveau. Il dure depuis des décennies, mais il est devenu plus global et plus clair à la fin du mois de décembre 2010, lorsqu’un soulèvement populaire a commencé en Tunisie et s’est propagé dans de nombreux pays arabes.
Les peuples ou les révolutions ont remporté la première manche des soulèvements, renversant en l’espace de quelques mois des dictateurs de longue date en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen. Ils ont également obtenu des réformes sans précédent au Maroc et en Jordanie. Craignant un effet domino, l’Arabie saoudite a lancé un programme massif de dépenses sociales.
Son arrestation n’est pas liée à sa personnalité, à ses politiques ou au fait qu’il dirige un parti islamiste : il s’agit simplement de la dernière étape en date de la contre-révolution globale et transnationale contre tous les peuples arabes
Bien que le soulèvement ait eu un effet contreproductif en Syrie, l’atmosphère dans l’ensemble de la région arabe était favorable au peuple. Mais ce triomphe a été de courte durée : il n’a fallu que quelques années à la contre-révolution pour reprendre la main et rétablir la situation telle qu’elle était avant décembre 2010, voire la dégrader.
Après que le régime de Saied a mis fin au processus démocratique en Tunisie, dissous le Parlement et modifié la Constitution, l’arrestation de Ghannouchi n’était en théorie pas nécessaire. Elle doit plutôt être comprise comme un élément du conflit entre le peuple et les régimes, ou les forces de la contre-révolution.
Les autoritaires de la région arabe ne veulent pas seulement empêcher leurs adversaires de l’emporter. Ils veulent mettre fin au conflit avec leurs peuples en leur assénant un coup de massue. Pour ce faire, ils doivent décimer toutes les factions politiques qui ont participé au soulèvement, afin de montrer qu’ils ne toléreront aucune opposition, critique ou remise en question de leur pouvoir.
Une menace existentielle
Le peuple tunisien a été le premier vainqueur et le dernier perdant du Printemps arabe – et la contre-révolution a voulu en faire un exemple pour les peuples arabes à ce stade du déclin de la révolution, d’autant plus qu’il était une source d’inspiration pour tous les Arabes au tout début, lorsque le peuple semblait l’emporter.
Dans ce contexte, l’arrestation de Ghannouchi n’est pas une surprise. Tous les régimes qui ont écrasé ces révolutions ont continué de punir le peuple et les factions qui y ont joué un rôle. Dans toute la région arabe, les forces contre-révolutionnaires font tout ce qui est en leur pouvoir pour détruire ce qui reste de l’héritage du Printemps arabe.
Des dizaines de milliers de personnes ont été emprisonnées en Égypte et beaucoup sont mortes dans des conditions de détention déplorables, sans accès à des services de santé. Les régimes arabes tournent la page des révolutions en Syrie et au Yémen plusieurs années après leur transformation en guerres civiles. Les puissances régionales continuent de favoriser le conflit et les divisions politiques en Libye. De leur côté, la Jordanie et le Maroc ont employé une approche douce pour marginaliser les partis islamistes.
Les peuples arabes et leurs pays sont liés. En dépit des politiques isolationnistes adoptées par tous les régimes arabes pendant des décennies, le Printemps arabe a prouvé ce fait. Les régimes arabes estimaient que le succès d’une quelconque révolution constituait une menace existentielle, raison pour laquelle ils n’ont soutenu aucun soulèvement, même s’il visait un dirigeant avec lequel ils avaient des divergences idéologiques ou politiques.
Même dans des cas comme la Syrie, la Libye et le Soudan, l’objectif ultime des régimes arabes contre-révolutionnaires était de saboter les révolutions en les militarisant ou en favorisant les divisions politiques et militaires.
Le rôle exact des puissances régionales dans l’arrestation de Ghannouchi demeure flou. Il est cependant juste d’affirmer que les régimes arabes s’en frottent les mains, si l’on en croit la couverture des médias sous contrôle émirati, saoudien ou égyptien. Son arrestation n’est pas liée à sa personnalité, à ses politiques ou au fait qu’il dirige un parti islamiste : il s’agit simplement de la dernière étape en date de la contre-révolution globale et transnationale contre tous les peuples arabes.
L’ensemble des individus, factions et personnalités qui ont participé au Printemps arabe doivent agir pacifiquement en condamnant cette arrestation et en poursuivant leur lutte pour la liberté. Dans le cas contraire, Ghannouchi ne sera pas le seul perdant de cette bataille : il s’agira alors d’un coup de massue asséné à tous les réformateurs arabes.
- Feras Abu Helal est le rédacteur en chef du site d’information Arabi21.
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Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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