La réforme des retraites accusée d’assigner les chibanis à résidence en France
« Que veulent-ils ? Pousser les gens au suicide ? », s’interroge Miloud Mesbah, consterné, lors d’une conversation avec Middle East Eye. Pour le retraité de 75 ans, président du comité du foyer Adoma des travailleurs immigrés de Gennevilliers (anciennement Sonacotra), le prolongement de la durée de résidence obligatoire en France pour les pensionnés étrangers touchant le minimum vieillesse est une mesure inhumaine qui prive beaucoup d’anciens travailleurs maghrébins du droit de retourner définitivement dans leurs pays d’origine ou du moins d’y passer la plupart de leur temps.
Cette mesure, qui prendra effet le 1er septembre prochain, est un amendement de la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023 (dite loi sur la réforme des retraites) qui a été promulguée le 14 avril dernier.
Elle fixe à neuf mois au lieu de six précédemment la durée annuelle de séjour sur le territoire français pour les allocataires de l’Aide de solidarité aux personnes âgées (ASPA), une prestation mensuelle versée par l’État aux retraités qui ont de faibles revenus (et complète leur pension jusqu’à 960 euros). Son attribution est suspendue si les bénéficiaires décident d’aller vivre en permanence à l’étranger.
« Ce n’est pas une question de fliquer [les bénéficiaires…], quand vous recevez des fonds de la solidarité nationale, il faut que vous soyez en droit de les recevoir », s’est justifié le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, qui prévoit d’étendre, en accord avec le gouvernement, l’obligation de séjour de neuf mois en France aux bénéficiaires de l’ensemble des prestations sociales, comme l’aide au logement ou les allocations familiales.
L’idée vient du parti de droite Les Républicains (LR). Sous prétexte de lutter contre la fraude sociale, son groupe (majoritaire) au Sénat s’est mobilisé durant le débat sur la réforme des retraites pour le prolongement de la durée de séjour en France des bénéficiaires étrangers (anciens travailleurs immigrés) de l’ASPA. « La prestation n’est pas exportable », a souligné une sénatrice durant le débat sur l’amendement introduit par le chef de file des LR au Sénat, Bruno Retailleau, et adoubé par les autres sénateurs ainsi que par le gouvernement.
Une façon de supprimer les droits sociaux des chibanis
Au foyer des travailleurs immigrés de Gennevilliers, ou une soixantaine de locataires (sur un peu plus d’une centaine) touche le minimum vieillesse, l’application de la nouvelle loi est un coup de massue. « C’est une catastrophe », déplore Miloud Mesbah, qui y voit un moyen de pousser les retraités hors de France et de les obliger à renoncer injustement à leurs droits sociaux.
« Les retraités qui touchent l’ASPA ont eu des carrières très difficiles, comme moi. [...] La moindre des choses est de leur permettre de profiter paisiblement de leurs derniers jours auprès de leurs familles au pays au lieu de les maintenir prisonniers de la France »
- Miloud Mesbah, retraité d’origine marocaine
« Les retraités qui touchent l’ASPA ont eu des carrières très difficiles, comme moi. Ils ont connu le chômage ou sont restés longtemps malades à cause de la pénibilité de leurs emplois. La moindre des choses est de leur permettre de profiter paisiblement de leurs derniers jours auprès de leurs familles au pays au lieu de les maintenir prisonniers de la France », résume le retraité d’origine marocaine.
Dans un communiqué, l’Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF) et le GISTI (Groupe d’information et de soutien des immigrés) ont également dénoncé la prolongation de la durée de séjour annuelle en France pour les allocataires de l’ASPA, estimant qu’elle « cible les personnes âgées migrantes n’ayant pas suffisamment cotisé pour avoir une retraite décente ».
« Que faut-il voir dans cette volonté d’empêcher ces personnes âgées de passer quelques mois par an dans leur pays d’origine ? Rien d’autre qu’un moyen de supprimer des droits. Gageons en effet qu’ils ne seront pas informés de ces exigences nouvelles et que des contrôles de plus en plus stricts leur feront perdre leur droit à la première occasion », observent les deux organisations.
Abdelkader Sehlane, un Algérien qui a travaillé plus de 40 ans en France, successivement dans la métallurgie, le bâtiment et un atelier de mécanique, est l’un des 476 177 bénéficiaires de l’ASPA comptabilisés en 2022 par la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV).
Actuellement en Algérie, il a appris avec une certaine résignation qu’il devait dorénavant résider presque toute l’année en France pour continuer à toucher l’allocation.
« Je vais sur mes 88 ans et je suis malade. Si je dois retourner en France comme ils me le demandent, je dois accepter l’idée de mourir un jour seul dans ma chambre du foyer », dit-il à MEE par téléphone.
Autrement, le retraité doit se contenter, s’il veut vivre dans son pays, d’une pension misérable de 600 euros, fruit amer d’une carrière harassante et ingrate, qui l’a esquinté.
Comme beaucoup de ses compatriotes « chibanis » (de l’arabe « cheveux blancs », désignant les travailleurs maghrébins de la première génération), il est arrivé en France au début des années 60. À l’époque, l’État français recrutait à tour de bras dans ses colonies africaines pour doper sa croissance économique en remplissant les mines, les usines et les chantiers de construction de main-d’œuvre immigrée bon marché et corvéable.
Abdelkader Sehlane a connu très tôt les foyers, où il a vécu misérablement, économisant le gros de son salaire pour entretenir sa famille, restée en Algérie.
Il a également expérimenté des périodes de chômage et des séjours à l’hôpital pour des problèmes pulmonaires persistants. « La vie n’était pas facile », résume-t-il avec pudeur. Alors aujourd’hui, lorsque l’envie lui prend, il prolonge, au-delà de la durée légale, ses séjours en Algérie.
Contrôles intempestifs dans les foyers
À Gennevilliers, certains retraités percepteurs de l’ASPA trichent aussi quelques fois, bien malgré eux, et risquent, après chaque voyage, de se voir retirer leur allocation au cours de contrôles intempestifs dans les résidences.
Il y a plus d’une dizaine d’années, l’affaire d’un retraité marocain accusé de fraude avait défrayé la chronique. La Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail (CARSAT) lui avait réclamé le remboursement de 6 558,75 euros de prestations reçues au titre de l’ASPA parce qu’il avait séjourné plus de six mois hors de France.
En 2015, après cinq ans de bataille judiciaire, la Cour de cassation a annulé le redressement, estimant que l’organisme public n’avait pas été en mesure de prouver que l’allocataire avait commis une fraude et transféré sa résidence à l’étranger.
« Je vais sur mes 88 ans et je suis malade. Si je dois retourner en France comme ils me le demandent, je dois accepter l’idée de mourir un jour seul dans ma chambre du foyer »
- Abdelkader Sehlane, retraité d’origine algérienne
Malgré cette décision, les contrôles des foyers ne se sont pas interrompus. Au contraire. En 2022, Ali El Baz, ancien coordinateur de l’ATMF, membre du Collectif pour l’avenir des foyers (COPAF) et du GISTI, a dénoncé dans un article « les descentes » effectuées régulièrement par les agents de la CNAV et la CARSAT, en plus de la Caisse d’allocations familiales (CAF), pour vérifier que les bénéficiaires des aides respectent bien la durée légale de résidence.
Ces pratiques jugées discriminatoires par Ali El Baz et d’autres militants, dans la mesure où elles ne touchent selon eux que les résidents des foyers, ont motivé la création en 2009 du collectif Justice et dignité pour les chibanis, formé de plusieurs associations d’aide aux travailleurs immigrés à travers la France. MEE a contacté ces agences de l’État pour obtenir un commentaire concernant ces accusations.
Le collectif s’est distingué, notamment, en organisant une série de rassemblements devant les caisses de retraite pour dénoncer le harcèlement et les contrôles discriminatoires dont font l’objet les retraités immigrés.
Il a milité également pour la suppression de la conditionnalité de séjour en France pour les allocataires de l’ASPA. « Cette obligation doit disparaître », insiste Ali El Baz auprès de MEE.
En avril dernier, le président Emmanuel Macron avait, à la demande de neuf tirailleurs sénégalais qu’il avait reçus à l’Élysée, pris une mesure dérogatoire leur permettant de retourner définitivement dans leurs pays d’origine, tout en continuant à toucher l’ASPA.
La décision, vantée comme une reconnaissance de « l’engagement pour la France » de ces soldats issus des colonies d’Afrique subsaharienne durant la Seconde Guerre mondiale, souligne, pour les militants de la cause chibanie, l’ingratitude de l’État à leur sujet. « Les travailleurs immigrés qui ont contribué à la construction de la France méritent eux aussi de la reconnaissance », dénonce Ali El Baz.
En 2018, la fraude à l’ASPA représentait 7,1 millions d’euros, alors que la fraude fiscale est estimée à 100 millions d’euros par an.
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