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Hajer Ben Boubaker : « Le Mouvement des travailleurs arabes a brisé le mythe des immigrés qui courbent l’échine »

L’historienne Hajer Ben Boubaker évoque pour MEE l’histoire du Mouvement des travailleurs arabes, qui a porté pendant les années 70 le combat de la main-d’œuvre immigrée pour le droit au séjour
Ouvriers maghrébins manifestant devant la Mosquée de Paris contre les fréquentes attaques racistes, le 14 septembre 1973 (AFP)
Ouvriers maghrébins manifestant devant la Mosquée de Paris contre les fréquentes attaques racistes, le 14 septembre 1973 (AFP)

Le Mouvement des travailleurs arabes (MTA) a été créé à Paris en 1972 par des ouvriers et des étudiants du Maghreb et du Moyen-Orient qui avaient aussi fondé les « Comités Palestine », après la défaite arabe contre Israël en 1967.

Ancré à gauche et autonome, le MTA soutenait les peuples qui se battaient contre le colonialisme. Ses militants s’impliquaient également dans les luttes démocratiques dans leurs pays d’origine.

Dans l’Hexagone, le MTA a inauguré la lutte pour la régularisation administrative des travailleurs sans-papiers et l’amélioration de leurs conditions de vie socio-professionnelles. Il a été à l’origine de mouvements de grèves retentissants dans les usines et les foyers d’hébergement Sonacotra.

Mais ses revendications n’ont pas été reconnues par les appareils syndicaux français, qui considéraient les ouvriers maghrébins comme des étrangers appelés à retourner dans leur pays.

Le MTA s’est dissous en 1976. Sa disparition est le fruit d’une alliance tacite entres les amicales algérienne, marocaine et tunisienne (organisations de contrôle et de gestion de l’immigration par les représentations consulaires des pays d’origine), certains syndicats, des organisations musulmanes et le ministère français de l’Intérieur, qui a arrêté et tenté d’expulser certains militants.

Dans « LSD, la série documentaire », une émission de France culture, la chercheuse en histoire Hajer Ben Boubaker retrace l’histoire de ce mouvement, qui a par ailleurs réussi à donner une plus grande visibilité aux crimes racistes.

Middle East Eye : Votre histoire familiale est un peu le fil d’Ariane qui vous a conduit à vous intéresser au Mouvement des travailleurs arabes. Qu’avez-vous découvert ?

Hajer Ben Boubaker : Mon père est arrivé en France [de Tunisie] au début des années 70. Il a vécu et vit encore dans les quartiers parisiens où ce mouvement a été créé et s’est développé pour porter un certain nombre de combats de l’immigration, notamment celui de la carte de séjour et la lutte contre les crimes racistes.

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Le MTA fait la jonction entre deux combats, le premier contre l’ordre colonial, participant à des événements marquants comme les manifestations du 17 octobre 1961 à Paris [organisées par la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN) pour réclamer l’indépendance de l’Algérie] et le second contre le racisme, participant à la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.

Certains de ses acteurs ont formé les jeunes issus de l’immigration qui se sont impliqués dans le mouvement Beur [les immigrés maghrébins de la seconde génération qui se sont soulevés dans une série de manifestations].

MEE : En plus de défendre les droits de la main d’œuvre immigrée en France, le MTA était également impliqué dans les luttes démocratiques dans les pays d’origine des travailleurs. Pourquoi ?

HBB : En effet, non seulement le MTA a brisé le mythe des travailleurs immigrés qui courbent l’échine, mais ses militants étaient également investis par la volonté de changer les choses dans leurs pays d’origine.

À sa création en 1972, le mouvement était formé de profils sociologiques différents : une première génération postcoloniale de jeunes venus poursuivre leurs études en France, des ouvriers, des militants d’extrême gauche.

Le parcours personnel de certains militants du MTA a favorisé la multiplication des prises de position en faveur de l’indépendance des populations restées sous domination coloniale

À cette époque, aucun des membres du MTA n’avait la nationalité française et tous étaient persuadés de retourner un jour chez eux. Ce qui explique leur implication dans les luttes démocratiques dans leurs pays de naissance. Le MTA s’est par exemple opposé au coup d’État survenu en Algérie en 1965 ou encore aux politiques de répression de l’opposition de gauche menées par le roi Hassan II au Maroc et par le président Habib Bourguiba en Tunisie.

Par la suite, l’augmentation des crimes racistes en France, notamment après la nationalisation des hydrocarbures par l’Algérie en 1973, a conduit le mouvement à se recentrer sur la défense des droits des immigrés originaires du Maghreb et du Moyen-Orient, en matière de séjour, d’emploi, de logement…

Il faut savoir qu’à cette époque, les étrangers n’avaient pas le droit de se constituer en association, le MTA fonctionnait donc plutôt comme un réseau autonome (indépendant des mouvements français maoïstes et d’extrême gauche de 1968), doté d’une direction et disséminé dans les grands centres urbains où la population ouvrière était importante, comme à Paris, Marseille, Lyon, Grenoble et Toulouse.

MEE : À l’origine du MTA figurent les Comités Palestine, créés à Paris notamment pour défendre le droit des Palestiniens à un État après la guerre de 1967 entre Israël et les pays arabes. Le soutien va s’élargir avec le temps à tous les peuples encore colonisés. À quoi répond cette solidarité ?

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HBB : Le parcours personnel de certains militants du MTA a favorisé la multiplication des prises de position en faveur de l’indépendance des populations restées sous domination coloniale.

L’un des profils les plus emblématiques est celui de Mohamed Fedaï, dit Mohamed Saint-Denis, un ancien moudjahid [combattant] pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie pour lequel la poursuite de la lutte pour la libération des territoires colonisés était une évidence. Il avait d’ailleurs rejoint les Comités Palestine dès son arrivée à Paris en 1968.

MEE : Mohamed Fedaï était aussi le représentant du Comité de coordination des foyers Sonacotra, des lieux d’hébergement exécrables ressemblant à des casernes, construits dans toute la France à partir de 1956 pour loger les ouvriers algériens mais aussi pour les surveiller pendant la guerre d’indépendance de leur pays. Mohamed Fedaï et d’autres figures du MTA se sont mobilisés pour rendre plus visibles les conditions de vie et de travail du prolétariat immigré. Mais qui exactement a allumé la mèche de la révolte ?

HBB : En 1971, des ouvriers maghrébins d’une usine de la mine Penarroya de Gerland à Lyon se mettent en grève après la mort d’un de leurs collègues, un Tunisien écrasé par un couvercle de four de 1 500 kg. Ils distribuent un tract où ils dénoncent l’exploitation dont ils font l’objet. Cette grève inaugure en quelque sorte les luttes ouvrières de l’immigration.

Par la suite, d’autres événements vont renforcer la mobilisation. En 1972, l’application de la circulaire Marcellin-Fontanet [respectivement ministres de l’Intérieur et de l’Emploi] pour la diminution de l’entrée [en France] des travailleurs immigrés donne lieu à de nouvelles actions.

Alors que les ouvriers algériens sont protégés par les accords franco-algériens de 1968 sur la circulation des personnes, les Tunisiens et les Marocains décident de faire grève pour obtenir le droit au séjour. Les grèves se multiplient également dans les foyers pour dénoncer une gestion militarisée.

MEE : En plus des grèves, le MTA a utilisé des supports médiatiques pour mobiliser les travailleurs et donner un écho à leurs luttes. D’abord Assifa (tempête) en 1975, un journal sonore édité sur cassettes-audio, puis Radio Soleil en 1981. À quel point ces canaux ont-ils été utiles ?

HBB : Assifa est un exemple de radio libre. Elle est née d’une rencontre entre des militants du MTA et des grévistes de l’usine des horloges Lip de Besançon en 1973, qui leur conseillent de réfléchir à un moyen de diffuser leurs idées.

Un journal sonore est créé avec l’intention de mobiliser les travailleurs de manière accessible. Il est enregistré à la fois en arabe et en français sur des cassettes qui sont distribuées dans les usines, les cafés et dans les foyers Sonacotra. Des militants comme le Marocain Mokhtar Bachiri montent aussi des pièces de théâtre qui mettent en scène les déboires des ouvriers.

En 1981, Radio Soleil prend le relais. Ses émissions sont diffusées à une plus grande échelle et elle devient très populaire. Comme Assifa, Radio Soleil milite pour le droit au séjour et au logement des travailleurs immigrés.

« Il faut savoir qu’à cette époque, les étrangers n’avaient pas le droit de se constituer en association » – Hajer Ben Boubaker (AFP)
« Il faut savoir qu’à cette époque, les étrangers n’avaient pas le droit de se constituer en association » – Hajer Ben Boubaker (AFP)

À cette époque, il n’est plus question de défendre uniquement les Maghrébins, mais tous les travailleurs immigrés qui se retrouvent dans les mêmes situations de précarité. La bataille communautaire s’estompe en faveur de luttes plus globales et plus convergentes.

Progressivement, le MTA va soutenir et partager les revendications d’autres nationalités comme les Mauriciens, Pakistanais, Turcs… Tous ces travailleurs sont confrontés au problème du séjour, encore récurent aujourd’hui et qui a donné lieu au Mouvement des sans-papiers.

MEE : Au-delà de la rencontre de Lip, quels rapports entretenait le MTA avec le mouvement syndical français ?

HBB : Une partie du mouvement syndical, notamment la CGT [Confédération générale du travail], ne se sentait pas concernée par le sort des travailleurs immigrés, considérant que leur présence en France était temporaire et qu’ils n’avaient donc aucun poids politique.

À cette époque, il n’est plus question de défendre uniquement les Maghrébins, mais tous les travailleurs immigrés qui se retrouvent dans les mêmes situations de précarité. La bataille communautaire s’estompe en faveur de luttes plus globales et plus convergentes

Les syndicats estimaient par ailleurs que les revendications spécifiques de la main-d’œuvre étrangère du Maghreb et d’Afrique (droit de séjour, lutte contre les discriminations) pouvaient diviser la classe ouvrière. À l’époque du MTA, les immigrés étaient majoritaires dans les postes d’OS [ouvriers spécialisés] les plus bas et n’avaient aucune chance de monter en grade.

Le manque de solidarité des ouvriers français à l’égard de leurs collègues immigrés s’est vérifié notamment lors des grèves de l’usine Peugeot-Talbot à Poissy en 1982 et 1983. Pour cause de restructuration, le constructeur automobile avait décidé de sacrifier les ouvriers étrangers, majoritairement marocains et d’Afrique de l’Ouest, et lorsque ces derniers ont protesté en organisant des piquets de grève, leurs propres collègues français les ont pris à parti avec des slogans comme « Les Marocains au four, les noirs à la Seine ».

MEE : Le combat du MTA a porté ses fruits d’abord en 1973, avec la régularisation de 45 000 travailleurs étrangers en situation irrégulière, puis avec la création par le président François Mitterrand en 1984 d’une carte de résident de dix ans, renouvelable de droit pour les travailleurs immigrés. Quelles sont les autres victoires du mouvement ?

HBB : Le MTA a principalement réussi à sensibiliser les médias sur la situation des travailleurs immigrés. Il a lancé en septembre 1973 la « grève générale des travailleurs arabes » dans les usines et sur les chantiers. Cette action a eu un grand retentissement. Il était également à l’origine de grèves dans les foyers Sonacotra en 1976.

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Par ailleurs, le MTA a ouvert une plus grande fenêtre médiatique sur les crimes racistes. C’est notamment le cas de la première affaire portée en justice, celle de Mohammed Diab, un père de famille algérien assassiné en 1972 par une rafale de pistolet tirée par un sous-brigadier, au commissariat de Versailles. Des journaux, notamment Le Monde et Libération, ont publié une série d’articles sur cette affaire, ce qui a permis aux questions de crimes racistes d’avoir un plus grand écho dans l’opinion publique.

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