La banalité de la censure : une décennie de guerre contre l’art dans l’Égypte de Sissi
La relation entre art et politique en Égypte est aussi vieille que la république elle-même. Au fil des décennies, les artistes égyptiens ont été attirés, de gré ou de force, dans les cercles du pouvoir. Leur image a été modelée, manipulée et, en cas de dissidence, déformée par les régimes successifs à la tête de la nation.
Le potentiel de propagande offert par l’art n’a échappé à aucun des dirigeants despotiques du pays, qui ont exploité sans relâche le cinéma, la musique et le petit écran pour influencer le public. L’autocrate actuel Abdel Fattah al-Sissi n’a pas dévié des règles du jeu élaborées par Gamal Abdel Nasser puis ajustées par ses successeurs.
Pourtant, depuis dix ans qu’il est au pouvoir, la mainmise et la censure instaurées par son gouvernement sont inégalées dans l’histoire de l’Égypte.
Comme Nasser, Sissi impose jusqu’à présent un règne caractérisé par la peur et la corruption. Toutefois, contrairement à ce que l’on voyait sous Nasser, l’art de l’ère Sissi est d’une vacuité unique : défaillant sur le plan artistique, inadapté sur le plan social et d’un conformisme révoltant.
Chapeautés par le régime, des artistes et présentateurs serviables amassent des fortunes considérables, alors qu’une règle que personne n’est autorisé à enfreindre est en vigueur depuis 2013 : ne pas parler de politique.
Le règne de Sissi suit une brève période de liberté sans précédent après la révolution de 2011 et un règne des Frères musulmans auquel les intellectuels libéraux du pays se sont opposés avec véhémence.
Les derniers jours de l’ère Moubarak – sans doute la période la plus productive et la plus créative de l’histoire contemporaine de l’art égyptien – ont ouvert la voie à une explosion artistique après 2011.
Le théâtre, les arts visuels, la musique indépendante, le grand écran et même le petit écran regorgeaient de jeunes talents rebelles qui avaient trouvé leur vocation dans la remise en question du statu quo.
Des cibles faciles
Hosni Moubarak a eu l’intelligence d’accorder de l’espace aux artistes et de donner une impression de liberté au monde occidental – un espace qui s’est développé de manière exponentielle au fil du temps.
Pour l’ancien président, l’aura de liberté nécessaire pour attirer les investisseurs étrangers était plus importante que la menace potentielle que représentaient les artistes dont il jugeait l’impact social limité.
Cette erreur de calcul a été identifiée très tôt par Sissi, ce qui l’a poussé à combler la brèche après son accession à la présidence un an après le coup d’État.
La répression des courants artistiques libéraux a commencé dès l’arrivée au pouvoir de Sissi en 2014 avec le satiriste Bassem Youssef, qui, sous la pression croissante du nouveau régime, a été contraint de mettre fin à Al-Bernameg, l’émission de télévision arabe la plus populaire de l’époque.
Pour les intellectuels libéraux opposés à Sissi, l’arrêt d’Al-Bernameg a symbolisé le début de la fin de la liberté d’expression. Le présentateur a quitté l’Égypte en novembre 2014 et n’est pas revenu depuis.
Le précédent ainsi établi, le régime s’en est pris à d’autres proies. En 2014, le célèbre acteur Khaled Abol Naga a été pris pour cible pour avoir critiqué Sissi et l’armée lors d’une interview à l’occasion du festival international du film du Caire. Une croisade médiatique écœurante a ensuite visé sa sexualité. L’acteur s’est exilé aux États-Unis et n’a plus jamais tourné de film en Égypte.
Amr Waked, star de Ramy et Lucy, a connu le même sort. Comme Khaled Abol Naga, il était un fervent détracteur du régime de Sissi, une position qui faisait de lui un traître aux yeux des partisans du régime. L’acteur a tourné son dernier film en Égypte en 2016 avant de partir définitivement. En 2019, il a été condamné à huit ans de prison par contumace pour « insulte à l’État ».
Bassem Youssef, Khaled Abol Naga et Amr Waked font partie des quelques célébrités courageuses qui ont osé s’exprimer et qui ont par conséquent été bannies. Chacun d’entre eux connaît divers degrés de succès aux États-Unis, où ils travaillent principalement depuis leur exil. Tous éprouvent également des difficultés à s’adapter à leur pays d’adoption et aucun n’est vraiment parvenu à retrouver le niveau de succès qui était le leur dans leur pays d’origine.
Une répression élargie
Ces trois hommes constituent une mise en garde et une illustration de l’intolérance du régime à l’égard des voix qui remettent en cause son autorité. Parmi les autres victimes de la chasse aux sorcières figure le jeune acteur Ahmed Malek (Les Nageuses, The Furnace), inculpé à la suite d’un canular qui a fait le tour des réseaux sociaux en 2016, dans lequel il distribuait des préservatifs gonflés à des policiers pour célébrer l’anniversaire de la révolution du 25 janvier.
La chanteuse Sherine a quant à elle été emprisonnée en 2018 pour une plaisanterie au sujet de l’absence de liberté d’expression dans son Égypte natale lors d’un concert aux Émirats arabes unis.
Dans les deux cas, les artistes ont été contraints de présenter des excuses et de réaffirmer leur loyauté avant d’être autorisés à reprendre le travail.
Peu après le coup d’État de 2013, il est devenu évident qu’aucun aspect de l’industrie artistique n’échapperait à l’État.
La première interdiction totale dans le domaine du cinéma et de la télévision sous le règne de Sissi est intervenue dès 2014 avec Ahl Eskenderya (« Le peuple d’Alexandrie »), une série réalisée par Khairy Beshara qui abordait la corruption au sein de l’État avant la révolution de 2011.
Écrite par Belal Fadl, journaliste et détracteur de la première heure de Sissi, Ahl Eskenderya n’a jamais vu le jour et le scénariste a quitté l’Égypte quelques années plus tard pour New York.
Néanmoins, un certain nombre d’œuvres audacieuses sont passées entre les mailles du filet au début de la période post-coup d’État, notamment la série télévisée Moga Harra (« Vague de chaleur », 2013) de Mohammed Yassin, avec son portrait peu flatteur de la police et sa représentation conflictuelle de l’infidélité conjugale, des relations queer et des dysfonctionnements familiaux. On retrouve également le long métrage expérimental Rags and Tatters (2013) d’Ahmad Abdalla, avec son allusion à la violence qui allait s’emparer du pays, mais aussi Clash (2016) de Mohamed Diab, nommé à Cannes, qui présente un regard humaniste sur les Frères musulmans.
Clash de Mohamed Diab a été tourné en 2015, avant que le régime de Sissi ne s’attaque de plein fouet à l’industrie culturelle. L’année suivante, toutes les portes étaient fermées à toute œuvre un tant soit peu critique.
La première victime a été Le Caire confidentiel, film noir du réalisateur égypto-suédois Tarik Saleh, primé à Sundance, qui explore la corruption de la police à la fin de l’ère Moubarak.
Tarik Saleh a reçu une autorisation officielle pour tourner le film au Caire, mais au moment où la production a commencé, les règles ont été changées. Le cinéaste a été intimidé par les services de sécurité de l’État qui l’ont forcé à interrompre le tournage et à le déplacer au Maroc.
Après le succès retentissant du film au box-office mondial, une projection non officielle organisée dans un centre culturel du Caire a donné lieu à une descente de police. Tarik Saleh, qui a encore de la famille en Égypte, n’est pas retourné dans son pays depuis ces événements.
Des films beaucoup moins politiques ont également dû faire face à la censure. Celui de Tamer El Said, Les Derniers Jours d’une ville (2016), présenté à la Berlinale, n’a jamais été projeté en Égypte en raison d’une scène dépeignant une manifestation contre l’armée.
Le documentaire Happily Ever After (2016) d’Ayan el-Amir et Nada Riyadh a également été retiré d’un festival indépendant pour son évocation de la révolution de 2011, tandis que le premier film d’Omar El Zohairy, Plumes (2021), primé à Cannes, n’a jamais été projeté dans les salles de cinéma égyptiennes en raison de l’attention qu’il porte à la population pauvre du pays.
De nouveaux tabous
La censure a été étendue à tous les aspects de la vie culturelle en Égypte. Des festivals, concerts et événements culturels sont régulièrement déprogrammés. La législation en matière de financement étranger criminalise les institutions culturelles qui acceptent des subventions étrangères, mettant ainsi un coup d’arrêt à une scène indépendante autrefois florissante, tandis que de nombreux espaces privés ont été fermés.
Par rapport aux années 2000, la scène culturelle égyptienne est aujourd’hui un terrain vague, une dystopie corporatiste fortement surveillée, envahie d’œuvres stériles et dépolitisées, dépourvues de valeur ou de finalité.
Le centre-ville du Caire n’est plus le cœur battant de la culture égyptienne. Les théâtres, espaces artistiques et salles de concert animés et égalitaires des époques précédentes ont été remplacés par des auditoriums sans caractère dans les banlieues où une musique et un art aseptisés et approuvés par le gouvernement sont servis à une jeunesse politiquement désintéressée et biberonnée au néolibéralisme envahissant de Sissi.
Le petit écran, secteur le plus lucratif du divertissement arabe, est le dernier champ de bataille entre le gouvernement et des producteurs opiniâtres.
Conscients de l’influence immense de Netflix et du paysage télévisuel américain, les producteurs égyptiens comprennent qu’ils doivent donner plus d’audace à leurs émissions s’ils veulent survivre.
Cette perspective ne plaît guère au régime de Sissi, qui considère la télévision, plus que tout autre média, comme un vecteur indispensable de son discours.
Il a été fait grand cas de la consolidation de la télévision égyptienne par les services de renseignement militaire en 2017, notamment dans deux longs rapports de Reuters et du New York Times en 2019.
En 2018, le gouvernement égyptien a dépassé le secteur privé en tant que principal producteur national de films et de contenus télévisuels, prenant le contrôle des chaînes et par extension du flux publicitaire.
Ce monopole ne s’est pas limité au contenu. United Media Services – conglomérat détenu par le gouvernement – et ses filiales ont effectivement dicté les salaires, abolissant ainsi tout espace de liberté sur le marché.
De nouveaux tabous ont été imposés, interdisant toute représentation négative de la police, de l’armée ou encore des réalités économiques du pays.
Les personnages queer sympathiques sont interdits, les réflexions nuancées sur le sexe ne sont pas autorisées et toute remise en question du dogme de l’« unité nationale » ou de la discrimination à l’encontre des chrétiens coptes est proscrite.
La propagande de l’armée et de la police est devenue un élément incontournable de la saison annuelle du Ramadan, même lorsque personne ne regarde.
L’apogée de la propagande télévisée du régime est survenue en 2022 dans le troisième épisode d’Al Ikhtiyar (« Le choix »), troisième partie d’une série à gros budget célébrant les exploits de la police et de l’armée dans l’Égypte post-coup d’État.
Ce programme mêlant scènes spectaculaires et séquences documentaires manipulées retrace la chute des Frères musulmans et fait de Sissi en personne le principal protagoniste de l’histoire.
L’année dernière, une série de flops, des erreurs de gestion et la concurrence croissante du géant saoudien MBC ont quelque peu relâché l’emprise du régime sur le petit écran, mais la censure reste aussi inflexible qu’auparavant pour toutes les séries destinées à être tournées en Égypte.
Au cours des deux dernières années, un certain nombre de séries se sont aventurées sur le terrain des questions sociales (principalement les droits des femmes), bien que dans le cadre des paramètres restreints définis par le régime.
Un art sans valeur
Les autres disciplines se tiennent à l’écart de la réalité de plus en plus confuse et angoissante du pays.
Le cinéma est devenu un outil de distraction, la musique grand public se focalise de manière inquiétante sur le thème de la fête et l’art est devenu sclérosé et ésotérique.
Le cinéma et la musique indépendants sont en revanche constamment plongés dans une bataille épuisante contre un système de censure dont le seul intérêt est l’auto-préservation. Pour l’artiste moyen travaillant en Égypte, le modus operandi est « nous ne voulons pas parler de politique, nous voulons juste faire de l’art ».
Par rapport aux années 2000, la scène culturelle égyptienne est aujourd’hui un terrain vague, une dystopie corporatiste fortement surveillée, envahie d’œuvres stériles et dépolitisées, dépourvues de valeur ou de finalité
Plus un artiste est populaire, plus il est poussé à défendre la ligne de conduite du régime.
Comme dans les régimes précédents, les acteurs et les musiciens sont traditionnellement appelés à prononcer des discours devant le président à la télévision. De nombreux acteurs sont invités à écrire des messages sur les réseaux sociaux pour exprimer leur soutien au système.
Certains le font de leur plein gré, bien sûr, et la scène culturelle compte son lot de sympathisants du régime qui croient au projet de Sissi. Mais la règle générale est que quiconque travaille avec United Media Services et les entreprises affiliées au régime doit se plier à leurs exigences.
D’autres ont trouvé refuge dans les productions du Golfe et du Liban. Le magnat de la télévision libanaise Sadiq al-Sabbah, par exemple, propose une alternative plus libre à United Media Services.
L’Arabie saoudite est en parallèle devenue une Mecque (sans mauvais jeu de mots) des artistes arabes, grâce à ses offres lucratives et à un box-office cinématographique qui est aujourd’hui le plus important de la région.
Paradoxalement, alors que la censure est très forte du côté des dirigeants saoudiens, les plateformes saoudiennes deviennent plus libérales et plus indulgentes qu’en Égypte. L’annulation apparente fin juillet du concert très médiatisé du rappeur américain Travis Scott, qui s’est récemment produit en Arabie saoudite sans susciter de protestations ni d’obstacles, en est un exemple.
Un tournant
Le tournant pour le régime de Nasser a été la défaite de 1967 face à Israël lors de la guerre des Six jours. Percevant la déception du public, Nasser a accordé une période de liberté sans précédent, au cours de laquelle les artistes ont été autorisés à produire des œuvres critiques qui ont également servi d’exutoires.
Le régime de Sissi pourrait être en train d’atteindre ce tournant. Après plusieurs années passées à arrêter au hasard des influenceurs et des membres de la communauté LGBTQ, le régime sait désormais que le tollé est trop vaste et trop intense pour être contenu.
La crise économique qui sévit depuis le coup d’État entame la popularité de Sissi et détruit la crédibilité de son gouvernement. Le sérieux du prétendu dialogue national et de la libération sporadique d’activistes politiques demeure profondément discutable, dans la mesure où des militants tels qu’Alaa Abd el-Fattah croupissent toujours en prison. Et si certains producteurs ont été autorisés à concurrencer United Media Services, la censure tyrannique ne montre aucun signe d’apaisement et les artistes indépendants, constamment harcelés, sont poussés à quitter le pays.
Il est difficile de ne pas établir de parallèles entre le paysage culturel actuel de l’Égypte et celui du bloc de l’Est pendant la guerre froide. À l’époque, les artistes s’efforçaient d’exploiter les failles du système pour diffuser leurs œuvres dissidentes et ne craignaient guère de s’exposer à des sanctions.
La situation en Égypte est assez similaire : chaque artiste doit faire un choix moral en acceptant de collaborer avec le régime ou en gardant le silence sur les injustices endémiques.
Alors que l’économie, dans un état catastrophique, ne montre aucun signe de redressement, les artistes qui prennent le parti du régime courent le risque de se mettre encore plus à dos un public meurtri.
Un certain nombre d’œuvres indépendantes à venir, abordant différentes facettes de la réalité égyptienne sous des formes subversives nouvelles, mettront à l’épreuve la résistance de la censure et, par extension, la volonté du régime d’autoriser une expression de colère semblable à celle de l’ère post-1967.
L’esprit de rébellion a été écrasé par 70 ans de dictature militaire. La survie l’emporte sur l’abnégation ; elle l’emporte sur ce qui est perçu comme un combat long et vain contre un ennemi invincible
Toutefois, ces tentatives restent limitées dans leur portée et leur étendue. L’art provocateur de Cheikh Imam, Youssef Chahine, Hussein Kamal et Inji Efflatoun appartient au passé.
L’esprit de rébellion a été écrasé par 70 ans de dictature militaire. La survie l’emporte sur l’abnégation ; elle l’emporte sur ce qui est perçu comme un combat long et vain contre un ennemi invincible. Certains artistes tentent de provoquer un changement en se battant pour un minuscule espace d’expression au sein du système.
La majorité demeurent cependant passifs et produisent un art stérile créé dans le seul but de faire du profit, à l’opposé des artistes iraniens dont les efforts vaillants pour lutter contre le système font de l’ombre aux Égyptiens.
Comme l’a formulé Hannah Arendt, le mal acquiert son caractère lorsqu’il devient la norme, lorsqu’il est traité comme une facette ordinaire de la vie. Nous en sommes là aujourd’hui, avec une intelligentsia oisive qui ne voit aucun mal à garder le silence face aux crimes d’un régime en déroute menant des millions de personnes à la ruine.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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