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Comment l’industrie artistique égyptienne normalise la misogynie

Que ce soit dans des films, des pièces de théâtre ou des chansons, les avances sexuelles non désirées envers les femmes sont depuis longtemps présentées comme des agissements acceptables
Selon des activistes, les représentations médiatiques encouragent le harcèlement des femmes (AFP/Khaled Desouki)
Selon des activistes, les représentations médiatiques encouragent le harcèlement des femmes (AFP/Khaled Desouki)

Dans une scène d’une des plus célèbres pièces de théâtre égyptiennes, « El Wad Sayed El Shaghaal » (Sayed le servant), le légendaire acteur comique Adel Imam dépose plusieurs baisers non désirés sur l’actrice Ragaa al-Geddawy. Dans une autre, il arrache la robe d’une femme et s’en sert pour imiter un torero.

Ces agissements provoquaient l’hilarité du public dans les salles de théâtre en 1985.

Adel Imam incarne le servant Sayed, un rôle considéré comme problématique par certains détracteurs (capture d’écran/Netflix)
Adel Imam incarne le servant Sayed, un rôle considéré comme problématique par certains détracteurs (capture d’écran/Netflix)

S’il est difficile d’imaginer que de telles scènes puissent être tolérées aujourd’hui, cela ne signifie pas que le harcèlement sexuel et la misogynie ne sont pas monnaie courante dans les médias arabes.

Adel Imam incarne souvent des « coureurs de jupons » dans les films et autres productions dans lesquelles il joue. Les connotations misogynes manifestes de ses prestations sont ainsi régulièrement critiquées.

Dans Bobbos (2009), un film dont il partage la tête d’affiche avec l’actrice Yousra, on peut voir le vétéran lorgner des femmes légèrement vêtues ou toucher les cuisses de femmes en deuil, prétendument pour les réconforter.

Une industrie dominée par les hommes

Si ces représentations sont depuis longtemps tolérées pour leur caractère comique, des études montrent que 99 % des Égyptiennes ont été victimes d’une certaine forme de harcèlement sexuel dans la rue.

Le rôle des médias de divertissement dans la normalisation de ce harcèlement est au cœur du débat entre initiés du secteur et activistes.

Selon Reem Abdellatif, journaliste américaine d’origine égyptienne et membre fondatrice de l’association African Women Rights Advocates, la comédie est l’une des voies principales par lesquelles le harcèlement sexuel est normalisé à l’écran.

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« C’est présenté au spectateur comme quelque chose de drôle et d’acceptable », explique-t-elle à Middle East Eye. « Les femmes sont souvent dépeintes comme étant faibles, dépendantes de leur conjoint ou comme des marchandises sexuelles. »

Selon Shady Noor, cinéaste et producteur de musique égyptien établi à New York, le harcèlement sexuel dans les médias de divertissement remonte à plusieurs décennies et demeure encore un problème profondément ancré.

Il explique que les idées misogynes dans le cinéma sont une conséquence des tendances générales de la société quant à la perception des femmes, mais que la surreprésentation des hommes dans les studios de production rend ces idées plus difficiles à éradiquer.

Selon le cinéaste, les producteurs prétendent souvent qu’une représentation positive des femmes serait un « mauvais marché » ou ne trouverait pas d’écho auprès du public.

Il dénonce également le principe « destructeur » de deux poids, deux mesures qui contribue selon lui à l’augmentation des représentations problématiques des femmes dans les médias.

Sur des réseaux sociaux comme Instagram, une nouvelle génération d’activistes dénonce la misogynie dans les médias et apporte un soutien aux victimes

« À chaque fois, c’est “juste une blague” ou “juste un film” – et pourtant, dès qu’il est question de la communauté LGBTQI+ ou d’une robe très courte portée par une célébrité, le pays tout entier se met soudainement dans tous ses états et on nous accuse de corrompre la jeunesse, d’inciter à la débauche et de “détruire les valeurs familiales égyptiennes” », explique-t-il.

Avec l’avènement des réseaux sociaux, l’idée selon laquelle le harcèlement sexuel ne serait qu’un élément parmi d’autres de la vie courante est remise en question.

Sur des réseaux sociaux comme Instagram, une nouvelle génération d’activistes dénonce la misogynie dans les médias et apporte un soutien aux victimes.

Zeina Amr est la fondatrice de la page Instagram CatcallsofCairo, sur laquelle des femmes partagent des témoignages de harcèlement sexuel. 

Elle affirme que le public devient insensible à la question et doit être choqué pour reconnaître qu’il détient le pouvoir de forcer un changement.

Zeina Amr a lancé sa page Instagram en 2019, frustrée par l’idée que les femmes devaient simplement accepter le harcèlement comme un prix à payer pour vivre dans la société égyptienne. Elle compte désormais 29 000 abonnés.

« J’ai grandi en regardant Tamer Hosny et Adel Imam traiter le harcèlement sexuel comme une blague », raconte à MEE la jeune femme de 21 ans, qui reconnaît avoir été elle aussi désensibilisée à ce problème jusqu’à récemment.

Le chanteur et acteur égyptien Tamer Hosny cherche à se distancier de l’idée selon laquelle les paroles de ses chansons seraient sexistes (AFP)
Le chanteur et acteur égyptien Tamer Hosny cherche à se distancier de l’idée selon laquelle les paroles de ses chansons seraient sexistes (AFP)

Tamer Hosny cherche pour sa part à se distancier de l’idée selon laquelle il encouragerait le harcèlement sexuel.

En 2013, il a intenté un procès contre le réalisateur Mohamed Diab pour avoir utilisé une de ses chansons comme fond sonore alors qu’un de ses personnages était victime de harcèlement dans Les Femmes du bus 678

Les détracteurs du chanteur l’accusent néanmoins d’utiliser des paroles misogynes. Dans son titre « Aktar Haga » (Le plus important), il décrit les choses qu’il aime le plus chez une femme, puis fait allusion à diverses parties du corps.

Tamer Hosny n’est pas le seul, puisque le chanteur Amr Diab a été critiqué pour une publicité pour le constructeur automobile Citroën, dans laquelle il utilise la caméra installée dans son rétroviseur pour photographier une femme qui semble l’attirer.

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La publicité a été critiquée par des Égyptiennes, accusée de normaliser le harcèlement sexuel et d’encourager le type de harcèlement que nombre d’entre elles subissaient.

Malgré la législation et les efforts déployés par la société civile pour lutter contre le harcèlement sexuel, des enquêtes montrent que près de 60 % des femmes affirment être quotidiennement victimes de harcèlement dans les lieux publics.

La tribune de Zeina Amr permet aux femmes de vider leur sac, mais aussi de reconnaître que ce qu’elles vivent n’est pas normal et ne devrait jamais être considéré ainsi.

Alors que les chanteurs et leurs défenseurs affirment que leurs chansons ne sont que des odes à la romance et à la séduction, les activistes comme Zeina Amr soutiennent qu’elles encouragent les avances non désirées.

« Je pense que cette idée brouille la ligne de démarcation entre le fait d’aimer les femmes et le manque de respect », souligne-t-elle.

« Les chansons mélangent souvent l’amour avec le harcèlement ou le sexisme, ce qui favorise selon moi le comportement prédateur des hommes et empêche les femmes de reconnaître leur malaise et d’en parler », ajoute-t-elle.

« On croit que c’est normal »

Gehad Hamdy, une dentiste âgée de 27 ans qui a créé une page Instagram appelée Speak Up, peine à trouver des films arabes où le harcèlement sexuel n’est pas présent. 

« Malheureusement, dans presque tous les films arabes, il y a une femme victime de harcèlement, battue ou sexualisée, à tel point qu’on croit désormais que c’est normal », explique-t-elle à MEE.

Sa page, qui compte plus de 230 000 abonnés, vient en aide aux femmes victimes de violences en leur apportant un soutien psychologique et juridique. 

« Les actrices doivent bien examiner les rôles qu’elles acceptent et comprendre l’impact que cela peut avoir sur la communauté. C’est ce qu’on appelle un mode de vie conscient »

- Reem Abdellatif, journaliste et militante

Selon Reem Abdellatif, les femmes ont elles aussi un rôle à jouer pour imposer un changement dans leur représentation à l’écran.

« Les actrices doivent bien examiner les rôles qu’elles acceptent et comprendre l’impact que cela peut avoir sur la communauté. C’est ce qu’on appelle un mode de vie conscient », souligne-t-elle.

L’industrie cinématographique en Égypte et dans la région n’échappe pas aux tendances visant à lutter contre le harcèlement sexuel, telles que le mouvement #MeToo.

Au Maroc, des femmes ont formé un mouvement autour de l’expression Masaktach (« je ne me tairai pas »), tandis qu’en Iran, des femmes partagent également des témoignages sur le harcèlement dont elles sont victimes.

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En Égypte, un viol collectif commis dans un hôtel de luxe du Caire a déclenché une avalanche de condamnations, notamment par des femmes qui ont partagé des témoignages personnels d’agressions et de harcèlement sexuel.

Selon Reem Abdellatif, il existe une jeune génération d’activistes qui cherchent à assurer un changement culturel à l’échelle de la région.

« Je travaille avec des jeunes dans toute la région MENA, et je vois à quel point ils sont prompts à interpeller les médias lorsqu’ils franchissent leurs limites », affirme-t-elle. 

« Un changement profond est en train de se produire, même s’il faudra encore du temps pour qu’il soit normalisé. Nous sommes en train de briser les barrières et les stéréotypes en place dans tout le Moyen-Orient depuis des décennies. »

Un changement qui viendra de l’intérieur

Une grande partie de ce changement viendra de l’intérieur de l’industrie et plusieurs films très médiatisés ciblent déjà la question du harcèlement.

Le long métrage Les Femmes du bus 678 (2010) de Mohammed Diab suit la vie de trois femmes issues de classes sociales différentes et leur expérience du harcèlement sexuel. 

Avec un casting de stars comprenant Nelly Karim, Sawsan Badr et Bassem Samra, le film met en lumière ce que ressentent les femmes lorsqu’elles sont victimes de harcèlement, ainsi que la réaction des hommes qui partagent leur vie. 

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Mais en dépit des efforts louables de Mohammed Diab, les activistes affirment que le plus grand changement se produira lorsque les femmes raconteront leur propre histoire.

« Il faut réformer le rôle des femmes dans l’industrie cinématographique, tant à l’écran qu’en dehors », soutient Reem Abdulkader, journaliste. 

« Si une représentation adéquate et des scénarios bien écrits ont toute leur importance, il est tout aussi important que des femmes en coulisses donnent vie à leur vision », ajoute-t-elle.

« Je veux voir plus d’auteures et de réalisatrices raconter nos histoires en toute authenticité. Je veux des personnages féminins qui ne se soucient pas de l’approbation des hommes. Je n’ai pas envie de me sentir agressée alors que je ne fais que regarder un film. »   

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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