Le 11 septembre et les tours jumelles vus par le cinéma marocain
À la suite des attentats du 11 septembre 2001, le cinéma a changé de visage, notamment à Hollywood où nombre de films se sont fait l’écho, d’une part d’un évident traumatisme, d’autre part d’une prise de conscience d’une certaine vulnérabilité du territoire américain, à rebours de l’image de surpuissance et de sécurité intérieure qui dominait jusqu’alors dans une majeure partie des productions.
Quelques films marocains, tel Lhajjates (Mohamed Achaour, 2017), mentionnent également ces attentats. Les tours jumelles du World Trade Center de New York, détruites et jamais reconstruites, sont devenues le symbole et la référence première de cet événement qui a violemment marqué l’aube du XXIe siècle.
Au Maroc, et plus précisément à Casablanca, deux tours similaires, celles du Twin Center (inauguré en 1999), s’érigent en plein centre-ville. Comment certains cinéastes locaux se sont-ils appropriés l’image de ces tours pour, chacun à sa manière, évoquer et interroger le 11 septembre ?
WWW – What a Wonderful World, jeux d’enfants contre jeux de guerre
La plus élégante réponse marocaine au 11 septembre a lieu en 2006 à travers le deuxième long métrage de Faouzi Bensaïdi, WWW – What a Wonderful World, un film policier tragi-comique interrogeant avec humour et poésie la super-modernité de Casablanca dans un Maroc en proie à moult évolutions et contradictions.
Kamel (joué par Bensaïdi lui-même) est un tueur à gages qui reçoit ses contrats par internet. Il a coutume d’appeler Souad (Fatima Attif), une prostituée occasionnelle, pour faire l’amour après ses exécutions. C’est souvent Kenza (Nezha Rahil) qui décroche. Elle est agent de la circulation, responsable du plus grand rond-point de la ville. Bientôt, il tombe amoureux de cette voix et part à sa recherche…
Vers les deux tiers du film, un plan montre un avion en papier, tenu par la main de Kamel, en train de se diriger vers les tours jumelles du Twin Center de Casablanca, vues en contre-plongée.
Malgré la grande distance séparant l’avion en avant-plan et les tours en arrière-plan, et en dépit également de la mise au point sur ces dernières, la composition du plan donne passablement l’illusion que l’appareil est de grande taille et circule réellement entre les deux bâtiments.
Délicatement, et sur fond d’une musique ludique et rythmée, l’avion contourne les tours avec précaution, évitant ainsi tout impact, avant d’être lancé dans la direction opposée pour s’envoler vers d’autres cieux. La poésie pour parer la violence, les jeux d’enfants contre les jeux de guerre. Tout est dit, en un seul plan.
Un aperçu de ce plan est visible dans la bande-annonce du film ci-dessus, à 0:56.
Les Chevaux de Dieu, vague fataliste
Dans son deuxième long métrage, Ali Zaoua, prince de la rue, réalisé une année avant les attentats du 11 septembre, Nabil Ayouch présente les tours du Twin Center en symbole du lien fort entre les jeunes Ali (Abdelhak Zhayra) et Kwita (Mounïm Kbab), vus allégoriquement, par ce prisme, comme des frères jumeaux.
Au moment où Ali révèle à son ami son désir de partir vers des horizons plus cléments, il lui assure qu’à partir de son île, il regardera les étoiles la nuit venue en pensant à lui, et que lui aussi fera de même, qu’ils seront « tous les deux comme les tours jumelles qui sont grandes et qui voient la même chose ». Puis Ali est tué au cours d’une rixe avec une bande rivale.
Plus tard, lorsqu’Ayouch survole les tours via une large vue aérienne, se fait entendre la voix chantante du petit Boubker (Hicham Moussoune), l’un des camarades d’Ali et Kwita.
Dans le plan suivant, la caméra descend vers le sol pour découvrir le garçonnet en train de chanter. Si les deux tours constituent les poumons de la capitale économique marocaine, ces enfants en situation de rue, invisibles ou qu’on ne veut pas voir, en sont résolument la voix et le cœur.
Le soir du 16 mai 2003, quatorze hommes issus du bidonville dit « Toma » de Sidi Moumen commettent cinq attentats-suicides visant des lieux de Casablanca fréquentés par des personnes majoritairement occidentales et/ou de confession juive. Le bilan s’élève à 45 victimes et une centaine de blessés.
En 2009, l’écrivain Mahi Binebine publie un roman, Les Étoiles de Sidi Moumen, qui évoque, non sans certaines libertés, le processus de radicalisation de ces jeunes hommes. Nabil Ayouch découvre ce livre et s’attelle à sa libre adaptation, qu’il intitule Les Chevaux de Dieu et qu’il dévoile en 2013.
Une scène du film évoque une filiation entre les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis et ceux de 2003 à Casablanca. Dans un café de Sidi Moumen, des quidams assistent, via un poste de télévision, à la destruction des Twin Towers de New York. Un événement qui, entre autres, inspirera les jeunes terroristes de ce quartier sensible.
Avec cette scène des Chevaux de Dieu, et en dépit du simplisme préoccupant induit par ce rapprochement quelque peu réducteur entre les deux événements, Ayouch montre les conséquences que peuvent subir les tours, et le monde en général, si les enfants d’Ali Zaoua, et les enfants du monde en général, ne sont pas correctement éduqués et encadrés.
The Sea Is Behind, post-apocalypse non dénuée d’espoir
En 2014, le trublion Hicham Lasri présente son troisième long métrage de cinéma, The Sea Is Behind, qui met en place une sorte de monde alternatif dénué de couleurs et d’émotions et par lequel le cinéaste met en lumière certains problèmes d’injustice et d’intolérance propres à un Maroc plus réel.
Deux plans du film semblent même indiquer que l’action se situe dans un Maroc post-apocalyptique. On y voit le héros Tarik (Malek Akhmiss), en proie à une infinie tristesse due à un drame familial, en train d’évoluer dans un grand terrain vague. Dans le fond du champ se distinguent les tours du Twin Center, endommagées et cernées par une épaisse fumée noire qui semble résulter d’un incendie récent.
La ville de Casablanca a visiblement disparu et seuls subsistent ces deux bâtiments voués à bientôt s’écrouler. Cette image très connotée métaphorise le mal que peuvent faire les extrémismes de toutes sortes, non uniquement à l’Autre, mais aussi à soi. Tarik ne fait rien et semble résigné à pleurer sur son sort ainsi que sur celui de son pays et de toute une civilisation, rongés par la violence.
Le film se conclut cependant sur une note positive. Lasri ne cultive pas uniquement le désespoir mais aussi l’humour, et ses personnages ont toujours une chance de s’en sortir.
Au début de son film suivant, Starve Your Dog (2015), qui se passe également à Casablanca, l’un des personnages tente d’exorciser ses traumatismes en se faisant masser le visage avec des pattes de poule.
Lasri monte cette séquence en alternance avec des images d’archive montrant divers événements dramatiques survenus dans le monde, parmi lesquels l’attentat contre le World Trade Center. Le soin ne fonctionne pas dans l’immédiat, mais la suite du film montrera que tout reste toujours possible.
Ces quelques cas de figure illustrent la manière dont un certain cinéma marocain, à travers le motif du Twin Center, se réapproprie les événements du 11 septembre pour offrir des réponses tantôt positives, tantôt alarmistes, toujours originales et poétiques, à une actualité politique et idéologique qui n’en finit pas de s’embraser.
Ces réactions par le cinéma témoignent du fait que seuls l’art et la culture sont à même de pouvoir panser les blessures, éveiller les esprits et envisager l’avenir avec raison et conviction.
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