Les « ratonnades » oubliées de l’année 1973 à Marseille
Il est rare qu’un roman soit à ce point rattrapé par son intrigue. En dépit de la précaution prise par l’auteure, Dominique Manotti, de changer certains noms des personnages embarqués dans le tourbillon raciste qui a emporté des dizaines d’Algériens à l’été 1973 à Marseille, beaucoup ont reconnu leur famille ou des proches dans le « polar ». Même des décennies plus tard.
Une projection publique a permis de matérialiser cette rencontre. Elle s’est faite au cinéma Le Gyptis, dans le quartier de la Belle de Mai à Marseille. L’association Union Urbaine est venue y présenter son film centré notamment sur Marseille 73, le livre de Dominique Manotti, et ses suites inattendues depuis sa première publication en 2020.
Familles de victimes, militants et témoins ont assisté à la projection et livré des récits de première main pour reconstituer la trame d’événements dont le grand public ignore jusqu’à l’existence. Des mémoires vives, qui ne font sens pour toutes et tous qu’articulées à la critique des formes présentes de domination. Le legs des crimes et résistances de l’année 1973 reste vivace.
Un crime, des rancœurs
Les faits survenus à l’été 1973 convoquent en réalité une histoire bien plus ancienne. Celle de la colonisation de l’Algérie durant 132 ans, de la sanglante et fratricide guerre d’indépendance, du départ des « rapatriés », les colons français qu’on appelle aussi les pieds-noirs, à partir de 1961 et de leur installation dans le sud de la France, phénomène précédé et suivi par l’arrivée massive de travailleurs algériens.
Des policiers rivalisent d’intrigues pour étouffer les affaires, salir les victimes. Les journalistes leur emboîtent le pas. Classées dans la rubrique des faits divers, les morts violentes de l’année 1973 sont qualifiées de « rixes » et de « règlements de comptes entre coreligionnaires »
Si à Paris, on a tourné en toute hâte la page de la colonisation, l’entourant durant des décennies d’un épais voile de déni, la situation est bien différente dans le sud de la France. Des dizaines de milliers de « rapatriés » et d’Algériens cohabitent dans une géographie déplacée du conflit colonial, avec ses espaces ségrégués, ses rancœurs, ses rivalités, sa violence, son racisme.
Une situation tendue, devenue explosive après le meurtre sanglant le 25 août 1973 à Marseille d’un traminot, Émile Gerlache. L’exploitation de l’émotion suscitée par ce crime va décupler le racisme meurtrier. Alors que son meurtrier, Salah Boughrine, souffre de troubles mentaux, son geste va être interprété comme celui d’une communauté (algérienne) contre une autre (« autochtone »).
Il faut dire que la situation des Algériens parmi les populations immigrés est singulière. Les accords d’Évian conclus entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne prévoient une liberté de circulation des deux côtés. Le nombre d’Algériens double au cours de la décennie 1960. Ils retrouvent en France certains fonctionnaires qui étaient en poste en Algérie jusqu’à l’indépendance en 1962.
« Assez, assez, assez ! »
Dès le 25 août, l’attention est braquée sur ces milliers d’hommes qui vivent dans les taudis à la périphérie de Marseille, dans les cités des quartiers nord ou les foyers du centre-ville. Une immigration de travail qui, face à l’absence de véritable politique d’accueil et de logement, s’est installée là où elle a pu, comme elle l’a pu, changeant la physionomie du paysage urbain.
Le 26 août, Le Méridional publie un éditorial qui fera date : « Nous en avons assez. Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. »
L’éditorial de Gabriel Domenech ajoute, dans des termes qui résonnent avec une actualité saisissante : « Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outre-Méditerranée. » Il s’en prend pour finir aux « gauchistes », coupables selon lui d’entretenir « la haine du Blanc » parmi les immigrés arabes.
Ces mots, durs, expriment l’état d’esprit d’une poignée d’acteurs résolus à passer à l’acte. Ils sont pour la plupart liés à l’extrême droite, gravitent autour des réseaux de « rapatriés », d’anciens de l’Organisation de l’armée secrète (OAS). Ils comptent alors dans la région un grand nombre d’associations, lieux de rencontres, cafés, clubs de tir, etc. Parmi eux, figurent nombre de policiers et de militaires.
Punition collective
Un Comité de défense des Marseillais (CDM) est créé au lendemain du meurtre du chauffeur de bus. Dirigé par Théo Balalas, ancien de l’OAS qui deviendra par la suite un cadre du Parti socialiste dans les Bouches-du-Rhône, le CDM projette de passer à l’action pour se substituer aux autorités, coupables selon lui de passivité en matière de maintien de l’ordre et de sécurité.
Les rassemblements annoncés sont interdits par le préfet de police (pourtant très à droite). Ce sera la seule initiative prise par les pouvoirs publics pour empêcher les expéditions punitives contre les Algériens. Sept d’entre eux sont tués en une semaine. Aucune enquête sérieuse n’est menée. Des policiers rivalisent d’intrigues pour étouffer les affaires, salir les victimes.
Les journalistes leur emboîtent le pas. Classées dans la rubrique des faits divers, les morts violentes de l’année 1973 sont qualifiées de « rixes » et de « règlements de comptes entre coreligionnaires » par une presse locale plutôt indifférente. Les immigrés maghrébins sortent peu. Quant aux familles de victimes, elles sont seules avec leur douleur.
Parmi tous les tués, le plus jeune, 16 ans, s’appelle Lounès Ladj. Il a été abattu par balles près de son domicile dans le quartier de La Calade. À ces meurtres (la plupart par arme à feu), il faut ajouter les incendies ou tentatives d’incendies de foyers de travailleurs maghrébins, de cafés et restaurants, de bidonvilles, ainsi que les coups de fusil tirés depuis des voitures.
Cette violence raciste a en fait précédé le meurtre du traminot et déborde le cadre de la cité phocéenne. De Toulouse à Grasse, elle embrase tout le sud. Elle culmine avec l’attentat à la bombe contre le consulat d’Algérie à Marseille le 14 décembre 1973 (quatre morts). De fin août à décembre, la sociologue Rachida Brahim dénombre dix-sept morts et une cinquantaine de blessés.
Déni et persistances
Bravant l’hostilité de l’Amicale des Algériens de France et des syndicats établis, le Mouvement des travailleurs arabes organise plusieurs journées de grève, très suivies dans la région marseillaise (elles ont eu moins d’écho dans les autres villes). Des actions historiques qui brisent le mur de l’indifférence, rendant enfin visible le sort de l’immigration maghrébine.
La persistance du racisme s’est faite à la faveur de la transmission d’une « vérité ». Celle sur la dangerosité de l’indigène d’hier, du banlieusard, musulman ou exilé d’aujourd’hui. […] Une « vérité » qui entrave des existences, expose des corps à la violence, l’arbitraire, la mort
Entre ces premières mobilisations autonomes pour l’égalité et contre le racisme, la création du Front national en 1972, les circulaires Marcellin-Fontanet la même année, véritable tournant de la politique migratoire à l’origine des premières grandes luttes de « sans-papiers », nous demeurons à maints égards les contemporains de ces événements pourtant vieux de 50 ans.
Il est vrai que les officines d’extrême droite, alors actives mais groupusculaires, ont depuis gagné en audience. Elles mènent encore des actions et campagnes contre les personnes exilées ou celles d’ascendance immigrée, qu’elles tiennent responsables de tous les maux de la société. En parallèle, les descendants de l’immigration africaine ont hérité du stigmate raciste.
La persistance du racisme s’est faite à la faveur de la transmission d’une « vérité ». Celle sur la dangerosité de l’indigène d’hier, du banlieusard, musulman ou exilé d’aujourd’hui. « Ces gens-là, on les connaît ! » Une « vérité » qui s’exprime au quotidien sur les réseaux sociaux, dans les communiqués des magistrats, les articles de presse, les interventions des responsables de syndicats de policiers. Une « vérité » qui entrave des existences, expose des corps à la violence, l’arbitraire, la mort. Lounès, Nahel et tant d’autres depuis un demi-siècle en ont payé le prix.
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