Chios, l’île grecque qui alimente la gourmandise du monde arabe
À première vue, la plateia (place centrale) pavée et ombragée du village médiéval de Kalamoti, sur l’île grecque de Chios, semble très éloignée des rues animées d’Amman, la capitale jordanienne.
La place de la ville de cette île de la mer Égée est nichée au cœur d’un réseau alvéolaire de petites ruelles parfumées de bougainvilliers, où les maisons en pierre sont reliées les unes aux autres par des arches et des coursives.
Xenophon Moniaros y est confortablement assis à la terrasse du café Stefanis Kafeneio, savourant une petite tasse de la taille d’un dé à coudre de café grec sirupeux.
« Ici, nous faisons le café plus fort », explique cet historien en désignant la tasse à café blanche de la marque Loumidis, un classique des cafés à l’ancienne à travers la Grèce. « À Kalamoti, le café a du piquant, un peu comme au Moyen-Orient. »
La caféine se révèle un coup de pouce bienvenu pour Xenophon Moniaros, qui s’est levé tôt ce matin pour inspecter ses lentisques. Kalamoti est l’un des 24 mastichochoria (villages de mastic) du sud de Chios, le seul endroit au monde où est cultivée la résine rare au goût de cèdre du même nom.
Le savoir-faire de la culture du mastic, appelé localement mastiha, sur l’île de Chios est inscrit depuis 2014 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
Une fois collecté, le mastic des arbres de Moniaros est expédié à travers la Méditerranée vers des villes portuaires comme Aqaba, Beyrouth, Djeddah et Dubaï. L’une de ses destinations finales est Bekdash Ice Cream, au centre-ville d’Amman, le Wast al-Balad.
« Bien sûr que nous connaissons Chios », lance à Middle East Eye Hamzeh Ababneh, dont la famille possède une chaîne de glaciers comptant huit établissements à Amman. « C’est l’île secrète du mastic. Sans Chios, nous n’aurions pas de booza. »
La booza est une glace moelleuse originaire du Bilad al-Sham (le Levant), une région de la Méditerranée orientale comprenant la Syrie, la Jordanie, la Palestine et Israël. Contrairement aux autres glaces, la booza a une texture élastique unique, semblable au dondurma turc, lequel contient lui aussi du mastic.
« Les Arabes adorent le mastic. Rien ne peut arrêter le flux de mastic. Ni une guerre, ni des sanctions »
- Talal Arar, distributeur de mastic basé à Dubaï
La rue devant le glacier Bekdash, éclairé de mille feux, est plus animée que celle de Kalamoti. Des hommes aux bras musclés armés de bâtons en bois martèlent en rythme des bacs métalliques réfrigérés remplis de booza. Ils roulent les tranches élastiques blanches comme des cigares avant de les tremper dans des seaux de pistaches concassées.
Dehors, les familles se bousculent pour s’asseoir sur un bord de trottoir avec des assiettes en papier pleines de knafeh, tandis que des jeunes passent en voiture en écoutant à plein volume des tubes de la pop arabe. Les clients les plus endurants peuvent commander le désert palestinien au fromage dans un stand de nourriture appelé Habiba, puis se rendre au Bekdash voisin pour le faire couronner d’un tas de booza.
Le mastic et le sahlab, une farine dérivée de racines d’orchidée, sont deux des ingrédients clés du booza.
« C’est de là que vient la saveur », explique Hamzeh Ababneh. C’est aussi l’une des parties les plus difficiles à réaliser de la recette.
Le mastic est principalement vendu sous forme de cristaux durcis. Chez Bekdash Ice Cream, il est liquéfié en le broyant avec du sucre à 60-80 °C. Le glacier affirme que la température exacte, tout comme la quantité de mastic, est un secret de fabrication.
« On ne peut pas ajouter trop de mastic », explique-t-il à MEE. « D’abord, c’est cher. Cela coûte environ 160 à 200 dinars [environ 240 euros] le kilo en Jordanie. Et certaines personnes pensent que si vous mettez trop de mastic, la saveur devient plus sucrée, mais cela fait ressortir l’amertume. »
La glace à base de mastic a été popularisée pour la première fois à Damas, en Syrie, lorsque le Bekdash original du Souk al-Hamidiyeh a ouvert ses portes en 1895. Le glacier est resté ouvert tout au long de la guerre civile syrienne, important du mastic de Chios via le Liban, expliquent des commerçants à MEE.
« Les Arabes adorent le mastic », déclare Talal Arar, l’un des plus grands distributeurs de mastic du Moyen-Orient. « Rien ne peut arrêter le flux de mastic. Ni une guerre, ni des sanctions », ajoute l’homme originaire de Damas et désormais basé à Dubaï.
Bien entendu, l’utilisation du mastic va au-delà de la crème glacée.
D’Alep à Raqqa
La résine est un ingrédient répertorié dans le livre de cuisine arabe médiéval Kitab al-Tabikh. Ajouter du mastic à l’arak, une boisson alcoolisée à l’anis semblable à l’ouzo grec, était un véritable phénomène de mode dans les premiers temps de l’Irak de Saddam Hussein.
« Le mastic était le produit en Irak dans les années 70 et 80 », explique Talal Arar. « Chios a fait fortune grâce au penchant des Irakiens pour l’arak. »
Au Levant, le mastic est ajouté à des pâtisseries comme le baklava et aux marinades de viande. Les Libyens, pour leur part, importent du mastic de Chios pour parfumer les intestins farcis, tandis que les Saoudiens l’ajoutent au saleeg, un plat à base de riz et de viande, et le brûlent comme encens. En Turquie, le mastic est une saveur de café appréciée. Le chewing-gum au mastic est populaire dans tout le monde arabe. Le mot grec « mastic » vient du grec ancien mastichon, qui signifie mâcher.
Environ 85 % du mastic de Chios est exporté à l’étranger, avec pour principales destinations le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Même si leur île est le seul endroit au monde où l’on cultive le mastic, les Chiotes l’utilisent avec parcimonie. Kronos, une marque locale, fabrique sa propre glace au mastic, appelée Kaimaki. L’un des produits à base de mastic les plus populaires en Grèce est une liqueur sucrée, servie bien fraîche, que l’on désigne sous le nom de mastiha.
« Les puissances génoises et plus tard ottomanes qui contrôlaient Chios voulaient expédier autant de mastic que possible à l’étranger, donc cela n’a pas pris ici en tant que tradition culinaire comme dans le monde arabe », explique Xenophon Moniaros.
La cour du sultan, en particulier le harem, avait un appétit vorace pour le mastic. À tel point que les 24 mastichochoria de Chios et leurs récoltes furent placées directement sous le contrôle de la mère du sultan, la sultane validé, écrit John Contoudis dans Chios: A History (2010).
« Le reste a été vendu à Alep, Alexandrie et même à Raqqa. Les deux tiers de la production de mastic étaient destinés à l’Orient arabe », ajoute Moniaros.
La diffusion du mastic fut facilitée par l’emplacement central de Chios sur les routes commerciales reliant les ports de la mer Noire comme Odessa (Ukraine) et le Levant. La richesse de l’île et sa situation stratégique entre l’Est et l’Ouest en firent un prix convoité sur l’échiquier géopolitique de la Méditerranée.
Dans les années 1300, les Génois prirent le contrôle de Chios des mains de l’Empire byzantin, alors sur le déclin. Ils dirigeaient l’île comme un fief, exploitant la culture du mastic par l’intermédiaire de la Maona de Chios, une société par actions formée par de riches citoyens afin de financer des coentreprises ou des expéditions. Lorsque les Ottomans conquirent Chios en 1566, le changement de leadership fut initialement bien accueilli par les habitants, selon John Contoudis.
Grâce au négoce lucratif du mastic et aux prouesses commerciales des Chiotes, l’île obtint un degré d’autonomie plus élevé que les autres régions grecques de l’empire, en plus d’exonérations fiscales. Les producteurs de mastic étaient même autorisés à porter un foulard blanc autour du cou, à l’instar de l’élite turque.
Mais en 1822, lorsque Chios se joignit à la révolte grecque contre les Ottomans, la réponse du sultan Mahmoud II fut brutale : il dépêcha des milliers de soldats et de mercenaires pour écraser la rébellion. Les historiens estiment que 42 000 insulaires furent tués et quelque 50 000 femmes et enfants réduits en esclavage. Chios resta sous domination ottomane jusqu’en 1912, date à laquelle elle rejoignit la Grèce.
Une richesse liée au mastic et au transport maritime
Sur la route menant de Kalamoti au port de Chios plus au nord, des lentisques trapus parsèment les montagnes rocheuses et arides, leurs feuilles vertes se déployant comme des parapluies sur des branches noueuses.
Les arbres sont faciles à repérer grâce à la poudre blanche située sous leur tronc, un mélange de carbonate de calcium. Tout au long de l’été, les producteurs pratiquent de petites incisions sur les arbres et la poudre fournit une surface propre sur laquelle la résine de mastic peut tomber. Les producteurs la laissent se solidifier et former des morceaux appelés pitas (tourtes) avant de la récolter à la main.
Le port de Chios est visible depuis la route de montagne sinueuse.
Le chef-lieu de Chios est un assortiment d’appartements en béton et de boutiques néoclassiques de couleur jaune et crème faisant face à l’étroit bras de la mer Égée qui sépare l’île de la Turquie. Si étroit en fait que Chios est visible à l’œil nu depuis Çeşme en Turquie, et vice versa. Le minaret de la mosquée Mecidiye, construite par le sultan Abdülmecid Ier au XIXe siècle, scintille au-dessus des antennes et des réservoirs d’eau rouillés installés sur les toits qui caractérisent tant d’horizons dans les anciens territoires ottomans.
Avant d’arriver en ville, l’autoroute traverse Kampos, un élégant village de plantations d’agrumes et de vergers fruitiers. De hauts murs de pierre de couleur rouille bordent la route, protégeant des regards les demeures autrefois occupées par de riches familles génoises puis par la classe marchande de Chios.
« La richesse de Chios vient de deux sources : le transport maritime et le mastic », indique Ilias Smyrnioudis, directeur général et responsable de la recherche et du développement de l’Association des producteurs de gomme de mastic de Chios, dans son bureau au port.
« La première chose que nous faisons est de vérifier que le mastic de nos glaces provient bien de Chios »
- Hamzeh Ababneh, glacier Bekdash, Amman
La Grèce contrôle environ 21 % des flottes maritimes mondiales et Chios, ainsi que l’île voisine d’Inoússes, abrite certaines des familles maritimes les plus puissantes et les plus soudées du pays.
L’économie de cette île de 50 000 habitants est également alimentée, à moindre échelle, par le mastic et sa demande de la part de régions comme le Moyen-Orient. Ilias Smyrnioudis estime que la vente du mastic brut et de ses dérivés rapporte en moyenne entre 30 et 40 millions d’euros chaque année à Chios.
Les producteurs sont tenus de vendre leur mastic à l’association pour environ 100 euros le kilo. Le syndicat fonctionne comme une coopérative afin de garantir la stabilité du prix de la résine. Il compte 1 800 membres actifs. Un producteur moyen produisant entre 150 et 200 kilos de mastic par an peut gagner jusqu’à 20 000 euros.
« Pour 70 % de nos producteurs, le mastic est la source secondaire de revenus, mais il leur permet de réaliser davantage de bénéfices que leur emploi principal », indique Ilias Smyrnioudis à MEE.
La menace des imitations et des arômes de synthèse
Ce dernier se rend fréquemment au Moyen-Orient pour rencontrer des distributeurs de mastic et des clients. Avant que MEE ne l’interviewe, il préparait les détails d’un voyage en Arabie saoudite.
L’un des défis du commerce du mastic de Chios dans la région est l’essor des arômes de synthèse, relève-t-il.
« Parce que le mastic est très cher, les gens se sont tournés vers les arômes artificiels. Vous pouvez mélanger une petite quantité d’huile de mastic véritable avec des composés chimiques et créer cent fois la quantité originale », explique-t-il.
Les chewing-gums au mastic les plus courants au Moyen-Orient, comme Sharawi et Chiclets, utilisent désormais un arôme artificiel. « Vous sentez immédiatement la différence », commente Smyrnioudis.
Le commerce est par ailleurs si lucratif qu’il attire des imitateurs. L’Iran tente de produire sa propre résine à partir d’arbres indigènes de la même famille que le mastic.
Mais Talal Arar, le distributeur basé à Dubaï, qualifie le mastic iranien de « pseudo-produit ». Il en veut pour preuve un sac de cristaux fondus qu’il sort de sa poche. « Regardez, ce n’est pas du vrai mastic. Ce n’est pas stable. Il devient liquide et n’a pas le goût du vrai mastic. »
Un petit nombre de lentisques se trouvent également de l’autre côté de la mer Égée, à Çeşme, en Turquie, mais leur résine n’a pas la même qualité.
« À Chios, certains ont tenté de planter des lentisques au nord ou au centre de l’île. Ils ne prennent pas racine. Le sud de Chios est le seul endroit au monde qui produit une résine de mastic viable », assure Smyrnioudis.
À Amman, Hamzeh Ababneh de Bakdesh Ice Cream affirme que sa famille n’utilise aucune autre variante de mastic pour sa crème glacée.
« La première chose que nous faisons est de vérifier que le mastic de nos glaces provient bien de Chios. C’est cher, certes, mais rien ne remplace le mastic de Chios », souligne-t-il.
Le commerce actuel du mastic reflète également l’évolution de la situation au Moyen-Orient.
Alep et Damas, par exemple, autrefois grandes villes commerciales qui comptaient parmi les principaux acquéreurs de ce produit spécialisé, ont été décimées par la guerre et les crises économiques. L’Arabie saoudite est aujourd’hui le plus gros acheteur de la région. Les distributeurs comme Talal Arar parviennent à obtenir un prix au kilo plus élevé dans ce royaume riche en pétrole, même si c’est en Syrie, au Liban et en Jordanie que le mastic est encore le plus amplement utilisé.
L’association du mastic de Chios s’efforce d’étendre l’utilisation de la résine au-delà des produits alimentaires traditionnels du Levant.
Le mastic est apprécié pour ses propriétés médicinales depuis l’Antiquité grecque et la demande des industries pharmaceutique et cosmétique est croissante. La Corée du Sud, où les soins de la peau au mastic sont à la mode, est devenue un gros acheteur.
L’appétit du Moyen-Orient pour le mastic de Chios demeure toutefois important. Après la fermeture de son magasin à New York, l’enseigne de l’association du mastic, Mastihashop, envisage de s’implanter ailleurs à l’étranger, à Dubaï et à Beyrouth.
« La demande de mastic au Moyen-Orient est 40 % supérieure à l’offre, même en tenant compte de la montée en puissance des arômes synthétiques. Chios n’arrive pas à suivre », déclare Talal Arar à MEE.
La résilience du commerce du mastic entre Chios et le monde arabe, malgré l’effondrement des empires byzantin et ottoman qui reliaient autrefois les deux régions, témoigne de liens culturels et économiques plus profonds.
« Chios fait partie de l’Orient »
- Xénophon Moniaros, historien de Chios
« Les traditions et les produits culinaires ne s’inscrivent pas distinctement dans les frontières du XXe siècle créées par les mouvements nationalistes », explique à MEE Cameron Bell, chercheur spécialisé sur la Méditerranée orientale à l’Institut des relations internationales à Athènes.
« Au Levant, on ne peut pas dire qu’un produit alimentaire appartienne clairement à un seul pays », poursuit-il.
Le port de Chios vibre à la mi-août. Grâce à son industrie maritime dynamique, Chios ne dépend pas du tourisme occidental comme les autres îles grecques. Les principaux visiteurs sont des Américains d’origine grecque ayant des racines sur l’île.
Chios se trouve à seulement 7 kilomètres de la Turquie continentale, d’où elle attire également des visiteurs. En raison de la crise économique en Turquie et de l’effondrement de la livre turque, ils sont surtout issus d’une classe socio-économique supérieure. Les serveurs tentent d’allécher les visiteurs en agitant des menus recouverts de photos de poisson grillé et en les saluant tant en grec qu’en turc.
Chios est au centre d’une querelle de voisinage de longue date. Des avions de combat turcs ont survolé l’île d’Inoússes et le président Recep Tayyip Erdoğan a fréquemment demandé à la Grèce de démilitariser Chios. Cependant, l’aisance avec laquelle Turcs et Grecs cohabitent dans les cafés et tavernes du port relativise cette rhétorique impétueuse.
Le long de la corniche, on peut voir des familles assises à des tables encombrées d’assiettes de mezze et de fins verres d’ouzo. Plus profondément dans la ville, des poissonniers, primeurs et vendeurs d’icônes moustachus surveillent leurs marchandises. L’odeur de loukoumades, petits beignets frits trempés dans du sirop ou du miel, se mêle aux gaz d’échappement des cyclomoteurs.
« Chios ressemble à Lattaquié ou Jounieh, elle a la même atmosphère », décrit Talal Arar, le distributeur de mastic originaire de Damas, en référence aux villes côtières syrienne et libanaise. « Les habitants de Chios sont solides comme les gens du Levant. Ils ne sont pas faibles. »
Xenophon Moniaros, l’historien local, sourit lorsqu’on lui demande si quelque chose relie davantage son île, aux confins de l’Europe, au Levant que le mastic. « Assurément, Chios fait partie de l’Orient. »
Traduit de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].