INTERVIEW : Yehia Hamed, ancien ministre égyptien de l'Investissement
Ma rencontre avec Yehia Hamed est prévue à Istanbul, dans un restaurant bondé du quartier de Fatih. Situé sur la rive européenne du Bosphore, ce quartier connu pour sa communauté religieuse conservatrice est devenu une plaque tournante pour les migrants syriens et les islamistes égyptiens en exil. Comme Hamed, ils parlent désormais turc.
Près du restaurant, un groupe de jeunes Syriens en survêtement, assis sur des chaises en bois, boivent du thé et discutent en arabe. Une odeur de lahmacun chaud, une pâtisserie à la viande hachée, émane du restaurant.
Hamed arrive à la hâte après avoir tenté de garer sa voiture dans les rues très animées du quartier. Yehia Hamed, 36 ans, de larges épaules et le visage rond, a été l'un des premiers, et l'un des seuls, hommes politiques islamistes à avoir officié dans un gouvernement égyptien.
Avant le renversement de Mohammed Morsi par l'armée en juillet 2013, il occupait le poste de ministre de l'Investissement du pays et était également l'un des six proches conseillers de Morsi. La plupart d'entre eux avaient moins de 40 ans. Aujourd'hui, Hamed est considéré comme une figure de proue d'une branche plus jeune et réformiste des Frères musulmans.
En souriant, Hamed m'indique une table. Grand et charismatique, il parle avec la confiance et l'optimisme d'un dirigeant nouvellement élu (ou, du moins, d'un dirigeant encore au pouvoir). Certains pourraient penser que son attitude est surprenante étant donné que les Frères musulmans et leurs dirigeants, dispersés et en exil dans les capitales du monde entier suite à une violente répression lancée contre le groupe, vivent l'un des chapitres les plus sombres de leur existence.
Hamed s’est réinstallé à Istanbul. Il vit en périphérie de la ville avec son épouse et ses trois enfants. En turc, il appelle un serveur à notre table, et quelques minutes plus tard, de la soupe de lentilles, du kebab et de l'aubergine nous sont servis.
Après avoir étudié l'anglais et le français en premier cycle universitaire au Caire, Hamed a occupé les postes de cadre supérieur des ventes chez Vodafone et de consultant pour des entreprises situées en Arabie saoudite, en Jordanie et au Yémen. Il a rejoint les Frères musulmans dans les années 2000 et s'est impliqué dans sa branche politique après les soulèvements de 2011.
Les jeunes membres des Frères musulmans décrivent Hamed comme une bouffée d'air frais dans un groupe au leadership vieillissant. « Il est clair et il va droit au but. Il peut apporter le changement », a indiqué Mustapha el-Nemr, un membre des Frères musulmans de 23 ans.
Alors que des centaines de membres de la confrérie sont derrière les barreaux en Egypte, celle-ci arrive à un tournant critique et les projecteurs sont de plus en plus braqués sur des personnalités politiques telles que Yehia Hamed. Selon les analystes, le parti se retrouve face à deux défis : une bataille externe, alors que les Frères musulmans essaient de repousser les attaques du gouvernement d'Abdel Fattah al-Sissi, et une lutte interne, puisque le parti fait face au dissentiment et à la frustration qui grandissent dans ses rangs, surtout chez les jeunes.
Des voix rebelles s’élèvent au sein du groupe depuis des décennies, mais au cours des quatre dernières années, ces voix sont devenues de plus en plus retentissantes. Beaucoup de jeunes ont quitté les Frères musulmans en raison de désaccords au sujet de la gestion interne de l'organisation et de la trajectoire révolutionnaire de l'Egypte. Certains, comme Hamed, sont restés et essaient d'apporter une « approche radicalement nouvelle pour une transformation de l’intérieur ».
Hamed explique que les dirigeants du groupe ont déjà répondu à ces appels. « Les nouveaux leaders sur le terrain en Egypte sont comme vous... ils ont une vingtaine d’années », me confie-t-il.
D'autres membres affirment cependant qu'au sein des Frères musulmans, les remous entre les jeunes et les anciens, entre les membres révolutionnaires et les partisans d'un réformisme progressif, ne sont pas terminés.
MEE : Quels sont les objectifs des Frères musulmans à l'heure actuelle ? La stratégie a-t-elle changé un an et demi après le coup d'Etat ?
Yehia Hamed : Je vais vous indiquer quels sont mes objectifs en vous expliquant ce que l'Egypte devrait être selon moi. Avec ce coup d'Etat, ce n'est pas Sissi qui est en cause, mais tout un système qui a mis le peuple égyptien à ses pieds. L'Egypte n’est pas un pays qui est servi par une armée, c'est une armée qui est servie par un pays. Lorsque la constitution dit que le peuple est la source de tout pouvoir [de toute légitimité], ce n'est pas ce qui se passe en Egypte. Ce n'est pas le peuple qui donne une légitimité aux organes et aux institutions du gouvernement. 30 % des Egyptiens vivent sous le seuil de pauvreté, plus de 25 % sont analphabètes, tandis que l'engagement des jeunes et des femmes est presque inexistant. Nous voulons une Egypte où les gens peuvent demander des comptes à l'armée au sujet de son budget et de ses dépenses, de l'économie et du soutien qu'elle reçoit du Golf
MEE : Quels enseignements ont été tirés au cours des dix-huit derniers mois et lorsque le président Morsi était au pouvoir ?
YH : Par rapport à la quête de liberté, il est trop tôt pour évaluer ce qui était bien et ce qui était mal. Certains mesurent toujours ce succès par rapport au résultat final, c'est-à-dire la chute consécutive au coup d'Etat. Mais si les critères d'évaluation sont l'éveil de la société, la clarté de notre stratégie et nos capacités politiques, économiques et sociales, je vous assure que nous sommes sur la bonne voie.
Je pense ici aux masses populaires dans leur ensemble et pas seulement aux Frères musulmans. 16 millions de personnes sont descendues dans les rues, des gens tout à fait ordinaires qui se sont révoltés contre le système. Ces gens en ont eu assez des deux camps, que ce soit les Frères musulmans ou l'armée, et ils ont visualisé la scène comme une lutte pour le pouvoir. C'est l'une des erreurs que nous avons faites : nous avons insufflé dans l'esprit des gens que nous [les Frères musulmans] lutterions en leur nom. Au lieu de cela, nous aurions dû engager les masses populaires dans la révolution car elles en sont les détentrices. Nous n'aurions pas dû nous considérer comme leurs représentants ; il est question d'une action et d'un esprit collectifs. C'est un enseignement que nous avons tiré.
MEE : Comment évaluez-vous vos actions en termes de succès et d’échecs ? Pensez-vous avoir rencontré des succès au cours de l'année écoulée ?
YH : Il y a deux choses auxquelles il faut penser : comment faire tomber ce système et comment apporter un système alternatif. Nous ne conditionnons pas le succès des Frères musulmans à notre capacité à renverser le coup d'Etat tandis que le reste de la société reste endormi. A l'heure actuelle, le vrai combat consiste à éveiller les consciences.
Si nous disons que le budget de l'Egypte est d'environ 650 milliards de livres égyptiennes [environ 75 millions d'euros] et que le déficit est de 10 à 11 % chaque année, plus de 29 millions d'euros environ, soit plus de 30 % du budget actuel du pays, ont été donnés par les pays du Golfe. Malgré cela, le déficit budgétaire est passé de 11 à 15 % : nous sommes face à un Etat défaillant.
Les protestations qui se poursuivent sur le terrain et les consciences que nous éveillons chez les investisseurs locaux et étrangers, malgré tout le soutien régional pour le chef du coup d'Etat, montre que le régime de Sissi est défaillant.
MEE : Mais la plupart de ces protestations ne sont pas de grande ampleur...
YH : Les chiffres ne sont pas importants. Ce qui importe, c'est la qualité de ces chiffres et leur efficacité dans une stratégie plus large. Il y a un énorme vivier de gens en colère mais silencieux. Nous savons que ce groupe ne pourra que se soulever à la fin. Il y a une flamme, un noyau qui persiste et reste engagé.
MEE : Les Frères musulmans ont-ils tenté de parvenir à un accord avec l'armée ?
YH : Si les Frères musulmans étaient à la recherche d'une quelconque part du jeu de pouvoir, ils auraient pu le faire. Mais les choses ne sont pas du tout ainsi. Nous ne cherchons pas à reprendre le palais présidentiel. Notre quête est une quête de liberté, et ce n'est certainement pas ce que nous avons avec les commandants militaires au pouvoir.
MEE : Y a-t-il un dialogue entre les Frères musulmans, ou les islamistes en général, et les groupes d'opposition laïcs et libéraux ?
YH : Oui, et ces dialogues sont nombreux. Certains de ceux avec qui nous dialoguons ne sont pas les célébrités dont on a l'habitude d'entendre parler. Nous avons aussi entamé des discussions avec des membres du mouvement du 6 avril et des mouvements révolutionnaires socialistes. Cependant, ceux dont je me préoccupe tout particulièrement sont les gens ordinaires, les masses populaires. Si vous n'avez pas la conviction que les masses populaires vous rejoindront, alors vous n'êtes pas en train de diriger une révolution.
La révolution est une question d’éveil des consciences et d'engagement. Si nous continuons à négliger les masses populaires en cherchant à atteindre tous ces petits organismes, cela reviendra à négliger ce qui est important. Ces protestations sur le terrain rassemblent des révolutionnaires issus de différents groupes : des islamistes, des libéraux ou encore des militants de gauche.
MEE : Pensez-vous que les Frères musulmans sont sur la bonne voie en termes d’objectifs ?
YH : Nous ne sommes pas seulement sur la bonne voie : nous avons le contrôle de la situation. Nous, les révolutionnaires, sommes ceux qui déterminent où et quand une manifestation aura lieu. Nous sommes ceux qui décident de lancer une campagne.
MEE : Pourquoi les jeunes membres des Frères musulmans sont-ils frustrés par les dirigeants du groupe ?
YH : Toute personne qui critique les Frères musulmans a désormais le droit de le faire ; nous sommes sortis d'une grave crise et nous avons fait beaucoup d'erreurs. La majorité des dirigeants en Egypte sont maintenant des jeunes, et nous allons bientôt être témoins du changement. Les remous entre l'ancienne et la jeune génération des Frères musulmans sont considérables. Toutes ces bousculades sont quelque chose de positif. Cela a commencé dès le début de la révolution pour se poursuivre sous le gouvernement Morsi. Beaucoup ont quitté le mouvement, et peu importe qui avait raison et qui avait tort, c'était en soi un développement positif.
MEE : Quels sont les principaux points de désaccord ?
YH : Il y a plusieurs points de divergence. L'un d'entre eux est la signification de la révolution. Autre point de désaccord : ce groupe est présent depuis plus de 80 ans et dispose d'un lourd héritage culturel. Cette culture ne peut pas être transformée du jour au lendemain.
Dans toute grande organisation, des différences d'opinion existent. Je crois que même ceux qui pensaient qu'une approche révolutionnaire devait être progressive ou calme ont vu le coup d'Etat les libérer de leurs idées. Nous comprenons tous que le changement doit être radical. Les Frères musulmans sont une organisation très forte. Il est tout simplement naturel que le mouvement révolutionnaire soit dirigé par ceux dont l'approche est révolutionnaire et par les jeunes. La plupart des dirigeants croient en cela, de toute façon.
MEE : Quand les jeunes Frères musulmans feront-ils plus confiance à leurs dirigeants ?
YH : La question devrait être « Quand les jeunes deviendront-ils les dirigeants » ? Cela arrive déjà et cela se poursuit. Nous continuerons de pousser. Ce processus prendra du temps. Nous avons affaire à une organisation qui a le potentiel d'être une pierre angulaire de la quête de liberté à travers le monde.
La quasi-totalité des personnes avec qui je travaille aujourd'hui ont moins de 35 ans. Ils font partie du leadership. Mais les Frères musulmans sont plusieurs millions et nous ne pouvons pas les engager tous à la fois.
Ce changement découle en partie du fait que les dirigeants plus anciens sont en prison. Les membres plus jeunes ont dû prendre des responsabilités. Un autre facteur à prendre en compte est que l'esprit de changement habite un grand nombre de jeunes et que ces derniers sont en première ligne de la révolution.
MEE : S'agit-il d'une fracture générationnelle à proprement parler ?
YH : La fracture est dans l'approche, pas l'âge. Il y a des personnes de 60 ans qui adoptent une approche révolutionnaire. C'est le cas du président Morsi.
MEE : L'établissement d'une « identité islamique » fait-il partie des principaux objectifs des Frères musulmans ?
YH : L'identité du peuple égyptien n'est-elle pas une identité musulmane ? Cette identité exhorte tous les principes révolutionnaires et se manifeste par le soutien apporté aux pauvres par les riches, la lutte contre la corruption et l'émancipation des femmes.
MEE : Comment vous y prenez-vous pour apporter un système alternatif ?
YH : Nous sommes en train de créer un nouveau système mondial. Il se peut qu'il ne soit pas tout à fait clair pour nous à l'heure actuelle et ce n'est pas le but, car ce sera au peuple de le développer et de l'établir.
MEE : La violence sera-t-elle utilisée comme stratégie ? Pensez-vous que les jeunes pourraient prendre cette voie ?
YH : Si quelqu'un vient me tuer, je me défendrai. Cela ne signifie pas que je suis pour la violence. Les gens peuvent se défendre et défendre leur famille. Toutefois, je pense que personne ne nous poussera vers une bataille dont nous ne voulons pas. Nous sommes conscients de nos capacités et de nos principes. Nous savons qu'au final, nous vaincrons. Il n'y a aucune logique à répondre à des appels qui nous conduiront à notre trépas. Ce principe n'émane pas uniquement d'une perspective liée à la foi, mais aussi d'une perspective stratégique.
MEE : Comment allez-vous atteindre vos objectifs ? Quels outils utilisez-vous ?
YH : Je ne peux évoquer tous nos outils, puisqu'en tant que révolutionnaires, nous nous trouvons au milieu d'une bataille. Mais par exemple, nous dominons les médias sociaux. En Egypte, 30 millions de personnes sont sur Facebook. Quant à ceux qui n'utilisent pas les médias sociaux, nous discutons avec eux tous les jours dans les rues à travers nos campagnes et nos rassemblements. A l'heure actuelle, nous utilisons des centaines d'outils extrêmement efficaces. Qui aurait pensé qu'après toute cette oppression et tous ces meurtres, des gens seraient descendus dans les rues pour manifester ?
Traduction de l'anglais (original).
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