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COP28 : la crise climatique est détournée par les grandes entreprises

Une transition juste vers les énergies propres représente une formidable opportunité de transformer le système économique mondial. Au lieu de cela, nous assistons à un nouveau colonialisme vert qui pille les populations les plus pauvres du globe
Des militants protestent contre les énergies fossiles en marge de la Conférence de Dubaï sur les changements climatiques (COP28) organisée par l’ONU à Dubaï, le 5 décembre 2023 (AFP)
Des militants protestent contre les énergies fossiles en marge de la Conférence de Dubaï sur les changements climatiques (COP28) organisée par l’ONU à Dubaï, le 5 décembre 2023 (AFP)

La réalité du dérèglement climatique, déjà visible dans la région arabe, met à mal les bases écologiques et socio-économiques de la vie.

La résolution de cette crise climatique mondiale nécessite une réduction drastique des émissions de gaz à effet de serre et une transition rapide vers les énergies renouvelables. Mais il existe des risques potentiels et le danger de voir une telle transition maintenir les mêmes pratiques de dépossession et d’exploitation qui prévalent actuellement, reproduire les injustices et aggraver l’exclusion socio-économique.

Ces pourparlers sur le climat sont voués à l’échec. Ils sont détournés par les grandes entreprises et par des intérêts privés qui prônent de fausses solutions lucratives

Chaque année, dirigeants politiques, conseillers, médias et lobbyistes du monde entier se réunissent à l’occasion d’une nouvelle Conférence des Parties (COP) sur les changements climatiques organisée par les Nations unies. Pourtant, malgré la menace qui pèse sur la planète, les gouvernements continuent de laisser les émissions de carbone grimper et la crise s’intensifier.

Après trois décennies de ce que l’activiste écologiste suédoise Greta Thunberg a qualifié de « bla-bla », il est devenu évident que ces pourparlers sur le climat sont voués à l’échec.

Ils sont détournés par les grandes entreprises et par des intérêts privés qui prônent de fausses solutions lucratives, telles que les échanges de quotas d’émissions, la « neutralité carbone » ou les « solutions fondées sur la nature », au lieu d’obliger les nations industrialisées et les entreprises émettrices de combustibles fossiles à réduire les émissions de carbone et à laisser ces combustibles fossiles sous terre.  

Avec la tenue de la COP28 à Dubaï (Émirats arabes unis) du 30 novembre au 12 décembre 2023, la région arabe a accueilli cinq fois les pourparlers sur le climat depuis leur création en 1995. Les COP attirent massivement l’attention des médias mais ne débouchent généralement pas sur des avancées majeures.

Encore plus de profits

La COP27, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh (Égypte) en 2022, a abouti à un accord sur le paiement des pertes et dommages qui a été salué par certains comme une étape importante dans la responsabilisation des pays riches pour les dégâts causés par les changements climatiques dans les pays du Sud.

Toutefois, dans la mesure où l’accord ne comporte pas de mécanismes clairs de financement et de mise en œuvre, ses détracteurs craignent qu’il ne connaisse le même sort que la promesse non tenue (formulée initialement lors de la COP15 à Copenhague en 2009) de fournir 100 milliards de dollars de financement climat à l’horizon 2020.

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En ce qui concerne la COP28, la nomination par les Émirats arabes unis du Sultan Ahmed al-Jaber – PDG de l’Abu Dhabi National Oil Company – pour présider les pourparlers a semblé symboliser aux yeux de nombreux activistes et observateurs l’engagement profond en faveur de la poursuite à tout prix de l’extraction pétrolière qui a caractérisé les négociations.

Il devient évident que ce sont ces mêmes structures de pouvoir autoritaires et avides ayant contribué aux changements climatiques qui façonnent aujourd’hui la réponse à y apporter. Leur principal objectif est de protéger des intérêts privés et de générer encore plus de profits.

Alors que les institutions financières internationales telles que la Banque mondiale et le FMI, ainsi que les gouvernements du Nord et leurs institutions telles que l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID), l’Union européenne (UE) et la Société allemande pour la coopération internationale (GIZ), expriment tous aujourd’hui la nécessité d’une transition climatique, y compris dans la région arabe, leur vision est celle d’une transition capitaliste, et souvent menée par les entreprises, et non d’une transition menée par et pour les travailleurs. 

La vision de l’avenir défendue par ces puissants acteurs est celle d’économies soumises au profit privé, notamment par le biais d’une privatisation accrue de l’eau, de la terre, des ressources, de l’énergie – et même de l’atmosphère.

La dernière phase en date de ce développement comprend les partenariats public-privé (PPP) actuellement mis en œuvre dans tous les secteurs dans la région arabe, y compris celui des énergies renouvelables.

Le Maroc avance déjà sur cette voie, tout comme l’Égypte, la Jordanie et la Tunisie.

En Tunisie, par exemple, une initiative majeure vise actuellement à étendre la privatisation du secteur des énergies renouvelables du pays et à proposer des mesures incitatives considérables aux investisseurs étrangers pour qu’ils produisent de l’énergie verte dans le pays, y compris à des fins d’exportation.

Plusieurs exemples issus de la région arabe montrent comment le (néo)colonialisme énergétique et les pratiques extractivistes sont reproduits même dans les transitions vers les énergies renouvelables

La loi tunisienne – modifiée en 2019 – permet l’utilisation de terres agricoles pour des projets d’énergies renouvelables dans un pays qui souffre d’une dépendance alimentaire aiguë, qui s’est manifestée brutalement lors de la pandémie de covid-19 et qui est à nouveau perceptible alors que la guerre fait rage en Ukraine

Sur la base d’un discours empreint d’une vision environnementale colonialiste et orientaliste, le désert d’Arabie (à l’image du Sahara) est généralement décrit par ces puissants acteurs comme une vaste terre vide et dépeuplée, qui représente un eldorado d’énergies renouvelables et une occasion en or d’abreuver l’Europe d’une énergie propre et bon marché. 

Plusieurs exemples issus de la région arabe montrent comment le (néo)colonialisme énergétique et les pratiques extractivistes sont reproduits même dans les transitions vers les énergies renouvelables, sous la forme de ce qui est décrit comme un « colonialisme vert » ou un « néocolonialisme vert ».

Éco-normalisation

Cette dynamique transparaît clairement à travers les projets d’énergies renouvelables dans des territoires occupés tels que la Palestine, le plateau du Golan et le Sahara occidental, dans la mesure où cela s’effectue tout simplement au détriment des populations colonisées et va à l’encontre de leur droit à l’autodétermination.

Le Sahara occidental compte actuellement trois parcs éoliens opérationnels, appartenant à une société d’énergie éolienne détenue par la holding de la famille royale marocaine.

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En Palestine occupée, l’histoire est beaucoup plus brutale et violente. Israël dépeint la Palestine d’avant 1948 comme un désert vide et asséché, devenu une oasis florissante après la création de l’État d’Israël.

Israël dissimule ses crimes de guerre contre le peuple palestinien en se présentant comme un pays vert et avancé, en position de supériorité par rapport à un Moyen-Orient aride et terrifiant.

Cette position a été renforcée par la signature des accords d’Abraham avec les Émirats arabes unis, Bahreïn, le Maroc et le Soudan en 2020, ainsi que par des accords visant à mettre en œuvre conjointement des projets environnementaux autour des énergies renouvelables, de l’agro-industrie et de l’eau, qui constituent une forme d’« éco-normalisation »

Dans le contexte de la guerre en Ukraine et des efforts déployés par l’UE pour réduire sa dépendance vis-à-vis du gaz russe, on constate une fois de plus que la sécurité énergétique de l’UE passe avant tout le reste. On observe un monopole gazier, un renforcement de l’extractivisme, une dépendance au sentier et un arrêt de la transition verte là où ces projets d’extraction sont mis en œuvre, comme dans le cas d’un récent accord permettant à l’Algérie de développer ses livraisons de gaz à l’Italie.

En réalité, la compagnie nationale d’énergie algérienne Sonatrach et l’entreprise italienne ENI pomperont 9 milliards de mètres cubes de gaz supplémentaires durant la période 2023-2024. 

Ces projets axés sur l’exportation qui visent à préserver la sécurité énergétique de l’UE s’étendent également au secteur des énergies renouvelables dans des projets tels que Desertec, Xlinks, TuNur et les projets d’hydrogène vert planifiés en Afrique du Nord.

Sachant que la Tunisie dépend de l’Algérie pour une partie de ses besoins énergétiques (notamment en gaz), il est aberrant de voir de tels projets se tourner vers l’exportation au lieu de produire une énergie destinée à un usage local

En 2017, la société TuNur s’est portée candidate à la construction d’une centrale solaire de 4,5 GW dans le désert tunisien, censée fournir suffisamment d’électricité pour alimenter 2 millions de foyers européens via des câbles sous-marins. Ce projet encore non réalisé a été ouvertement décrit comme un projet d’exportation d’énergie solaire reliant le Sahara et l’Europe.

Sachant que la Tunisie dépend de l’Algérie pour une partie de ses besoins énergétiques (notamment en gaz), il est aberrant de voir de tels projets se tourner vers l’exportation au lieu de produire une énergie destinée à un usage local.

Accaparement des terres

Il en va de même pour un autre projet proposé en 2021 par un ancien PDG de Tesco, en partenariat avec la société saoudienne ACWA Power, qui vise à relier le sud du Maroc au Royaume-Uni par des câbles sous-marins qui achemineront de l’électricité sur 3 800 km.

Une fois de plus, ces mêmes relations d’extraction et ces mêmes pratiques d’accaparement des terres sont maintenues alors que les populations de la région ne sont même pas autosuffisantes sur le plan énergétique.

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Ces grands projets d’énergies renouvelables, tout en proclamant des intentions louables, finissent par masquer une situation brutale d’exploitation et de vol. Un schéma colonial familier semble se déployer sous nos yeux : un flux sans limite de ressources naturelles bon marché (y compris d’énergie solaire) du sud vers le nord riche, tandis que la forteresse Europe érige des murs et des clôtures pour empêcher des êtres humains d’atteindre ses rivages.

Une transition verte et juste doit transformer en profondeur le système économique mondial, qui n’est adapté ni sur le plan social, ni sur le plan écologique, ni même sur le plan biologique (comme l’a révélé la pandémie de covid-19). Elle doit mettre fin aux relations coloniales qui continuent d’asservir et de déposséder des populations.

Nous devons toujours poser ces questions : qui possède quoi ? Qui fait quoi ? Qui obtient quoi ? Qui gagne et qui perd ? Quels intérêts sont servis ?

En effet, si nous ne les posons pas, nous irons tout droit vers un colonialisme vert, avec une accélération de l’extraction et de l’exploitation, au service d’un prétendu « programme vert » commun.

À bien des égards, la crise climatique et l’indispensable transition verte nous offrent une opportunité de remodeler la politique. Pour faire face à cette transformation spectaculaire, il faudra rompre avec les projets militaristes, coloniaux et néolibéraux existants. Ainsi, la lutte pour une transition juste et la justice climatique se doit d’être résolument démocratique.

Elle doit impliquer les communautés les plus touchées et viser à répondre aux besoins de tous.

Il s’agit ainsi de construire un avenir dans lequel tout le monde disposera de suffisamment d’énergie et d’un environnement propre et sûr : un avenir où l’horizon écosocialiste sera en harmonie avec les revendications révolutionnaires des soulèvements africains et arabes.

Hamza Hamouchene est le coordinateur du programme Afrique du Nord au Transnational Institute (TNI). Ses écrits ont été publiés dans le Guardian, le Huffington PostCounterpunchJadaliyyaNew Internationalist et sur openDemocracy. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @bentoumert.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Hamza Hamouchene is the North Africa Programme Coordinator at the Transnational Institute (TNI). His writings appeared in the Guardian, Huffington Post, Counterpunch, Jadaliyya, New Internationalist and openDemocracy. He tweets @bentoumert
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