Guerre à Gaza : le silence assourdissant de la Syrie
Depuis le début de la guerre à Gaza, le 7 octobre dernier, les dirigeants syriens sont avares de déclarations de soutien aux Palestiniens. Le président Bachar al-Assad, qui se présente comme le champion des causes arabes, celle de la Palestine en tête, s’est exprimé avec parcimonie sur le conflit et les commentaires des autres figures du régime sont plutôt rares.
Autre fait troublant, l’inaction de l’armée syrienne face aux dizaines de raids meurtriers menés par l’aviation israélienne contre les aéroports de Damas et d’Alep – mis hors service à plusieurs reprises –, contre des cibles à proximité immédiate ou à l’intérieur même de la capitale et d’autres sites en province.
La passivité des forces armées syriennes est d’autant plus étonnante que les frappes israéliennes visent désormais de manière directe le corps iranien des Gardiens de la révolution islamique, leur plus proche allié, qui a joué un rôle de premier plan dans la reconquête d’une grande partie du territoire repris aux rebelles et aux groupes islamistes extrémistes.
Le faible engagement politique et militaire de la Syrie aux côtés de ses alliés a de quoi surprendre les observateurs, surtout qu’elle est l’une des principales composantes de l’« axe de la résistance » dirigé par l’Iran.
L’importance de la Syrie vient du fait qu’elle est le seul État arabe membre de cette alliance anti-Israël qui comprend essentiellement des acteurs non étatiques, comme le Hezbollah libanais, les Houthis au Yémen et les groupes chiites irakiens proches de Téhéran.
En plus de cette considération politique, la Syrie dispose d’atouts géographiques qui lui confèrent un rôle stratégique central au sein de l’axe de résistance. Elle garantit à l’Iran une façade maritime sur la Méditerranée et, surtout, elle assure une continuité terrestre entre la République islamique et le Liban, en passant par l’Irak.
Ce corridor, farouchement protégé par les Gardiens de la révolution et leurs alliés libanais, irakiens, syriens et afghans dans les villes de Boukamal et al-Mayadin, à l’extrême sud-est de la province de Deir ez-Zor, constitue une ligne d’approvisionnement vitale pour le Hezbollah, aujourd’hui en guerre contre Israël.
Une situation économique catastrophique
« La Syrie ne se considère pas partie prenante de cette guerre car elle est elle-même confrontée à de multiples défis internes et externes », explique à Middle East Eye Qassem Qassir, journaliste et analyste politique libanais.
« Aussi, son soutien s’est-il limité à des prises de position dans le cadre de la Ligue arabe. Bachar al-Assad, d’autres responsables syriens ainsi que les médias ont mis l’accent sur l’importance de la bataille du ‘’Déluge d’al-Aqsa’’ [nom de l’attaque menée par le Hamas en Israël le 7 octobre] et ont exprimé leur soutien au peuple palestinien et à la résistance à travers des activités officielles et populaires. »
« Une éventuelle riposte d’envergure aux agressions israéliennes provoquerait une guerre totale qui pourrait avoir de graves répercussions sur la Syrie »
- Qassem Qassir, analyste politique libanais
En tête des « défis internes » évoqués par Qassem Qassir figure, évidemment, la situation économique catastrophique provoquée par treize années de guerre destructrice, aggravée par les implacables sanctions occidentales.
Les plus sévères de ces sanctions sont celles prévues par la loi américaine César, qui interdit toute transaction commerciale ou financière avec des individus ou des entités syriennes liés aux autorités. Des restrictions suffisamment dures pour décourager toute relation d’affaires avec des ressortissants ou des entreprises syriennes.
Les difficultés économiques sont immenses. Les autorités syriennes, privées des principaux puits de pétrole et de gaz de l’est du pays dominé par les troupes américaines et du grenier à blé de Hassaké (nord-est) contrôlé par les milices kurdes, sont incapables de résoudre les problèmes.
Avec 90 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, une sous-alimentation chronique non déclarée qui touche certaines catégories populaires, des pénuries récurrentes de carburant, des problèmes d’approvisionnement du marché en produits de première nécessité par voie d’importation, la stabilité sociale ne tient qu’à un fil, qui pourrait vite être rompu en cas de vaste guerre avec Israël.
« Une éventuelle riposte d’envergure aux agressions israéliennes provoquerait une guerre totale qui pourrait avoir de graves répercussions sur la Syrie », souligne Qassem Qassir.
Une armée dispersée sur six fronts
Sur un plan strictement militaire, l’armée syrienne, affaiblie par treize années de guerre, reste aujourd’hui déployée sur six fronts : Lattaquié, Idleb, dans le nord-ouest du pays, et Alep, dans le nord, face aux groupes islamistes extrémistes et aux rebelles pro-turcs ; au nord des provinces d’Alep, de Raqqa et de Hassaké face à l’armée turque et ses auxiliaires ; dans les villes de Qamichli et Hassaké et la province éponyme, dans le nord-est, face aux milices kurdes ; dans le désert central face au groupe État islamique ; à Deir ez-Sor, dans l’est, face aux Kurdes et aux troupes américaines ; à Quneitra et Deraa, dans le sud, face aux Israéliens.
Cette dispersion l’empêche de concentrer des troupes en nombre suffisant pour faire face de manière efficace à une éventuelle offensive terrestre israélienne à partir du Golan, distant de 70 km au sud de Damas.
L’autre raison réside dans les mutations subies par l’armée syrienne après des années de guerre contre des groupes de guérilla.
« Si l’armée israélienne n’est pas structurée pour des combats de guérilla, comme on le constate à Gaza, l’armée syrienne, elle, après treize ans de guerre de type insurrectionnel, serait désavantagée dans un conflit classique face à une armée conventionnelle, dotée d’équipements modernes », explique à MEE un général syrien qui a requis l’anonymat.
Face aux raids israéliens, l’armée syrienne se contente donc d’actionner son système de défense anti-aérien sans prétention de riposte dans un souci d’éviter une escalade incontrôlée.
À ces considérations économiques et militaires s’ajoute un paramètre politique pour expliquer les réserves des autorités syriennes à afficher un soutien enthousiaste à la résistance à Gaza.
« Si l’armée israélienne n’est pas structurée pour des combats de guérilla, comme on le constate à Gaza, l’armée syrienne, elle, après treize ans de guerre de type insurrectionnel, serait désavantagée dans un conflit classique face à une armée conventionnelle, dotée d’équipements modernes »
- Un général syrien
Après de longues années d’isolement, la Syrie a commencé un processus de normalisation avec les pays arabes qui a démarré, en 2018, par un rétablissement des relations diplomatiques avec les Émirats arabes unis et qui a été couronné, en 2023, par la réintégration de Damas à la Ligue arabe et la participation de Bachar al-Assad au sommet de Djeddah. Quelques semaines plus tôt, en avril 2023, le ministre saoudien des Affaires étrangères, Faisal ben Farhan, annonçait à partir de la capitale syrienne le rétablissement des relations entre les deux pays.
En affichant un soutien poussé au mouvement Hamas, que les Saoudiens ne tiennent pas dans leur cœur, les autorités syriennes craignent de compromettre ce processus de normalisation.
Des médias syriens ont d’ailleurs rapporté, à la mi-janvier, que la réouverture de l’ambassade d’Arabie saoudite à Damas avait été au centre d’un entretien entre l’ambassadeur de Syrie à Riyad, Ayman Soussan, et le vice-ministre saoudien des Affaires étrangères, Walid al Khereiji.
Profonde méfiance vis-à-vis du Hamas
L’hostilité des Saoudiens à l’égard du Hamas n’a rien à envier à la méfiance des autorités syriennes vis-à-vis du mouvement islamiste palestinien, accusé d’avoir soutenu les rebelles pendant la guerre civile, voire d’avoir combattu à leurs côtés dans le camp de Yarmouk, à 8 km au sud du centre de Damas.
Après une rupture de dix ans, le pouvoir syrien et le Hamas se sont réconciliés au bout d’une longue médiation entreprise par le chef du Hezbollah Hassan Nasrallah et le numéro 2 du mouvement palestinien, Saleh al-Arouri, tué par Israël le 2 janvier dans la banlieue sud de Beyrouth.
La réconciliation a été scellée en octobre 2022 lorsque Bachar al-Assad a reçu une délégation du Hamas. Le mouvement a été autorisé à reprendre certaines de ses activités en Syrie – notamment le recrutement dans les camps de réfugiés palestiniens – mais l’ouverture officielle d’un bureau a été reportée.
« Au sein de l’axe de la résistance, chaque partie dispose de ses marges de manœuvre et de sa liberté de décision »
- Un haut responsable du Hezbollah
Malgré cette réconciliation, les autorités syriennes ne cachent pas en coulisses leur méfiance à l’égard du Hamas, sur lequel ils portent un regard ambivalent en sa qualité de mouvement de résistance mais aussi de branche palestinienne de la confrérie des Frères musulmans, leur pire ennemi.
Il est clair qu’aux yeux de la Syrie, un plein soutien au Hamas dans la guerre en cours serait contre-productif et porterait atteinte à ses intérêts immédiats.
Les alliés de Damas semblent admettre, à ce stade de la guerre, le niveau modeste d’engagement de la Syrie.
« Au sein de l’axe de la résistance, chaque partie dispose de ses marges de manœuvre et de sa liberté de décision », explique à MEE un haut responsable du Hezbollah. « Nous ne pouvons pas refuser à la Syrie ce que nous acceptons pour les autres composantes de l’alliance… mais si une guerre totale devait éclater, l’armée syrienne serait [contrainte de se battre] aux premières lignes », conclut-il.
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