Syrie : les civils tombent dans l’oubli alors que l’aide humanitaire se tarit
Les millions de civils dépendant de l’aide humanitaire en Syrie s’attendent à une diminution de l’aide internationale cette année, depuis que le Programme alimentaire mondial (PAM) a mis fin à son mandat dans le pays en 2024.
Début janvier, le gouvernement syrien a prolongé de six mois son autorisation pour l’acheminement de l’aide humanitaire transfrontalière des Nations unies par un point de passage avec la Turquie.
Le Programme Alimentaire Mondial de l'ONU met fin à l'aide alimentaire en Syrie.
— Rédaction de France Culture (@FC_actu) January 7, 2024
Près d'un quart de la population en dépend mais le PAM manque de financements. 🇸🇾https://t.co/SMTrJNL28V pic.twitter.com/JhajZpKOfd
Ce mécanisme est une tentative du gouvernement du président syrien Bachar el-Assad de renforcer sa légitimité aux yeux de la communauté internationale depuis que la Russie, son principal soutien, a bloqué la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies visant à utiliser le point de passage de Bab al-Hawa en juillet, contraignant ainsi les partenaires internationaux à œuvrer avec Damas.
Avant cela, les Nations unies empruntaient quatre points de passage frontaliers pour acheminer l’aide dans les zones échappant au contrôle du gouvernement syrien, conformément à une résolution de l’ONU de 2014 approuvée par le Conseil de sécurité.
Dès 2017, la Russie et la Chine ont toutefois progressivement remis en cause ce mandat, soutenant que toute aide devait être acheminée via Damas.
Un seul point de passage
Depuis 2020, la Russie et la Chine préconisent le recours à un seul point de passage pour l’acheminement de l’aide, celui de Bab al-Hawa. Cependant, l’aide financière allouée à la Syrie a considérablement diminué ces dernières années en raison de la crise prolongée dans le pays et de l’augmentation des besoins ailleurs, ce qui a mis à rude épreuve les capacités financières des organisations humanitaires.
L’année dernière, le PAM a annoncé la fin de son programme alimentaire en Syrie, auquel bénéficiaient 5,6 millions de personnes, y compris les déplacés dans le nord-ouest du pays.
De leur côté, l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et le département d’État américain opèrent des réductions significatives, d’au moins 30 %, de l’aide américaine à la Syrie, une décision qui devrait être suivie par les bailleurs de fonds européens.
En 2021, 1 000 camions d’aide entraient dans le nord de la Syrie, mais ce nombre a chuté à 445 l’an dernier. Et la situation humanitaire ne s’améliore pas.
Geir O Pedersen, envoyé spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la Syrie, a récemment fait état des défis auxquels la Syrie est confrontée, « notamment le manque d’accès fiable à l’eau potable, les pénuries chroniques de carburant et d’électricité, la pandémie de choléra, l’effondrement total des services sociaux de base, la violence basée sur le genre, la malnutrition et les troubles psychologiques chez les enfants ».
La principale cause de la réduction de l’aide semble découler de la réticence des bailleurs de fonds. Le montant de l’aide est presque réduit à néant, aussi bien pour les habitants du nord de la Syrie que pour les réfugiés syriens en Jordanie et au Liban.
En décembre, le PAM a déclaré que son budget diminuait en raison de la lassitude des bailleurs de fonds, de la pandémie, de la guerre en Ukraine et, désormais, de la guerre d’Israël à Gaza.
Le PAM a déclaré que son budget diminuait en raison de la lassitude des bailleurs de fonds, de la pandémie, de la guerre en Ukraine et, désormais, de la guerre d’Israël à Gaza
L’agence des Nations unies a également annoncé que 593 millions de dollars étaient nécessaires pour maintenir ses opérations correctement pendant six mois, mais qu’elle n’avait pu consacrer que 2,8 millions de dollars en octobre.
« L’aide accordée à la Syrie diminue parce que l’attention s’estompe. La violence a diminué, le conflit est globalement dans l’impasse, et la Syrie n’est plus un sujet d’actualité », explique Aron Lund, un expert de la Syrie, à Middle East Eye.
Aron Lund estime également que la situation économique mondiale, en particulier au lendemain de la pandémie, a accru la pression sur les fonds alloués par les pays occidentaux riches.
« Nous sommes désormais les victimes oubliées d’une guerre sanglante », affirme Uthman Saeb, un habitant de la province d’Idleb, au cours d’un entretien téléphonique avec MEE.
« Nous n’avons pas de véritable logement, mais nous vivons depuis des années dans des cabanes. Il n’y a pas de travail. Nous dépendons du colis alimentaire qu’elles [les agences d’aide de l’ONU] nous fournissent. Maintenant, elle disent que le colis va être de plus en plus réduit. Comment allons-nous nous nourrir ? »
D’après Aron Lund, le problème ne tient pas seulement à la réduction des financements, mais également aux besoins croissants des Syriens du fait de la détérioration des conditions économiques non seulement en Syrie, mais également dans les pays voisins tels que la Turquie, la Jordanie et le Liban.
Résurgence de l’EI
On estime que la perte progressive de financements engendrera d’importantes lacunes dans les services offerts aux réfugiés syriens déplacés à l’intérieur du pays, mais surtout qu’elle aggravera certaines vulnérabilités.
Le trafic de drogue et l’adhésion à des groupes armés, notamment aux Forces démocratiques syriennes (FDS), au groupe État islamique (EI) ou à des milices pro-iraniennes ou financées par la Russie, sont autant de menaces auxquelles les Syriens sont vulnérables.
« Les bailleurs de fonds accordent moins d’attention à la crise syrienne, depuis que le monde s’est concentré sur l’Ukraine et, désormais, sur la bande de Gaza. À chaque fois, les bailleurs de fonds disent la même chose : “Nous sommes épuisés par la Syrie” », a déclaré le directeur d’une ONG, sous couvert d’anonymat en raison du partenariat de son organisation avec les Nations unies.
Le responsable a toutefois mis en garde contre les conséquences telles que la résurgence de l’EI.
« Actuellement, la population en Syrie, en particulier dans le nord-ouest, ne se soucie pas de l’idéologie ou quoi que ce soit d’autre. L’EI verse 100 dollars par mois, ce qui dépasse tout ce qu’une famille peut gagner. Les familles ont donc tendance à envoyer leurs enfants mineurs [rejoindre] l’EI. »
« Ils distribuent même des brochures dans les cafés », indique Uthman Saeb. « Ils emmènent les jeunes dans le sud, où ils sont bien implantés », ajoute-t-il, faisant probablement référence à Raqqa, ancien bastion de l’EI.
« Il ne s’agit pas seulement de Daech, mais aussi des FDS, ou du PYD [Parti de l’union démocratique], peu importe comment vous les appelez. Du côté du régime, les milices soutenues par l’Iran et la Russie attirent les jeunes. Les gens y envoient leurs enfants. »
Des rapports récents indiquent que l’EI s’est renforcé au cours des derniers mois et qu’il cherche même à se livrer à la collecte d’impôts.
Etana, une organisation qui surveille les activités militaires en Syrie, a également signalé que « le nombre d’attaques de l’EI a continué d’augmenter au cours des derniers mois, un total de douze attaques armées ont été enregistrées au cours du mois de décembre ».
Selon Aron Lund, un environnement comme celui de la Syrie constitue un terrain propice au recrutement par les groupes armés.
« Il existe une réserve infinie de jeunes hommes frustrés et désespérés qui ne connaissent rien d’autre que la guerre. Les gens ne trouvent pas d’emploi ou n’arrivent pas à imaginer un avenir satisfaisant », explique l’expert de la Syrie, tout en ajoutant que « les services de police et de sécurité sont brutaux partout en Syrie, mais qu’ils sont également faibles et dysfonctionnels, en raison d’une corruption endémique, d’une pénurie de ressources, de vastes zones de non-droit et de disparités entre les régimes rivaux en matière de gouvernance ».
Le danger ne se limite pas à la résurgence de l’EI ou à l’intensification des conflits armés, mais il concerne également le trafic de drogue.
« La drogue constitue un autre moyen pour se faire de l’argent », explique le directeur de l’ONG.
Le gouvernement Assad engrangerait des milliards de dollars grâce au trafic de drogue à destination des pays occidentaux et du Golfe. 80 % du Captagon, une amphétamine très addictive, est produit en Syrie, et son commerce est estimé à plusieurs milliards de dollars par an.
« Nous entendons parler de cette affaire de drogue, mais Hayat Tahrir al-Cham est strict sur ce genre de choses illicites », souligne Uthman Saeb, à propos du groupe islamiste qui contrôle le centre d’Idleb et les camps de réfugiés qui l’entourent.
« Mais le manque d’aide n’est pas seulement un problème pour les zones contrôlées par les rebelles, il affecte également les zones du régime qui sont plus exposées au fléau de la drogue », précise le représentant de l’ONG.
Frappes aériennes de la Jordanie
La question de la drogue a en effet tendu les relations de la Jordanie avec le gouvernement syrien. La Jordanie a récemment lancé plusieurs frappes aériennes sur des villages syriens, affirmant qu’ils abritaient des centres de production de drogue.
L’aggravation de la situation économique et la diminution de l’aide internationale exposent plus que jamais les Syriens aux activités criminelles.
Le gouvernement syrien a récemment supprimé les subventions, augmenté les taxes et les prix du carburant, ce qui a donné lieu à de rares manifestations l’été dernier.
À cela s’ajoute une augmentation des prix des denrées alimentaires qui ont doublé en moins d’un an. 90 % de la population syrienne vit sous le seuil de pauvreté.
D’après les estimations des Nations unies, le nombre de personnes nécessitant une aide humanitaire a dépassé les 15 millions en 2023, soit une augmentation de 5 % par rapport à l’année précédente. Ce nombre devrait atteindre 16,7 millions en 2024.
« Cette voie mène à l’effondrement de la société, à la reprise du conflit, aux épidémies et à la famine », estime Aron Lund.
Traduit de l’anglais (original) par Imène Guiza.
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